Les yeux qui ont vu

Roland Barthes, La chambre claire

Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire : « je vois les yeux qui ont vu l’Empereur. »

(p.791 des Œuvres complètes V, Editions du Seuil)

Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka

On photographia tous les prévenus et on prit nos empreintes. Ces documents furent envoyés aux Archives centrales du NKVD en même temps que nos dossiers. Sans doute se trouvent-ils encore à Moscou. Je ne sais plus à quelle occasion je pus voir ma photo. C’était une image terrible, et non seulement parce qu’elle est techniquement mauvaise : je ne m’étais pas reconnu. Six semaines de prison soviétique avaient détruit toute trace de vie intellectuelle : on y voyait la trogne renfermée, émaciée, poilue et criminelle d’un tueur professionnel avec des yeux écarquillés (on m’avait obligé à retirer mes lunettes) cernés de bleu et de grosses lunettes. Un type comme ça méritait au moins cinq ans de travaux forcés.

(p. 140, Editions le Bruit du temps, traduction Nina Berberova et Mina Journot, révisée et complétée par Luba Jurgenson)

W.G. Sebald, Austerlitz

Cette vision qui s’était imposée à moi d’une existence subaquatique se nourrit également de l’album qu’Elias me montra pour la première fois au soir de notre retour, et qui renfermait diverses vues de son lieu de naissance englouti sous les flots. Il n’y avait en-dehors d’elles pas la moindre image au presbytère et ces quelques rares photographies qui plus tard m’échurent en héritage en même temps que le calendrier calviniste, je n’ai cessé de les regarder encore et encore, jusqu’à ce que les personnes qui me fixaient de leurs yeux de papier, le forgeron avec son tablier de cuir, le receveur des postes, qui n’était autre que le propre père d’Elias, le berger traversant la rue du village avec son troupeau et surtout la petite fille assise sur un siège dans le jardin avec son petit chien sur les genoux, me devinssent si familier que j’avais l’impression de vivre avec eux au fond du lac.

(p. 66, Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau).

Parmi les dizaines d’images d’anonymes « chuchoteurs » sortis du silence et de l’oubli par l’historien britannique Orlando Figès, cette photographie datée des années quarante, sur laquelle on peut voir Evdekia et Nikolaï Golovine entourant leur fils Alexeï, me frappe particulièrement parce qu’elle est de celles qui furent prises « après ». C’est-à-dire : après que Nikolaï, paysan qui avait pourtant mené la révolution au village d’Oboukhovo, eut été dénoncé lors de la grande campagne de « liquidation des koulaks en tant que classe »  qui débuta en 1929; après que son frère eut été tué sous ses yeux, d’une balle dans la tête, par des membres du Komsomol local, à la tête duquel se trouvait Kouzmine, le même orphelin qu’il avait maintes fois aidé par le passé, et qui l’avait dénoncé sans hésiter; après sa condamnation pour le camp de Solovetski, sur une île de la Mer Blanche, le premier et le modèle des autres camps de l’archipel du Goulag; après le martyre subi pendant son internement par les siens restés à Oboukhovo, isolés en tant qu’ « ennemis du peuple », humiliés, violentés, spoliés, bientôt en seule possession du lit en ferraille où étaient nés les enfants; après leur expulsion, à leur tour, et leur dispersion, un fils sur le chantier du Belomorkanal, deux autres enfuis sans laisser de trace, la mère et le reste de la famille envoyés dans une « colonie spéciale » au milieu l’Altaï ; après leurs retrouvailles, en 1934, et leur installation à Pestovo, une « ville remplie d’anciens « koulaks » ».

Ce n’est donc pas, comme Austerlitz, le sentiment de fixer un moment de vie ou un état de chose à présent englouti qui donne à la photographie son caractère spectral,

mais plutôt l’impression que l’image de ces trois Golovine revenus d’un autre monde, de nouveau réunis, a quelque chose de surnaturel, de miraculeux même, et se trouve dans le même temps glacée à jamais par ce que leurs yeux ont vu.

Au travers de ses lunettes cerclées, ceux de Julius Margolin ont vu la même chose. En déplacement pour quelques semaines loin de chez lui, il s’est trouvé au mauvais endroit (Lodz), au mauvais moment (septembre 1939), incapable comme Ulysse de rejoindre sa maison. Surpris par la double invasion de la Pologne, fuyant les troupes allemandes, il fut dans un premier temps contraint à un étrange et involontaire retour au pays natal, à Pinsk, en zone occupée par les Soviétiques. Il tenta en vain de rejoindre sa femme et sa fille sur sa terre d’élection, la Palestine, où il avait migré quelques années auparavant, avant d’être, comme Nikolaï Golovine une décennie plus tôt, déporté pour cinq ans dans divers camps autour de la Mer blanche.

De lui je n’ai trouvé ni photographie « d’après », ni le cliché du prisonnier hagard dont il parle dans son Voyage au pays des Ze-Ka.

Il semble ne rester que celle-ci

Elle a été prise en 1930. Il est alors jeune docteur en philosophie, sioniste, militant au Betar. On le voit tranquille, studieux. La « vie intellectuelle » incarnée. S’il y avait un signe annonciateur de son funeste exil, ce serait peut-être son faux air de Walter Benjamin.

2 Responses to Les yeux qui ont vu

  1. Alain Paire dit :

    A propos du livre de Julius Margolin, on peut écouter grâce aux liens du dossier de presse des éditions « Le Bruit du Temps » un entretien de Luba Jurgenson avec Claude Mouchard. amicalement, A.P

  2. Sebastien Chevalier dit :

    Merci pour le lien, mais il ne fonctionne pas sur les sites des éditions « Le bruit du temps ». Il s’agit de l’émission Répliques, sur France Culture.
    On peut encore l’écouter ici.