L’imperfection des chefs-d’oeuvre

28 mars 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.96

Mais il n’y a naturellement aucune consolation pour la perte de l’être qui vous a été le plus proche pendant toute la vie. C’est bien aussi une méthode, a-t-il dit hier, tandis qu’à présent, donc un jour après, je le regardais de côté et, derrière lui, Irrsigler, qui avait piqué une tête dans la salle Sebastiano sans me remarquer, donc, tandis que j’observais toujours Reger qui contemplait toujours l’homme à la barbe blanche de Tintoret, c’est bien aussi une méthode, a-t-il dit, que de tout transformer en caricature. Un grand tableau important, a-t-il dit, nous ne le supportons que lorsque nous l’avons transformé en caricature, un grand homme, une soi-disant personnalité importante, nous ne tolérons pas l’un en tant que grand homme, l’autre en tant que personnalité importante, a-t-il dit, nous devons les caricaturer.

Maîtres anciens, p.37

Jusqu’ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j’ai trouvé un défaut rédhibitoire, j’ai trouvé et dévoilé l’échec de sn créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s’est révélé juste. Aucun de ces chefs-d’œuvre mondialement connus, peu importe leur auteur, n’est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Cela me rend heureux. C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre.

(Folio, traduction Gilberte Lambrichs)

Entre le lecteur et les formules impitoyables du critique musical Reger il y a les « a-t-il dit » du narrateur Atzbacher qui le regarde, assis dans la salle Bordone du Musée d’Art ancien de Vienne, regardant le tableau du Tintoret ; qui le regarde aussi regardé par le gardien du musée Irrsigler. Et même Atzbacher, à la fin perd de sa consistance, en une dernière pirouette, regardé par un autre encore. C’est une méthode de sape à l’infini, auquel n’échappe donc pas la critique des chefs d’œuvre elle-même, ou plutôt la critique de la transformation des œuvres d’art en chefs-d’œuvre, leur mise en musée, leur panthéonisation, leur canonisation, le trop grand respect qui les entoure et qui empêche de les voir, les « sublime », les « formidable », ce que le texte de Bernhard décape en commençant par le point faible, un détail, les inévitables ratés qui les rendent uniques. Il ne nous dit pas si c’est une force ou une faiblesse, il en fait simplement son livre, ce qui est déjà un début de réponse.

J’ai été étonné de retrouver en très peu de temps plusieurs occurrences de cette question. Parfois, souvent même, il semble que tout ce qui tombe sous les yeux participe d’une seule et même discussion entre des textes qui n’ont pourtant rien à voir, composés à des années et des kilomètres de distance par des gens qui n’ont aucunement en tête les idées de l’autre.

Peu après avoir achevé Maîtres anciens, en feuilletant à nouveau (à la Reger) le Journal d’Hédi Kaddour, j’ai lu ce passage :

Colette. La Femme cachée. Mégalo : je me surprends à vouloir corriger du Colette :
« Elle excelle à organise(r) elle-même son esclavage pour le sadique plaisir de pleurnicher d’humiliation, après.
Ratures faites, on a changé de lecteur. Ce serait un lecteur achevant lui-même le sens, se disant tout seul que c’est un plaisir « sadique » et même sado-maso. Un lecteur qui construirait aussi les étapes du scénario sans l’aide d’ « après ».
Colette savait. Mais elle n’a pas fait (voulu faire) passer la hache. Une question de confort ? de vitesse (l’œil filant paradoxalement plus vite sur un parcours un peu balisé) ?
Mes « corrections » donnent une autre Colette, c’est-à-dire personne, une nouvelle phrase qui court plus lentement dans la tête, en tâche d’arrière-plan. Elle n’aura jamais d’existence réelle, ça n’est qu’un fantôme, mais un fantôme exigeant, qui informe toutes les phrases qu’on écrira ensuite soi-même. Une barre, haut placée : la folie de faire mieux que Colette.
C’est aussi un moyen de continuer à lire. Moyen pionesque, honteux. Je ne m’en suis accommodé que le jour où j’ai lu chez Pessoa (Le livre de l’intranquillité) :
« Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles. »

(Les Pierres qui montent, p.256-257)

Et l’auteur dresse la liste de ces lecteurs « pionesques » (Stendhal, Flaubert, Jünger), qui font de la correction des maîtres une préparation à l’art.

Kaddour n’est pas aussi catégorique et mégalomane que ces derniers, et carrément moins que Bernhard (ou Reger). Il veut « sauver » Colette en lisant dans sa maladresse une élégance. Cependant il y a cette belle expression « fantôme exigeant » qui me fait penser à Thomas Bernhard, maugréant et riant dans sa maison loin de tout, entouré de ses fantômes à lui.

Enfin il y a quelques heures, dans le train, ces mots en forme d’encouragement au futur lecteur de la Recherche, par Antoine Compagnon:

Peut-être est-ce la première chose dont il faut se convaincre pour pouvoir se plonger dans Proust : cette œuvre n’est pas parfaite, elle est ce qu’elle est, mais elle aurait pu être autre chose. Le livre que nous tenons entre les mains est contingent, inachevé : il a été interrompu par l’imprimeur pour les premiers volumes, par la mort de l’auteur pour les derniers. Il a été, pour ainsi dire, bâclé. Si ce roman peut, doit être lu vite – il sera toujours temps d’y revenir -, c’est aussi que, à l’encontre d’une idée reçue qui effraie aussi, il a été conçu dans la hâte, entre 1909 et 1912 pour la première version à peu près au point à la veille de la Grande Guerre, entre 1915 et 1916, pour la seconde version introduisant Albertine, c’est-à-dire en très peu de temps. Au-delà, Proust relit, révise, remembre, raccorde indéfiniment. Montaigne, lui, a mis vingt ans à écrire les Essais, de 1572 à sa mort en 1592, soit moins de soixante pages par an ? Proust lui, fonçait.

(« La Recherche à hauteur d’homme », Le Magazine littéraire, avril 2010)

La correction est belle quand elle se fait paperolle. Quant à Montaigne, c’est un des rares que (Reger) Bernhard n’écorne jamais, avec Pascal, et Voltaire.

(Images:
Tintoret, Portrait d’un homme avec la barbe blanche, Kunsthistorisches Museum de Vienne
Bernhard photographié par Erika Schmied en 1988)

L’invitation au voyage: Proust en train en voiture

25 juin 2009

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Sodome et Gomorrhe II, p.394 (Folio)

« Il peut sembler que mon amour pour les féériques voyages  en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici- de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féériquement dans une ville que nous voyions d’abord d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur de la salle. Il nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vraiment sous sa feuillée séculaire; ces cercles de plus en plus rapprochés que décrit l’automobile autour d’une vile fascinée qui fuyait dans tous les ens pour lui échapper et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée, où elle reste gisante à terre; de sorte que cet emplacement, point unique que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-mêmes comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ». »


C’est l’écoute, au long de mes voyages pendulaires et ferroviaires, des premiers cours d’Antoine Compagnon au Collège de France (ici et ), associée à un commentaire suggestif sur les goûts de Sebald en matière de paysages et de transports, qui m’ont amené à ce texte de Proust.

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Antoine Compagnon, au début de sa 5ème séance, voit dans la ville proustienne une image du livre, et dans le déplacement une métaphore de la lecture: tâtonnements du départ, repérages progressifs, orientation. La littérature devient un atlas, une carte. La Recherche (comme le monde) se lit en se perdant et en retrouvant son chemin, en train et en voiture: le train ménage un mystère, préserve le lieu dans ce qu’il a d’idéal pour le narrateur, désoriente, mais c’est un plaisir, comme on est désorienté au seuil d’un texte nouveau. L’automobile permet progressivement une reconnaissance de ce qui au départ était mystérieux, isolé. Source de plaisir là aussi, de bonheur, même si c’est au prix de la disparition du mystère. D’un côté la gare, palais qui contient le nom de la ville comme un trésor, de l’autre la route, qui permet de posséder (« amoureusement ») vraiment la ville.

Caractère ambivalent et incertain de toute lecture et de tout rapport à l’espace, qui invite à des rapprochements inédits, provoque des erreurs et des associations, illogiques en apparence, fécondes en réalité.

La mémoire de la littérature selon Proust, nous dit Compagnon, doit être à l’image de cette conquête problématique de l’espace. Pas une mémoire historique, topographique, chronologique, qui postule un progrès, qui associe un auteur à un autre par le simple fait de leur proximité dans le temps, mais au contraire une mémoire lacunaire, topologique, qui rapproche les oeuvres du fait de leur proximité esthétique (le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » selon la grand-mère du narrateur).

Marc Desportes, polytechnicien d’origine, comme Compagnon, cite beaucoup Proust dans son histoire des rapports entre transports et paysages, même s’il en fait un usage un peu différent.

Automobile club

D’abord l’opposition entre les deux moyens de transport, s’appuyant sur le même passage:

Paysages en mouvement, p.237

« Autre différence: l’automobile offre un contact plus direct avec le cadre traversé. Alors que le tracé rigide de la voie ferrée nie les inflexions du paysage, la route, inscrite de façon ancestrale sur le terrain, permet la découverte des sites. »

Mais très vite les points communs, prenant toujours Proust pour guide :

Pastiches et Mélanges, p.97 de la collection L’Imaginaire chez Gallimard

« A ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l’automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée  de septembre qe même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence »

Et Desportes d’insister sur « l’anesthésie » des autres sens que la vue, provoquée par l’isolement et le glissement de l’auto, en tous points comparables à ceux du train, sources d’une modification de la perception du paysage, qui se fait moins cohérent, moins rationnel, perçu dans un temps parfois suspendu puis brutalement accéléré.

Proust écrit à l’âge industriel, où la distance ne se mesure plus seulement dans les termes de la géométrie plane, en mètres ou en kilomètres, mais en termes de temps ou de position dans un réseau. Un âge où, pour le dire autrement, l’espace topologique prend le pas sur l’espace topographique.

L’entrée « Métrique » (mode de mesure des distances) dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des société (p.608), bible de la nouvelle géographie. C’est Jacques Levy, le maître d’œuvre, qui parle:

 » Le long primat de la « carte d’état-major » et de la distance euclidienne dans l’univers mental des géographes a retardé le moment de la prise de conscience d’une nécessaire distinction entre le conventionnel et l’universel, d’une utile réhabilitation des espaces subjectifs, traités jusqu’alors d' »erronnés » pour la seule raison qu’ils s’écartaient de la métrique euclidienne. On a compris que les réseaux avaient aussi leur distances ou encore que le contact entre deux espaces ne se faisaient pas forcément par une frontière linéaire »

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Par où l’on voit, me semble-t-il, que la Recherche, en contraste apparent avec la dimension aristocratique de la plupart des personnages, en contradiction évidente avec l’image d’œuvre d’art absolue, éthérée, qui lui est attachée, et loin des clichés qui opposent poésie et progrès technique, est bien un des produits les plus achevés de la modernité industrielle.

Mais pas seulement: Georges Poulet avait dès 1963 montré le caractère non euclidien, topologique, de ce qu’il nomme l’espace proustien, tout en le rattachant à une tradition plus archaïque:

Espace proustien

« Magique, ou, si l’on veut, surnaturelle. Rien qui ressemble plus, en effet, que le voyage proustien, à la façon dont, au dire des théologiens, les anges se déplacent. Pour saint Bonaventure ou saint Thomas, l’ange, en passant d’un endroit à un autre, n’a nul besoin de traverser un milieu intermédiaire. Il est ici dans cet instant, et il est là-bas dans l’instant suivant. La distance n’est pas dévorée. Elle est plutôt supprimée. L’être angélique joint d’un coup, et sans qu’il y ait le moindre entre deux, les lieux les plus éloignés (…) Mais il suffit, après être allé à pied, de monter en voiture, ou d’échanger un véhicule lent contre un véhicule rapide, pour que les dimensions du temps et de l’espace soient changées: « un village qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin » », p.94-95

Sommes-nous des anges, nous qui allons d’aéroports en gares, d’échangeurs en plates-formes multimodales?

Toujours est-il que, contrairement à ce que semble suggérer le début du passage cité de Sodome et Gomorrhe, l’artiste n’oppose pas un moyen de transport à un autre, mais doit voir le monde sans exclusive, par tous les « côtés ». Seule la multiplicité des voyages et des points de vue, leur combinaison, permet la surprise et le bonheur (esthétique) de la reconnaissance. Et même plus:

Georges Poulet, en conclusion de sa 7ème partie, p.105:

« Que sera le roman proustien pris dans sa totalité sinon cela, un immense paysage dont la lumière tournante fait apparaître successivement les multiples aspects? si bien que le déplacement sinueux qui en change constamment l’éclairage, n’est pas une caractéristique fortuite, une négligence ou une idiosyncrasie de l’écrivain; c’est une méthode, au sens cartésien de ce terme, c’est-à-dire un ensemble de démarches raisonnées pour approximer la réalité ».