Moments de lieux, lectures d’été

30 août 2009

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Mario Rigoni Stern, Hommes, bois, abeilles, p.121:

« A la belle saison, à midi et à cinq heures de l’après-midi, par la fenêtre de ma chambre j’entends, au milieu du bourdonnement des abeilles, non la sirène des établissements, mais l’explosion des mines dans les carrières de marbre, et j’imagine mes « pays », suants et éreintés après le brusque silence qui suit le bruit des compresseurs et des mines, se dirigeant vers le frugal repas qu’ils prendront ensemble dans une baraque ou à l’ombre d’un hêtre. Mais ma pensée s’envole aussi vers les palais de marbre, les cathédrales et tous les monuments du monde qui sont eux aussi, depuis des siècles, le fruit presque ignoré de leur travail. » (1980, traduction Monique Baccelli, aux belles éditions La fosse aux ours).

 

Il existe des « moments de lecture », qui sont à la fois des « lieux de mémoire » et des « moments de lieux » personnels (1), c’est-à-dire des souvenirs d’heures ou de minutes pendant lesquelles un lieu s’est accordé de manière miraculeuse à la lecture d’un livre, d’un passage plus souvent, faisant naître des instants uniques et impossibles quand on songe à ce que peut l’esprit humain, puisqu’on se rappelle avoir été à la fois plongé dans un texte et, sans que l’attention s’en trouve altérée, dans un paysage, une musique, un brouhaha. La qualité intrinsèque des différents éléments du décor a peu d’importance. C’est le texte qui donne son intensité au cadre, et c’est un lien qu’on peut souvent juger improbable qui unit les deux. En cela mon sentiment diffère sensiblement des souvenirs de jeunesse de Proust, pour qui c’est le plaisir de la lecture, plus que l’œuvre lue (réduite alors à n’être plus qu’un « calendrier », un repère ), qui donne à certaines journées un éclat sans pareil. Le texte est toujours premier dans mon souvenir, mais il est comme mis en scène.

Je me souviens ainsi de ma lecture du monologue de Quentin Compson, sommet du Bruit et la Fureur, un soir banal de printemps, dans mon austère chambre d’étudiant. Du passage des Anneaux de Saturne consacré aux harengs de la Mer du Nord dans un train corail qui reliait des villes aussi peu romanesques (voir…) que Bourges et La Roche sur Yon. De la guitare de Pablo Solers en fond sonore des quarantaines effrayantes du Hussard sur le toit, et peu après, des premières pièces de Prosodie d’Aldo Romano, un album qui est loin de faire partie de mon panthéon personnel, mais qui est devenu éternel parce qu’il a accompagné de beaux passages du Journal du même Giono, un samedi soir de désœuvrement tranquille. Ou encore: les problèmes existentiels et dentaires de Martin Amis, étalés – et comment – dans son autobiographie, Experience, allongé sur le lit d’une chambre chez l’habitant à Sarajevo; les descriptions de paysages suisses des Carnets du Grand Chemin de Gracq, à des heures caniculaires, mais à l’ombre fraîche des petits tilleuls d’un jardin d’enfant parisien. Etc. On ne sait pas toujours qu’un de ces moments est en train de prendre forme, on ne le comprend qu’après plusieurs jours, parfois plusieurs mois. Ils sont assez rares, je crois.

Je peux quand même en identifier deux cet été.

Le plus net, franchement bucolique, à la lecture de cet étonnant écrivain, Mario Rigoni Stern, les pieds dans l’herbe grasse du Massif central, le léger bruit des vaches blanches broutant paisiblement à quelques mètres de moi, le vent doux, tout cela, conjugué aux déplacements imperceptibles et implacables de l’ombre et de la lumière franche, donnait un faux rythme (concentration, contemplation, un oeil sur les lignes, un autre attiré par le hors champs) qui était en harmonie parfaite avec les courts textes, réminiscences, tableaux, récits, tout cela mélangé, qui composent le recueil.

L’autre moment, caverneux, dans la maison familiale, à l’heure de la sieste. Il faut dire que les premières lignes du jeune Thomas Bernhard (il a 32 ans alors) vous saisissent d’une manière incomparable.

Leçon anatomie

Gel, p.9:

« Premier jour

Un stage médical ne consiste pas seulement à assister à des opérations intestinales compliquées, à fendre des péritoines, à bloquer des lobes pulmonaires, à scier des pieds, ça ne consiste pas seulement à fermer les yeux des morts et à tirer au monde des enfants. Un stage médical n’est pas seulement ceci: jeter par-dessus son épaule, dans un bac émaillé, des moitiés de jambes et de bras sciés ou des membres entiers. Cela ne consiste pas non plus à toujours trotter derrière le chef chirurgien, derrière l’assistant et derrière l’assistant de l’assistant, à être en quelque sorte le bout de la queue de la visite médicale. Cela ne consiste pas non plus à raconter de pieux mensonges: « C’est simple, le pus va se résorber dans votre sang, et vous serez guéri. » Et des tas d’autres histoires. Pas seulement à répéter: « Ça va s’arranger! » alors que tout est fichu. Un stage de médecine doit aussi tenir compte de faits et de possibilités extra-corporels. La mission dont on m’a chargé, à savoir, enquêter sur le peintre Strauch, m’oblige à me mesurer avec de tels faits et de telles possibilités extra-corporelles. » (1963, traduction de Josée Turk-Meyer et Boris Simon)

 

Un des meilleurs débuts que je connaisse. Il m’a donné l’idée de faire un petit article uniquement dédié à un florilège de premières pages, mais ce genre a été illustré de telle manière récemment, chez paul edel et ses habitués, que je préfère attendre un peu.

 

Y a-t-il de « mauvais » moments de lecture ? J’en consigne un, né de la pénible tentative de compréhension du projet de Benedict Anderson, ou plutôt à la révélation que son ouvrage les Bannières de la révolte relevait décidément du travail bâclé, de la juxtaposition de notes de cours, d’articles parfois peu convaincants, présentés sous le jour avantageux de l’essai de Global History. Le salon où je me trouvais, ce petit canapé de cuir qui avait accueillit des après-midi entières les lectures des Frères Karamazov, ont fait tout à coup pâle figure.

cross iles d orEt quand je compare cette pièce à la merveilleuse maison près de Lorient, à sa véranda surtout, dans laquelle, face au bleu épais de la mer d’où émergeait, à gauche, l’île de Groix, je lisais, une fin d’après-midi d’août, les Quatre parties du monde de Serge Gruzinski, réussite magistrale et audacieuse dans le genre que l’historien américain a voulu maladroitement illustrer, je me dis qu’il vaut mieux oublier Anderson, et en rester à Dostoïevski.

Notes:

(1) J’emprunte la première expression à Pierre Nora, la seconde à Rémy Knafou et à son équipe (MIT), qui ont donné deux livres fondamentaux. Les Lieux de Mémoires sont connus, Tourismes 2: moments de lieux, beaucoup moins, et c’est dommage, car c’est un travail magnifique sur les quelques années (ces « moments » sont bien plus longs que les instants de lecture que j’évoque) durant lesquelles un lieu (Bath, Chamonix, Ibiza…) a inventé une pratique touristique (le bain de mer, l’alpinisme, la vie nocturne…).

Images: Rembrandt, La leçon d’anatomie du Docteur Nicolas Tulp (1632); Henri-Edmond Cross, Les îles d’or (1892)

 


L’art de la mémoire de Federico Fellini et Elia Suleiman

27 août 2009

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Je remercie aujourd’hui mon vidéoclub préféré de ne pas posséder Huit et demi dans son catalogue. C’est par défaut que j’ai pu voir Amarcord (Io mi ricordo: je me souviens, 1973), au lendemain de la projection du Temps qu’il reste, le dernier film d’Elia Suleiman, et c’est donc par hasard que j’ai pu rapprocher ces deux théâtres de la mémoire.

Quoi de plus personnel et irréductible, cependant, que ces deux mondes? On pourra facilement opposer la logorrhée fellinienne au mutisme des personnages de Suleiman, la fixité des plans du Temps qu’il reste aux puissants travellings d’Amarcord, et, dans ce dernier, la concupiscence adolescente de Titta, 200x130_amarcord seinsépris de belles fesses et de mamelles énaurmes au rigorisme apparent des années de formation du jeune Suleiman. La bouffonnerie grotesque de l’un à la clownerie légère de l’autre.

L’art de la mémoire qu’ils mettent en oeuvre les rassemble pourtant, si proche des ars memoriae de l’Antiquité et de la Renaissance que Frances Yates (1) avait identifiés, et qui offraient à l’exercice de mémorisation l’appui mnémotechnique d’un lieu imaginaire, d’un décor. L’art de la mémoire spatialise le temps en construisant des palais, des alcôves, des cadres dans lesquels l’orateur dispose ses objets, ses saynètes, autant de souvenirs qu’il peut ensuite saisir et mettre en scène à sa guise.

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Fellini et Suleiman ont ainsi leurs lieux communs: une maison d’abord, une cuisine où l’on mange en famille, plus ou moins silencieusement, mais aussi un dehors (ces champs, ces terrains vagues, ces places et ces ruelles), témoin de cette sociabilité extérieure si importante dans le monde méditerranéen et qui a pour contrepoint final le confinement d’une chambre d’hôpital, espace plus tragique qui annonce la perte (du père, de la mère).temps-qu-il-reste hôpital

Des endroits où l’on revient encore et encore, car la répétition est un autre visage de la mémoire, qui se décline aussi bien sous la forme de la série de gags que sous celle de l’éternel retour chez soi.

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Les deux films sont aussi des mémoires politiques, avec tout ce que le souvenir donne d’onirique au combat: là où Suleiman franchit un mur de béton à la perche, Fellini fait d’un Mussolini fleuri un grand prêtre de l’amour impossible. L’Italie des années 30, la Palestine de l’après 1948 ne sont pas des territoires neutres au sein desquels l’artiste peut innocemment placer ses souvenirs personnels.

Il y a donc un espace commun, fellino-suleimanien, qui a une parenté évidente avec l’espace proustien que Georges Poulet a déjà arpenté. Le cinéma excelle à mettre en évidence ce caractère non topographique, mais topologique de la mémoire, en isolant dans des cadres des lieux sans solution de continuité entre eux, qui se chargent ainsi d’une aura spécifique. On serait bien en peine de cartographier la ville d’Amarcord, de dresser le plan de l’appartement familial d’Elia Suleiman. Les lieux deviennent ainsi les personnages principaux de ces oeuvres qui, comme dans la Recherche du Temps perdu, proposent une galerie fantastique de figures, hiérarchisées comme en un panthéon personnel (dieu le père, une déesse de l’amour buraliste), toutes essentielles dans l’ordre du sensible, mais toutes secondaires dans celui de la narration.

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L’ensemble est porté par une petite musique vitale, car la mémoire est aussi composée de « tubes » (2), ces moments entêtants qu’on ressasse de manière plus ou moins volontaire. Les leitmotivs de Nino Rota, la sélection éclectique de Suleiman, entre variété arabe et remix improbables de succès occidentaux, enrobent les deux films d’un lyrisme mélancolique qui rend certaines scènes inoubliables: attablée comme toujours au balcon de l’appartement, sous le regard impassible de Suleiman, sa mère bat imperceptiblement du pied au rythme d’une chanson, les yeux perdus sur la photographie du mari disparu et sur les toits de Nazareth ; au milieu de nulle part, un mariage a lieu et le repas s’éternise au son de l’accordéon triste d’un musicien aveugle, dernières images felliniennes aux couleurs imprécises de fin du monde.

La mémoire est finalement une lumière, qui baigne Nazareth d’une clarté magique, et donne à Rimini et ses alentours un grain plus jaune, mélancolique, fantastique. Et c’est ainsi, en captant cette lumière personnelle, que Fellini et Suleiman dissipent un peu le sentiment d’égarement, ce brouillard, cette tempête fondamentale qui nous saisit au moment où nous nous retournons sur notre passé.

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Notes:

(1) L’art de la mémoire, Gallimard, 1987

(2) Un ami éclairé m’a fait connaître Tubes, la philosophie dans le juke-box, de Peter Szendy (Minuit) dans lequel l’auteur développe ces rapprochements entre mémoire et musique.

La première image : The eye of the imagination. Robert Fludd, Ars Memoriae (Oppenheim, 1619).


Géographie littéraire (2): les lieux d’Agatha Christie

22 août 2009

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Agatha Christie, Le Crime de l’Orient-Express

« Les voyageurs se rassemblèrent dans le wagon-restaurant et prirent place autour des tables. Tous les visages exprimaient l’attente et l’appréhension. La Suédoise continuait à pleurer et Mrs Hubbard à la consoler:

– Allons, un peu de courage! Tout va s’arranger. Ne vous laissez pas aller à vos nerfs. Si parmi nous il y a un assassin, on sait bien que ce n’est pas vous. Il faudrait être dément pour vous accuser d’un pareil crime! Là… Asseyez-vous près de moi et tranquillisez-vous.

Poirot se leva. »

Echo au travail de Franco Moretti dont il vient d’être question, un article (Voyager dans un fauteuil?) est paru récemment dans la revue de géographie en ligne Mappemonde. Damien Bruneau y passe au crible cartographique et statistique les lieux et décors des romans d’Agatha Christie.

La confrontation avec le modèle du roman policier urbain (Poe, Leblanc, Conan Doyle) fait apparaitre l’originalité de la romancière: goût du huis-clos, mais aussi de la mobilité (trains, bateaux), importance inédite donnée à la campagne. Si elle reflète quelques traits de la société anglaise (comme la résistance culturelle et sentimentale de « l’Angleterre verte » à l’âge industriel, les pratiques touristiques de la grande bourgeoisie anglaises, sur les traces du « Grand Tour » de l’aristocratie), la géographie ainsi dessinée montre un auteur beaucoup plus détaché des réalités spatiales de son époque que ses prédécesseurs, sans parler, pour reprendre les analyses de Moretti, des grands romanciers européens du 19ème.

Dans les romans policiers d’Agatha Christie la psychologie triomphe de l’espace, et tout se finit dans un fauteuil. Est-ce pour cela, comme le suggère Damien Bruneau dans sa conclusion, qu’ils se lisent encore si bien?

Est-ce pour cette raison que, s’il m’arrive par hasard de les ouvrir et de les terminer, je les oublie si vite?


Géographie littéraire (1): l’atlas du roman de Franco Moretti

19 août 2009

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Franco Moretti, Atlas du roman européen (1800-1900), p.113

« Un Paris orienté par le désir et agrégé par la rêverie (jusqu’à ce que le héros « arrive », alors la tension disparaît: figure 46d). Des espaces différents produisent des histoires différentes, disais-je à la fin du chapitre précédent; complétons maintenant cette thèse: sans un certain type d’espace, un certain type d’histoire devient tout bonnement impossible. Sans le Quartier latin et la tension qui existe entre ce quartier et la ville de Paris, nous n’aurions par le miracle du roman de formation français, ni cette idée de la jeunesse – affamée, rêveuse, ambitieuse – qu’il a inventée pour la culture moderne. Je pense aux traditions rivales, en Allemagne, en Angleterre, en Russie; certes, ce sont trois grandes littératures, mais aucune ne possède un équivalent symbolique de la rive gauche – ainsi, aucune n’arrive à égaler l’intensité de Paris. Je pense surtout au Londres de David Copperfield, ou de Pip, ou de Pendennis: tous ces personnages se retrouvent aussitôt emprisonnés dans l’univers plombé des Inns of Court et la ville ne devient jamais pour eux un lieu de désir. »

On trouve cette carte (figure?) au cœur du chapitre II « Récit de deux villes ». L’auteur, italien, professeur à New-York, y montre comment l’urbanisation, au moment où elle bouleverse le territoire des grandes nations industrielles (Angleterre et France notamment), modèle aussi leurs romans. Comment Balzac fait de l’espace parisien un des moteurs de son écriture, en se nourrissant de la ségrégation urbaine, des frontières entre quartiers, pour instaurer une tension narrative.  Comment les trajectoires romanesques prennent la forme de trajectoires géographiques: du Quartier latin, celui de la formation, matrice fondamentale que l’on retrouve chez Flaubert, au monde désiré, l’ouest  du Faubourg Saint-Germain, le nord-ouest des journaux et des banques. Comment la Seine, obstacle et ligne tendue, guide le regard vers cet espace rêvé. Du début (carte 46a, ci-dessous) à la fin, les personnages et l’intrigue transitent entre deux pôles, deux champs de force.

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Supériorité romanesque de Paris sur Londres? C’est ce que Moretti suggère ensuite en confrontant les univers de Balzac avec ceux de Dickens ou de Conan Doyle. Discutable, mais à la limite peu importe. L’essentiel est ailleurs.

De même que la géohistoire (1) n’a pas pour simple but de localiser les faits passés, mais étudie le rôle de l’espace (centre/périphérie, marges, distances…) dans les processus historiques, et en retour la manière dont les processus historiques s’inscrivent dans une dimension spatiale particulière (l’émergence lente de la catégorie de Monde par exemple, ou encore le caractère occidental du Moyen Age); de même la géographie littéraire selon Moretti ne cherche pas seulement à localiser intrigues, décors et personnages, mais à réfléchir aux relations entre histoire (ici la formation de l’Etat-nation), géographie (urbanisation) et production littéraire (triomphe du roman) à un moment et en un lieu donnés. De quelle manière la littérature symbolise, formalise ces configurations spatiales particulières, comment l’écrivain les utilise comme ressources narratives.
En géohistoire comme dans l’analyse littéraire que mène Moretti,  l’espace n’est pas un cadre neutre mais un acteur décisif. La carte est un point de départ et non l’aboutissement de la réflexion.

C’est donc appuyé sur des cartes que le chapitre I montre que le roman est certes la forme bourgeoise, mais aussi la forme nationale par excellence.  Les indices sont puisés çà et là:

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Chez Jane Austen, où les logiques matrimoniales et sentimentales montrent que l’attachement est possible malgré l’éloignement – avant, c’était l’amour ici ou la solitude de l’ailleurs. L’Angleterre devient un home-land plus vaste que le village d’où l’on vient. La distance reste un obstacle, mais un obstacle franchissable, mesurable. Ce n’est plus une frontière binaire, une catégorie absolue.

Chez Walter Scott, où la frontière devient un acteur à part entière de la narration. Le « taux de figures » (p.52) y augmente, manière de repérer la croissance des formes de l’étrangeté à mesure qu’on s’approche des marges du territoire nationale.

Dans l’Espagne du 17ème siècle, où le roman picaresque se déroule le long la grand route, qui associe la continuité de son tracé aux possibilités de rupture introduites par les bifurcations, les haltes, l’alternance des jours et des nuits. Profondément terrien et intérieur, il apparait, remarque Moretti, à un moment où l’Espagne renonce au grand large pour construire son Etat-nation.

Forme d’équilibre « entre le monde un peu trop froid de la connaissance moderne et la topographie enchantée du conte » (p.84), genre de la complexité (du « tiers » dit Moretti), le roman reflète le compromis territorial réalisé par l’Etat-nation entre la grande et la petite échelle: entre le village et l’empire.

Circulating libraries

Le dernier moment de l’Atlas « le marché du roman vers 1850 » (chapitre III) se présente comme une « histoire sérielle de la littérature ». Il est plus classique et se rapproche des travaux d’historiens du livre comme Roger Chartier ou Henri-Jean Martin. On s’éloigne de la lettre pour considérer de loin (de haut) l’évolution des genres, la circulation des textes (ainsi notamment de l’étude des circulating libraries qui montre comment s’impose progressivement un « canon » romanesque). L’approche devient géopolitique, comme celle de Pascale Casanova (2): des centres (Paris et Londres) dominent des périphéries plus ou moins intégrées (reste de l’Europe, monde colonisé), et imposent leur genre national, le roman, comme modèle littéraire.

Il s’agit moins, on le voit, d’un véritable atlas que d’un essai programmatique: pas de cartographie systématique mais des pointages partiels,  des repérages circonscrits, qui prennent une valeur exemplaire. Moretti ouvre un chantier qu’on peut rêver voir repris (pour le 20ème siècle par exemple) (3), si l’on accepte, bien sûr, de voir la littérature mise en « graphes, cartes et arbres » (4). Sur cette question la position de Pierre Bourdieu m’a toujours paru très convaincante:

Dans son avant propos aux Règles de l’art:

« L’amour de l’art, comme l’amour, même et surtout le plus fou, se sent fondé dans son objet. C’est pour se convaincre d’avoir raison (ou des raisons) d’aimer qu’il a si souvent recours au commentaire, cette sorte de discours apologétique que le croyant s’adresse à lui-même et qui, s’il a au moins pour effet de redoubler sa croyance, peut aussi éveiller et appeler les autres à la croyance. C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est à dire la formule informatrice, le principe générateur, la raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche aliment ».

Notes:

(1) Les travaux de Christian Grataloup en particulier

(2) Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999.

(3) Moretti est bien engagé sur ce chemin puisqu’il a encore fait paraitre en 2007 deux gros volumes que je n’ai pu consulter encore: The Novel: Forms and Themes et The Novel: History, Geography, Culture. Mais aussi, en 1995, un Opere Mondo (traduit en anglais sous le titre: Modern Epic. The World-System from Goethe to Garcia Marquez).

(4) Le même Moretti a publié sous ce titre un autre essai, plus théorique, paru en français aux éditions les Prairies ordinaires.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (7): McDonald’s

3 août 2009

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Austerlitz, p.137

« Une fois que nous fûmes arrivés à Liverpool Street Station, où il attendit avec moi le départ de mon train dans le restaurant McDonald’s, il reprit enfin le fil de son histoire, après une remarque incidente sur l’éclairage de l’endroit, trop cru pour laisser planer le soupçon d’une ombre: la seconde d’effroi à l’instant du flash, dit-il, était ici pérennisée et il n’y avait plus d’espace ni pour le jour ni pour la nuit. »

Les Anneaux de Saturne, p.102

« J’ai passé une bonne heure à flâner dans ce quartier plus ou moins extraterritorial. Dans les ruelles latérales, des planches étaient clouées sur la plupart des fenêtres et les murs de briques couverts de suie s’ornaient de slogans tels que Help de regenwouden redden et Welcome to the Royal Dutch Graveyard. Je n’étais plus d’humeur à entrer dans un café pour me restaurer. Au MacDonald où, planté sous la lumière crue du comptoir, je me suis senti comme un malfaiteur recherché depuis des lustres par toutes les polices du monde, je m’offris un paquet de chips que je grignotais en m’en retournant à l’hôtel. » (traductions Patrick Charbonneau)

La lumière des néons suspend le temps et l’espace. Identique en tout lieu, non-lieu par excellence, le Macdonald’s porte à son apogée le sentiment d’être nulle part et partout, jours et nuits confondus, phénomène qui avait déjà tant surpris les hommes de la fin du 19ème siècle, au moment où l’éclairage électrique s’est imposé à grande échelle (1).

Chronologiquement, c’est d’abord dans les Anneaux de Saturne, en août 1991 – un an « très exactement » (p.100) avant d’entamer son tour dans le Suffolk – que le narrateur pénètre par hasard dans un de ces restaurants. Il se trouve alors en Hollande, au soir de son arrivée à La Haye, mais l’épisode est remémoré depuis la Gunhill de Southwold, du côté anglais de l’« Océan allemand ». Ses premiers pas hors de l’hôtel sont pour le moins erratiques mais, aussi étranges et labyrinthiques qu’elles paraissent au premier abord, les rues et ruelles qu’il emprunte restent localisables et identifiables. Un « minaret (…) dans l’azur hollandais vespéral » (p.102) lui (nous) dit qu’il traverse un morceau d’orient en occident, un de ces quartiers relégués de grande métropole européenne, né, ici comme ailleurs, des mouvements migratoires mis en branle par la modernité industrielle. Le narrateur sebaldien, éminemment moderne lui aussi, n’y est en fait jamais totalement perdu (2). Il sait où il est.

Le McDonald’s offre une forme d’« extraterritorialité » plus extrême. Le personnage y est en effet confronté à ce que Marc Augé appelle la « surmodernité » dans ce qu’elle a de plus standardisée et impersonnelle. La délocalisation engendrée par les non-lieux – autoroutes, aéroports, supermarchés, chaînes mondialisées de restauration rapide, etc. – est d’une toute autre nature que celle que provoquent des rues étrangères. Les hommes sont réduits à l’état de clients, accueillis pour un temps limité et contractualisé, en un lieu qui ne leur offre qu’une « identité provisoire », ce qui les condamne, paradoxalement, à l’anonymat (3).

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Le McDonald’s décuple donc la sensation d’égarement et fait naître un sentiment de culpabilité vague, d’angoisse à l’idée de perdre une identité toujours à prouver: impression typiquement sebaldienne d’inquiétante étrangeté que l’on retrouve, en particulier, dans la deuxième partie de Vertiges, All’Estero.

Cet épisode liminaire est de mauvais augure. Le Voyage en Hollande, sur les pas de Diderot et sur les traces de la Leçon d’anatomie du Dr Nicolaas Tupp peinte par Rembrandt, est bien, dès le premier jour, une déception, comme le souligne Martine Carré dans un bel essai paru en 2008 (4). Non que le texte de l’écrivain-philosophe l’ait trahi, mais parce que le narrateur-enquêteur a failli, s’est égaré.

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Le même inconfort accompagne la narration par Austerlitz des derniers moments de la vie de son ami Gerald Fitzpatrick, qui clôt la partie galloise de l’autobiographie, entamée la veille au Great Eastern Hotel. En cette fin de journée pluvieuse du 24 décembre 1996, les deux personnages reviennent de leur promenade à l’observatoire de Greenwich, et attendent, réfugiés dans le fast-food, le train du narrateur.

Comme deux papillons tout ensemble attirés et effrayés par les lumières crues, ils se figent un moment que la prose dilate (5). Suspension, entre-deux, qui laissent la place au récit. Cette deuxième visite au McDonald’s est plus productive que la première, mais c’est tout le quartier de la Liverpool Street Station qui rayonne d’une aura dont la suite du texte précise peu à peu l’origine .

Notes:

(1) Stephen Kern, The Culture of Time and Space  (1880-1918), p.29: « One of the many consequences of this versatile, cheap and reliable form of illumination was a blurring of the division of day and night ».

(2) John Zilkosky a montré dans un des premiers recueils d’articles consacrés à Sebald que la désorientation n’était jamais complète dans son oeuvre, qu’elle était toujours provisoire, et que les hasards mettaient souvent le narrateur sur des routes déjà fréquentées, par lui ou d’autres. Les tentatives pour se perdre, comparées aux aspirations romantiques ou, dans un registre différent, post-modernes, sont toujours vouées à l’échec.  Les non-lieux comme le McDonald’s mettent un instant ce modèle à l’épreuve, mais n’infirment pas les conclusions de Zilkosky. Sebald reste un moderne dans un monde « surmoderne ». cf John Zilkosky, « Sebald’s Uncanny travels », in J. J. Long et Anne Whitehead, WG Sebald, A Critical Companion, UWP, 2004

(3) Non-lieux, paru au Seuil en 1992, notamment p.126-127 .

(4) Martine Carré, WG Sebald, le retour de l’auteur, PUL, 2008, p.112-113

(5) Muriel Pic insiste beaucoup sur ce motif du papillon, sur cette alternance de mobilité et de fixité, et sur la fusion du chasseur et de la proie dans son essai L’image papillon, paru aux presses du réel (juin 2009).

Photo: Martin Parr, série « Common sense ». L’oeil en la matière.