Contribution à l’Action parallèle

26 novembre 2009

Robert Musil, l’Homme sans qualités, p.213

 » Ce sentiment politique austro-hongrois était une entité si curieusement bâtie qu’il semble presque inutile d’essayer de l’expliquer à quelqu’un qui ne l’a pas vécu. Il n’était pas formé d’une partie hongroise et d’une partie autrichienne qui se fussent, comme on eût pu le croire, complétées, mais bien d’une partie et d’un tout, c’est-à-dire d’un sentiment hongrois et d’un sentiment austro-hongrois, ce dernier ayant pour cadre l’Autriche, de telle sorte que le sentiment autrichien se trouvait à proprement parler sans patrie. L’Autrichien n’avait d’existence qu’en Hongrie, et encore comme objet d’aversion; chez lui il se nommait citoyen-des-royaumes-et-pays-de-la-monarchie-austro-hongroise-représentés-au-Conseil-de-l’Empire, ce qui équivalait à dire « un Autrichien plus un Hongrois moins ce même Hongrois »; et il le faisait moins par enthousiasme que pour l’amour d’une idée qui lui déplaisait, puisqu’il ne pouvait souffrir les Hongrois plus que les Hongrois ne le souffraient, ce qui compliquait encore les choses. » (traduction de Philippe Jaccottet, Point Seuil)

En entendant à la radio ce matin le résumé du premier « débat sur l’identité nationale » auquel avaient été conviées, au ministère, les « forces vives du Loiret », je n’ai pu m’empêcher d’ouvrir à nouveau l’Homme sans qualités.

France des régions ou France des terroirs? La gastronomie fait-elle partie de l’identité nationale? Diversité dans l’unité ou unité dans la diversité? Le mérite, une vertu française? Et l’industrie? Et le drapeau?

Musil l’a rêvée, nous la vivons « pour de vrai ». Faut-il s’en réjouir? C’est l’Action parallèle, quatre-vingt dix ans plus tard.

On rappellera que dans le roman ce projet aux contours flous a le mérite de rassembler les plus hauts esprits de l’époque, afin de célébrer comme de juste le jubilé de l’empereur régnant sur une mosaïque insaisissable, cette Autriche-Hongrie, « Kaiserlich und Königich » (K.u.K, ou l’inverse), que Musil avait surnommée la Cacanie. C’est l’occasion d’admirer dans leurs oeuvres une galerie de personnages étonnants: le comte Leinsdorf, à qui l’on doit l’idée même d’Action parallèle, Arnheim l’intellectuel tout-terrain, « Grand-Ecrivain » à une époque où « dans le monde intellectuel, le Grand-écrivain a succédé au prince de l’esprit comme les riches aux princes dans le monde politique »; il y aussi le « sous-secrétaire Tuzzi« , sorte d’éminence grise très grise, le comique général Stumm von Bordwehr, etc.

On trouverait peut-être encore aujourd’hui, en cherchant bien, une Diotime (Madame Tuzzi), lascive maîtresse de salon prompte à sauter au cou du premier beau parleur.

Les réunions succèdent aux réunions, on se gargarise de grands mots à majuscule, on traque la « grande idée », mais la réalité se dérobe inlassablement, et le projet sombre à mesure que sa raison d’être apparait dans toute sa vanité.

Et Ulrich, « l’Homme sans qualité », le « héros », la mesure de toutes ces choses? C’est plus compliqué encore, car il y a plus, beaucoup plus dans ce roman incomparable et jouissif, écrit dans les années de guerre civile européenne et laissé inachevé, qui plane tranquillement au-dessus du vingtième siècle en compagnie de la Recherche, d’Ulysse, de la Montagne magique et d’une poignée d’autres.

Pour prolonger la réflexion, on pourra lire les travaux de Gérard Noiriel, Patrick Weil, et surtout Anne-Marie Thiesse.

De Musil les éditions Allia ont aussi publié un petit traité: De la bêtise.

(Caricature: Walter Emmanuel, « Alerte, les chiens aboient! », 1914)