Le dimanche 23 août 1942

8 Mai 2011

Vassili Grossman, Iasnaïa Poliana


Iasnaïa Poliana. Quatre-vingt trois Allemands étaient là, gisant à côté de Tolstoï. On les a déterrés et enterrés dans les trous à bombes à effet de mine larguées par les Allemands.

Les fleurs devant la maison foisonnent, c’est un bel été.

Voilà donc, apparemment, la vie, pleine de douceur et de calme. La tombe de Tolstoï, avec des fleurs encore, des abeilles qui butinent sur les fleurs et, à l’aplomb de la tombe, de petites guêpes immobiles en suspension. Tandis qu’à Iasnaïa Poliana le grand verger a gelé. Tout est mort: les pommiers desséchés se dressent tout gris, moroses, sans vie, comme des croix sur des tombes.

Une grand-route bleutée comme de la cendre. Dans les villages règnent les femmes. Sur le tracteur, au conseil du village, dans les granges du kolkhoze, à l’écurie, dans la queue pour la vodka. Des filles éméchées s’avancent avec un accordéon en chantant, elles font leurs adieux à une compagne qui part pour l’armée. Une charge énorme de travail s’est abattue sur la femme… La femme occupe la place décisive. Elle a pris sur elle un énorme labeur, et le front reçoit du pain, des avions, des armes, des munitions. Ce sont elles, désormais qui nous nourrissent, elles qui nous fournissent les armes. Quant à nous, les hommes, nous accomplissons la seconde moitié de la tâche, nous combattons. Et nous combattons mal. Nous avons reculé jusqu’à la Volga. Les femmes ne disent rien, mais elles n’ont aucune rancœur, elles n’ont pas en elles de mots durs. A moins qu’elles ne les retiennent. A moins qu’elles ne comprennent combien terrible est le fardeau de la guerre, même d’une guerre malheureuse.

Mihail Sebastian, Bucarest

La semaine qui s’achève aujourd’hui nous a apporté trois mesures antisémites: le prix du pain, la confiscation des vélos et, avant-hier, l’interdiction d’avoir des domestiques à partir du 1er octobre. Le plus inquiétant, c’est qu’est instituée une sorte de loi des séries qui implique automatiquement de nouvelles persécutions. On se demande ce qui va suivre.

J’essaierai de partir demain soir pour Strehaia. Je crois que cela devient enfin possible (après des démarches et des obstacles innombrables).


Le mardi 7 octobre 1941

11 janvier 2011

Dans la guerre (22)

Vassili Grossman, Iasnaïa Poliana

Iasnaïa Poliana. Je propose d’y passer. La emka tourne et quitte cette chaussée en folie, « l’arche de Noé » suit derrière. Au milieu des boucles d’or du parc automnal et de la forêt de bouleaux, on aperçoit des toits verts et des murs blancs. Voici l’entrée. Tchekhov, arrivé là, s’est avancé jusqu’à cette entrée, et, saisi d’un accès de timidité à la pensée qu’il allait, dans les minutes qui suivaient, voir Tolstoï, a fait demi-tour et s’en est allé à la gare prendre le train pour Moscou. Le chemin qui mène à la maison est tapissé de quantité de feuilles, rouges, orange, jaune d’or et citron clair, c’est vraiment beau. Et plus c’est beau, plus c’est triste, l’époque veut ça…

A l’intérieur règne la détestable agitation fiévreuse qui précède les départs. Des caisses sont empilées. Les murs sont nus…

Avec une force étonnante, j’ai été saisi d’un sentiment soudain : les voilà, les Lyssye Gory [« Monts Chauves »], le voilà qui part, le vieux prince malade, et tout est venu se fondre en quelque chose qui ne faisait plus qu’un tout unique, ce qui se passait il y a plus de cent ans et ce qui se passe maintenant, aujourd’hui même, ce qui est décrit dans le roman avec une force et un justesse telles qu’il semble qu’il s’agisse du destin non pas du vieux prince Bolkonski, mais du vieux Comte Tolstoï, ce qu’il est désormais impossible de séparer de la vie et qui est devenu la réalité supérieure de la guerre d’il y a cent ans, la seule réalité qui soit parvenue jusqu’à nous, l’unique vérité sur une souffrance qui s’en était allée et qui revient à nouveau nous envahir…

Rencontre avec Sofia Andreevna [pette-fille de Tolstoï]. Elle est sereine et accablée… Elle raconte que le secrétaire du comité régional a promis de donner des wagons pour tout évacuer, mais arrivera-t-on à le faire, maintenant que les Allemands sont si près et qu’ils avancent aussi inexorablement ? Nous avons évoqué Moscou et les amis qui ne sont plus, et nous nous sommes tus en songeant à leur triste sort. Puis nous avons parlé de ce dont tout le monde parle, avec un sentiment de douleur, de perplexité, d’affliction : de la retraite…

La tombe de Tolstoï. Au-dessus d’elle les avions de chasse hurlent, les explosions sifflent. Et cet automne majestueux et calme. Comme c’est dur. J’ai rarement ressenti une douleur pareille.

(…)