Lectures de l’année

31 décembre 2019

I am one of the lucky ones, he would say to the friends who were visiting Paris and with whom he would have a meal or a drink. My needs are simple. I do what I am good at and the world is prepared to leave me alone. What more could I want?

(G. Josipovici, The cemetery in Barnes)

Les livres de cette année qui resteront pour celles qui viennent, d’un ermite (le Shigeji de Chiisakobe),

2015_10_06_NT_Chiikasobe-e1447576313121-1021x561

à l’autre (tombeau de Bernard Hoepffner par Gabriel Josipovici).

bernard-hoepffner-circa-1975-c-editions-tristram-e1577787062471.jpg

Où, au premier ou second plan de ces solitudes plus ou moins recherchées et plus ou moins heureuses, il est aussi beaucoup question de départs, de retours, de retours sur des retours, et de la manière dont les lieux peuvent vous suivre même quand vous n’y revenez pas.

 

 

 


Je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion (P. Deville)

23 juin 2016

à Libreville

Car tout âge se nourrit d’illusions, sinon les hommes renonceraient tôt à la vie et ce serait la fin du genre humain.

Conrad

Certains détails suffisent à une lecture géopolitique du début de ce troisième millénaire. Les grilles de l’ambassade de France ont été déposées, remplacées par un mur plein, de près de quatre mètres de hauteur. Des étals de réparation de téléphones tenus par des Chinois viennent d’ouvrir dans le marché du Mont-Bouët. Cette ville dans laquelle les Chinois s’installent quand les Européens se barricadent semble pourtant toujours aussi familière. Il y a ici un quartier Sorbonne et un quartier Océan, un cimetière Lazaret et un quartier London.

Chaque matin, après la lecture de L’Union à une table de Chez Claude, boulevard de l’Indépendance, je me rends à l’antenne de l’AFP dans l’immeuble d’Air Cameroun pour y prendre connaissance de l’actualité. Puis je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion. Parcourant la ville au gré des trajets imprévisibles des taxis collectifs, on peut constater l’envahissement des églises « éveillées », du Christ Sauveur ou du Septième Jour. Des évangélistes enflamment un public souvent pauvre et féminin, avec une prédilection pour les quartiers périphériques que désigne l’euphémisme sous-intégrés, comme Kinguélé ou Cocotiers. Si certaines de ces églises se sont implantées dans des locaux désaffectés, une ancienne menuiserie à Beau-Séjour, d’autres, de manière plus inquiétante, semblent empiéter sur le secteur bistrotier, tel cet ancien café toujours empli de ses chaises en plastique rouge et de ses publicités alcooliques en face de l’immeuble Beyrouth.

(Equatoria, p.53)

PS: Pendant ce temps, je poursuis moi aussi mon enquête, paresseusement, sur d’autres carnets que Norwich. Pour des raisons pratiques, j’ai rapatrié l’un d’eux, Extractions, sous WordPress. Ce sera donc Extractions (2). Sa particularité : se limiter strictement à la récolte de matériaux. Donc pas d’analyse ni de commentaire, mais de belles prises qui pourraient servir et plaire. Une sorte d’entrepôt qui tirerait vers le cabinet d’amateur, ou l’inverse. En attendant que l’envie me reprenne ici.

Lectures de l’année

1 janvier 2016

Voilà, c’est tout. Épuisé par tant de réalité, je suis à nouveau assis, heureux, dans mon bureau sec et chaud…

(Matthias Zschokke, Maurice à la poule)

  • Nathalie Quintane, Tomates
  • Michel Leiris, Journal
  • Annie Dillard, En vivant, en écrivant
  • Gabriel Josipovici, Goldberg: Variations
  • Philippe De Jonckheere, Février
  • Matthias Zschokke, Maurice à la poule
  • Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc
  • Joseph Roth, Lettres choisies
  • Patrick Keiller, The view from the train
  • Emanuel Fureix et François Jarrige, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français
  • Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences humaines
  • François Maspero et Anaïk Frantz, Les passagers du Roissy-Express
  • Michel Butor, Mobile
  • James Agee et Walker Evans, Une saison de coton
  • Paul Auster, Winter Journal
  • Philippe Artières, Vie et mort de Paul Gény
  • Frédéric Pajak, Manifeste incertain, T.4
  • Alexandre Friederich, Fordetroit
  • Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative
  • Marianne Alphant, Petite nuit
  • Raymond Carver, Les feux
  • Fred Deux, La Gana

Bonne année…


Lectures croisées (2)

12 septembre 2015

Alexandre Friederich, Fordetroit, p.12:

Le  noir au pantalon maculé de sang s’élance vers le débit de liqueurs. Il manque la porte et chute. Les autres tiennent le trottoir. Au-dessus du panneau River Rouge volent trois mouettes. Les buveurs n’iront nulle part: ils ont jeté leurs chaussures, ils claquent des dents.

Celui qui est tombé se relève. Dans l’herbe, il y a un tonneau et une lanterne. Depuis deux jours, mon monologue intérieur est moins vif, l’activité du puits de langage – on se penche sur soi et toute une glossolalie joue sa musique – baisse ; j’ai retrouvé le sommeil et je vois des lanternes dispersées dans cet univers en effondrement. Lanternes sur les porches des maisons, lanternes clouées et suspendues, lanternes ou simples ampoules qui diffusent une lumière poussive. Mais le ciel se couvre, le soleil disparait, tout devient gris. Il pleut. Je tire mon vélo contre le magasin. Le groupe des ivrognes m’observe, puis une sorte de folie gagne les corps.

(Allia, 2015)


Lieux rêvés (8)

14 mars 2015

London

Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, p.250:

Mais, contre toute évidence d’immatérialité, je m’abandonne souvent à cette rêverie. J’imagine toute difficulté abolie: je vivrais dans un mews, à Chelsea. J’occuperais le basement, comme dans un sett de blaireau. Le reste de la maison, étroite, avec un petit jardin sur l’arrière, serait partagé (je ne serais pas seul).

Comment vivrais-je? Le silence, les jardins, la lecture, « la suspension du jugement », les marches, les pubs, la bibliothèque; ce que je vis parfois dans Londres devenu permanent.

J’atteindrais à l’absence de désir, à l’endormissement de mes facultés, à la non-souffrance, au non-espoir non-désespoir.

Ce serait la chute définitive: du Projet et ce projet; du Grand Incendie de Londres en Londres, en lecture quotidienne de Londres, ma ville-rêve, ma ville-langue. Ma ville privée.

Peut-être rien.

(Seuil, 1989)
Image: Photogramme tiré de London, de Patrick Keiller.

Lieux rêvés (7) / rencontres rêvées (5)

9 février 2015

Austerlitz p.42

Eric Chevillard, Du hérisson, p.251-252 

Quand arrive pour lui le moment d’entrer en hibernation, le hérisson naïf et globuleux averti par son instinct se glisse sous un tas de feuilles mortes, puis se livre à une sorte de danse frénétique, en rond, accompagnée de bonds, de roulades et de contorsions, bâtissant ainsi sans se donner plus de peine un nid aussi parfait que celui d’un oiseau, voûté, aux parois bien tassées et solides, les feuilles du toit disposées comme des ardoises assurant son étanchéité et une température intérieure supérieure de 10°C à celle du dehors. Je parle en connaisseur

dans ces pages, voyez vous-même, mon hérisson naïf et globuleux s’y prend comme je le dis pour creuser sa tanière.

(Minuit, 2002)

Lisant il y a quelque temps des entretiens d’Annie Ernaux en même temps que Du hérisson de Chevillard, je voyais, ou croyais voir, qu’il n’y avait pas plus opposés que ces deux écrivains. L’une, la transfuge qui avait délaissé la fiction pour plonger sa plume, ou son stylo, ou plutôt les touches de clavier « comme des couteaux » dans l’histoire de sa vie, les souvenirs d’enfance, la mère, le père, la rue, l’épicerie, le café ; l’autre, le virtuose de chez Minuit qui sapait avec un beau systématisme l’entreprise autobiographique qu’il feignait de vouloir mener (Vacuum extractor) et jetait au feu une à une les pages noircies de ses souvenirs de traumatisme, l’enfance, l’internat… J’imaginais une rencontre. Ernaux observait Chevillard, Chevillard se roulait en boule comme un hérisson naïf et globuleux. Elle le tançait, il se moquait. Ça n’allait pas entre eux. C’est à la fin des deux livres que j’ai pris la mesure de ce qui les rapprochait et rapproche sans doute pas mal écrivains (ceux qui comptent), et leurs lecteurs par la même occasion: la recherche, la délimitation, la construction d’un lieu idéal, un lieu rêvé dans et par l’écrit. Moins une forteresse qu’une cabane de papier, hors du monde et du temps,

Dès que je me mets à écrire, le temps n’existe plus, le temps des horloges. Je en regarde jamais l’heure. J’enlève ma montre et la place hors de ma vue.
(Annie Ernaux, Le vrai lieu, Gallimard, 2014, p.93)

en fait moins une cabane qu’un trou

Maintenant, j’ai l’impression de creuser le même trou. Il me semble que mes livres sont différents mais que quelque chose les unit. Je ne suis pas forcément la mieux placée pour voir ce qui les unit, pour savoir ce que sont mes livres. Ni même pour en parler ! Un jour, c’était à Prague, à la fin d’une conférence, j’ai surpris des propos d’un conseiller culturel qui m’avait invitée. Il disait « elle ne sait pas du tout parler de ses livres ». Il avait sans doute raison, c’est difficile pour moi d’en parler, surtout pour les rendre avenants. Dire ce qu’est pour moi l’écriture, j’y arrive un peu plus. Parce que, si on me pousse dans mes derniers retranchements, c’est tout de même là où j’ai l’impression d’être le plus. Mon vrai lieu.
(p.110)


Lectures de l’année (6)

1 janvier 2015

la-fin-de-lhomme-rouge

Nathalie Quintane, Pourquoi l’extrême-gauche ne lit pas de littérature?

L’extrême gauche, c’est moi. C’est à moi que je pose cette question, qui n’a rien de rhétorique: pourquoi tu ne lis plus de littérature, ce qu’on entend par littérature, ou pourquoi en lis-tu moins? Pourquoi les derniers livres que tu as lus sont, respectivement et simultanément (car tu lis toujours plein de livres à la fois), un livre d’Histoire (Nourritures canailles, de Madeleine Ferrières), un recueil de notes (Apostille, de Gérard Genette), le gros livre d’un marxiste syncrétique (L’inconscient politique, de Frédéric Jameson)?

(In Les années 10, La Fabrique, 2014)

Comme chaque année, voici la liste des premières lectures qui valent relecture, sans lien obligatoire avec ce qu’il est convenu d’appeler « actualité littéraire », mais dans l’ordre chronologique de la découverte en 2014:

  • Antoine de Baecque et Noël Herpe, Eric Rohmer
  • Ricardo Piglia, Le dernier lecteur
  • John Updike, Le centaure
  • Philippe Carrard, Le passé mis en texte
  • Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française
  • Anne Clerval, Paris sans le peuple
  • Charles Burns, Black Hole
  • Jacques Rancière, Le fil perdu
  • Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek
  • Marcel Cohen, Le Grand Paon-de-nuit
  • Allan Ehrenhalt, The Great Inversion and the Future of the American City
  • Samuel Beckett, Proust
  • James Agee, Brooklyn existe
  • Gérard Genette, Bardadrac
  • Joël Roussiez, Errances
  • John Berger, Voir le voir
  • Eric Chauvier, Les mots sans les choses
  • Simon Leys, Le studio de l’inutilité
  • Philippa Comber, Ariadne’s thread, In Memory of W.G. Sebald
  • Alexandre Prstojevic, Le témoin et la bibliothèque
  • Eric Chevillard, Du hérisson
  • Annie Ernaux, Les armoires vides
  • Peter Handke, Le malheur indifférent
  • Patrick Modiano, Remise de peine
  • Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge
  • Nathalie Quintane, Les années 10

Bonne année 2015.


On the road (13)

20 octobre 2014

Samuel Beckett, Watt

Car quelle est cette ombre du départ dans laquelle nous venons, cette ombre de la venue dans laquelle nous partons, cette ombre de la venue et du départ dans laquelle nous attendons, sinon l’ombre du but à atteindre, d’un but qui tout en bourgeonnant se fane et qui bourgeonne tout en se fanant et dont les fleurs ne sont que des bourgeons fanés? Je cause bien, n’est-ce pas, pour un homme de ma situation. Et quelle est cette venue qui ne fut pas notre venue et ce séjour qui n’est pas notre séjour et ce départ qui ne sera pas notre départ sinon une venue, un séjour et un départ sans l’ombre d’un but?

(Minuit, 1968, traduit par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l’auteur)

On the road (12)

1 mars 2014

dennis-hopper1

Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, p.54

Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-services et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement »; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.

(Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005)

Photo: Dennis Hopper


On the road (11)

4 février 2014

Westminster, MD

Il traverse Frederick, une ville décourageante, parce qu’une heure plus tôt il avait cru arriver à Frederick alors que c’était en fait Westminster.

(John Updike, Coeur de lièvre, 1960, Seuil, traduit par Jean Rosenthal)