Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.96
Mais il n’y a naturellement aucune consolation pour la perte de l’être qui vous a été le plus proche pendant toute la vie. C’est bien aussi une méthode, a-t-il dit hier, tandis qu’à présent, donc un jour après, je le regardais de côté et, derrière lui, Irrsigler, qui avait piqué une tête dans la salle Sebastiano sans me remarquer, donc, tandis que j’observais toujours Reger qui contemplait toujours l’homme à la barbe blanche de Tintoret, c’est bien aussi une méthode, a-t-il dit, que de tout transformer en caricature. Un grand tableau important, a-t-il dit, nous ne le supportons que lorsque nous l’avons transformé en caricature, un grand homme, une soi-disant personnalité importante, nous ne tolérons pas l’un en tant que grand homme, l’autre en tant que personnalité importante, a-t-il dit, nous devons les caricaturer.
Maîtres anciens, p.37
Jusqu’ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j’ai trouvé un défaut rédhibitoire, j’ai trouvé et dévoilé l’échec de sn créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s’est révélé juste. Aucun de ces chefs-d’œuvre mondialement connus, peu importe leur auteur, n’est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Cela me rend heureux. C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre.
(Folio, traduction Gilberte Lambrichs)
Entre le lecteur et les formules impitoyables du critique musical Reger il y a les « a-t-il dit » du narrateur Atzbacher qui le regarde, assis dans la salle Bordone du Musée d’Art ancien de Vienne, regardant le tableau du Tintoret ; qui le regarde aussi regardé par le gardien du musée Irrsigler. Et même Atzbacher, à la fin perd de sa consistance, en une dernière pirouette, regardé par un autre encore. C’est une méthode de sape à l’infini, auquel n’échappe donc pas la critique des chefs d’œuvre elle-même, ou plutôt la critique de la transformation des œuvres d’art en chefs-d’œuvre, leur mise en musée, leur panthéonisation, leur canonisation, le trop grand respect qui les entoure et qui empêche de les voir, les « sublime », les « formidable », ce que le texte de Bernhard décape en commençant par le point faible, un détail, les inévitables ratés qui les rendent uniques. Il ne nous dit pas si c’est une force ou une faiblesse, il en fait simplement son livre, ce qui est déjà un début de réponse.
J’ai été étonné de retrouver en très peu de temps plusieurs occurrences de cette question. Parfois, souvent même, il semble que tout ce qui tombe sous les yeux participe d’une seule et même discussion entre des textes qui n’ont pourtant rien à voir, composés à des années et des kilomètres de distance par des gens qui n’ont aucunement en tête les idées de l’autre.
Peu après avoir achevé Maîtres anciens, en feuilletant à nouveau (à la Reger) le Journal d’Hédi Kaddour, j’ai lu ce passage :
Colette. La Femme cachée. Mégalo : je me surprends à vouloir corriger du Colette :
« Elle excelle à organise(r) elle-même son esclavage pour le sadique plaisir de pleurnicher d’humiliation, après.
Ratures faites, on a changé de lecteur. Ce serait un lecteur achevant lui-même le sens, se disant tout seul que c’est un plaisir « sadique » et même sado-maso. Un lecteur qui construirait aussi les étapes du scénario sans l’aide d’ « après ».
Colette savait. Mais elle n’a pas fait (voulu faire) passer la hache. Une question de confort ? de vitesse (l’œil filant paradoxalement plus vite sur un parcours un peu balisé) ?
Mes « corrections » donnent une autre Colette, c’est-à-dire personne, une nouvelle phrase qui court plus lentement dans la tête, en tâche d’arrière-plan. Elle n’aura jamais d’existence réelle, ça n’est qu’un fantôme, mais un fantôme exigeant, qui informe toutes les phrases qu’on écrira ensuite soi-même. Une barre, haut placée : la folie de faire mieux que Colette.
C’est aussi un moyen de continuer à lire. Moyen pionesque, honteux. Je ne m’en suis accommodé que le jour où j’ai lu chez Pessoa (Le livre de l’intranquillité) :
« Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles. »
(Les Pierres qui montent, p.256-257)
Et l’auteur dresse la liste de ces lecteurs « pionesques » (Stendhal, Flaubert, Jünger), qui font de la correction des maîtres une préparation à l’art.
Kaddour n’est pas aussi catégorique et mégalomane que ces derniers, et carrément moins que Bernhard (ou Reger). Il veut « sauver » Colette en lisant dans sa maladresse une élégance. Cependant il y a cette belle expression « fantôme exigeant » qui me fait penser à Thomas Bernhard, maugréant et riant dans sa maison loin de tout, entouré de ses fantômes à lui.
Enfin il y a quelques heures, dans le train, ces mots en forme d’encouragement au futur lecteur de la Recherche, par Antoine Compagnon:
Peut-être est-ce la première chose dont il faut se convaincre pour pouvoir se plonger dans Proust : cette œuvre n’est pas parfaite, elle est ce qu’elle est, mais elle aurait pu être autre chose. Le livre que nous tenons entre les mains est contingent, inachevé : il a été interrompu par l’imprimeur pour les premiers volumes, par la mort de l’auteur pour les derniers. Il a été, pour ainsi dire, bâclé. Si ce roman peut, doit être lu vite – il sera toujours temps d’y revenir -, c’est aussi que, à l’encontre d’une idée reçue qui effraie aussi, il a été conçu dans la hâte, entre 1909 et 1912 pour la première version à peu près au point à la veille de la Grande Guerre, entre 1915 et 1916, pour la seconde version introduisant Albertine, c’est-à-dire en très peu de temps. Au-delà, Proust relit, révise, remembre, raccorde indéfiniment. Montaigne, lui, a mis vingt ans à écrire les Essais, de 1572 à sa mort en 1592, soit moins de soixante pages par an ? Proust lui, fonçait.
(« La Recherche à hauteur d’homme », Le Magazine littéraire, avril 2010)
La correction est belle quand elle se fait paperolle. Quant à Montaigne, c’est un des rares que (Reger) Bernhard n’écorne jamais, avec Pascal, et Voltaire.