Des choses vagues

7 décembre 2010

Agence National de la Recherche, Appel à projet

Une Initiative d’excellence assure la promotion et le développement d’un périmètre d’excellence et impulse autour de lui une dynamique de structuration du site par la mise en œuvre d’actions de recherche et de formation innovantes dans le cadre d’une gouvernance rénovée et performante.

(Appel à projet pour obtenir le label « Initiative d’excellence » (2010), cité par Barbara Cassin et Philippe Büttgen, dans « L’excellence, ce faux ami de la science », paru dans Libération, le 1er décembre 2010)

Jacques Bouveresse, Le philosophe chez les autophages, p.41-42

Loin d’être en mesure d’éliminer tout ce qui est imprécis ou irrationnel pour s’en tenir uniquement à ce qui est contrôlable, vérifiable et mesurable, « les sociétés reposent au contraire sur des Choses Vagues » (Valéry) ; et rien ne prouve qu’elles ne le font pas dans une mesure qui est, contrairement aux apparences, tout aussi déterminantes qu’autrefois. De sorte que l’idée d’une toute-puissance et d’une omniprésence de la rationalité scientifique et technique fait peut-être elle-même partie, en fin de compte, des idées vagues et obscures qui peuplent la mythologie de notre époque.

Si l’on décidait de regarder réellement les choses humaines avec les yeux d’un technicien ou d’un ingénieur, on ferait, aujourd’hui comme hier, la même constatation qu’Ulrich dans l’Homme sans qualité : « Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l’économie en ses méthodes. A celui qui a pris l’habitude d’expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. »

(Minuit, 1984)

Jean-Charles Masséra, France, guide de l’utilisateur, p.30

L’OCDE se tient à votre disposition pour tout renseignement complémentaire.

(POL, 1998)

Relecture à point nommé, la semaine dernière, du Philosophe chez les autophages de Jacques Bouveresse, dont j’admire autant – c’est tout un –  l’éthique intellectuelle que la rigueur du raisonnement, autant cette rigueur que l’écriture exacte qui la porte là où il faut, c’est-à-dire au cœur de ce que Wittgenstein appelait les « maladies philosophiques ». Bouveresse chez qui m’enchante peut-être plus que tout une science rare de la citation, fondée sur des lectures semble-t-il exhaustives de tout ce que les traditions philosophique et littéraire ont donné de meilleur en matière d’humour et de lucidité.

(ainsi lit-on, deux pages avant les citations de Valéry et de Musil, cet extrait du Tristram Shandy de Sterne qui ramène tout le monde sur le plancher des vaches :

C’est un singulier bienfait de la Nature, qu’elle n’ait formé l’esprit de l’homme qu’avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu’on lui présente. Il est vrai qu’il a cela en commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d’apprendre des nouveaux tours : mais qu’importe ? Si l’humanité ne jouissait pas de cette faveur, il n’y aurait point de sot, point d’étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant à telle idée, ne crût devenir un des plus grands Philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe. )

Il n’est pas difficile de trouver, sous la couche très fine des raisons et raisonnements que l’humanité produit en masse chaque minute de chaque jour, des milliers d’exemples de ces Choses Vagues dont parlent, sans forcément s’en scandaliser, Valéry, Musil et Bouveresse. Après tout, comme le rappelle ce dernier, le plus inquiétant – et le plus comique – n’est pas que le ressort ultime (s’il en est un) de nos actions privées et publiques soit pour le moins nébuleux (on se demande bien en effet ce que serait une société (ou une personnalité) assise sur des fondements « précis » ou « exacts »), mais réside plutôt dans la prétention à donner des atours rationnels aux motifs les plus obscurs, attitude bien compréhensible, sans doute, mais qui présente l’inconvénient majeur d’offrir comme sur un plateau le triomphe facile à tous ceux, et ils sont la cible de Bouveresse dans son livre, qui ont pris un maquis philosophique aussi confortable qu’imaginaire en résistant héroïquement à une « dictature de la raison » qui n’existe que dans leur esprit.

S’agissant des « initiatives d’excellence », il semblerait qu’on n’en soit même plus au « vague » dont il était question jusque-là.  A mes yeux, le spécimen découvert jeudi dernier par Barbara Cassin et Philippe Büttgen mérite d’autant plus d’être sauvé de l’oubli qu’il est sorti tout congelé et stupide du sein de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) – si j’en comprends bien le titre (n’étant moi-même ni philosophe ni chercheur d’aucune sorte), une des institutions censées indiquer aux scientifiques de notre pays le cap des futures grandes découvertes intellectuelles.

Lisant cette pépite de prose postmoderne, j’ai tout de suite pensé à deux livres de Jean-Charles Masséra : United emmerdements of New Order et France, guide de l’utilisateur.

Je me suis aussi rappelé La crise commence ou finit le langage, un court texte d’Eric Chauvier dont j’ai parlé une fois. Il utilisait l’expression « langage hollywoodien » pour décrire ce genre de salmigondis.

Notes: les tableaux sont tirés de l’Appel à projet (pour le premier) et du site de l’ANR (pour le deuxième). Ceux qui trouveront injuste l’usage d’une courte citation sauvagement extraite de son contexte pourront se reporter au document complet, disponible ici.

(Dé)montage de l’histoire (2): Brecht/Didi-Huberman

14 octobre 2009

brecht

Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, l’oeil de l’histoire I, p.78

« Tout, en effet, semble rompu, brisé, sans rapport. (…)

Contrastes, ruptures, dispersions. Mais tout se brise pour que puisse justement apparaître l’espace entre les choses, leur fond commun, la relation inaperçue qui les ajointe malgré tout, cette relation fût-elle de distance, d’inversion, de cruauté, de non-sens. Il y a sans doute dans l’Arbeitsjournal, quelque chose de cette « iconologie des intervalles » que Warburg appela longtemps de ses voeux. Par exemple lorsque, à la date du 15 juin 1944, Brecht monte côte à côte trois images où l’on voit d’abord le pape Pie XII dans un geste de bénédiction, puis le maréchal Rommel étudiant une carte d’état-major, et enfin un charnier nazi en Russie. L’effet de dispersion doit être pensé, dans ce montage, sous l’angle d’une coïncidence cruelle, voire d’une concomitance. Ces trois événements séparés dans l’espace sont, en effet, exactement contemporains. Ils procèdent d’une même histoire. Leur montage nous montre comment un chef religieux ne bénit le monde qu’à se laver les mains des injustices qu’il passe sous silence; comment, aux mains levées du pape, fait écho la baguette que Rommel pointe autoritairement sur la carte, désignant sans doute là où il veut attaquer; et comment à ces deux gestes du pouvoir (religieux, militaire), répondent les gestes de souffrance et de lamentation de celles qui n’ont plus rien, ces femmes russe qui déterrent et embrassent tragiquement leurs morts. »

Rommel...

 

Brecht quitte l’Allemagne nazie le 28 février 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag qui déclenche la chasse aux communistes. Il ne revient dans son pays natal qu’en 1948 après avoir poussé  ses valises là où il le pouvait devant l’avancée allemande : France, Danemark, Finlande, URSS, Etats-Unis. Pendant son exil il rassemble images, articles, citations, qu’il colle dans son Journal de travail et à partir desquels il construit son ABC de la guerre. Proche en cela de toute une littérature et de toute une science humaine européenne des années 30 (Döblin, Benjamin, Breton, Warburg, Simmel), il privilégie la forme du montage et les associations d’images et de textes, seules manières de rendre compte de la modernité urbaine, de l’accélération du temps de l’âge industriel, puis de la catastrophe en cours. L’atlas plutôt que la chronologie comme le disait Compagnon de Proust.

L’ABC quant à lui a été publié dans sa version définitive en 1955, au moment où s’achève le Journal de travail, mais les deux livres sont contemporains et jumeaux.

REV-DIDIHUBERMAN Après avoir identifié ce qu’ils devaient à « la position de l’exilé » de Brecht, et mis en lumière la « disposition aux choses » de ce dernier, faite d’ironie grinçante et d’attention aux victimes, la magistrale analyse qu’en donne Georges Didi-Huberman dans Quand les images prennent position se tourne vers la « dysposition des choses » à l’oeuvre dans les deux livres, dans une troisième partie qui est un éloge circonstancié du montage. On comprend qu’aux yeux du philosophe français l’artiste qui sait en jouer semble jouir d’un privilège visionnaire que n’a pas l’historien.

 

En juxtaposant des images sans autre rapport apparent que leur contemporanéité, Brecht dévoile les mécanismes cachés de la destruction. En détournant le sens admis des photographies grâce à ses épigrammes ironiques et accusateurs, il pointe la responsabilité des maîtres du monde. En rassemblant des événements éloignés dans l’espace mais auxquels une thématique commune donne un air de famille signifiant, il se joue du sens de l’histoire et la « remonte ».

 

Brecht, Journal de travail, 12 juin 1940

« Cocteau affirme que le camouflage des tanks vient indirectement de Picasso qui, avant la (Première) Guerre mondiale, aurait suggéré à un ministre de la guerre français de rendre les soldats invisibles par ce procédé. Cocteau se demande également si les sauvages ne se couvrent pas de tatouages moins pour faire peur que pour se rendre invisibles. L’idée est bonne. On rend quelque chose invisible en détruisant sa silhouette, en lui donnant une forme inattendue, donc en le rendant non pas discret, mais voyant, mais étrange! Les Allemands marchent sur Paris. » (cité par Georges Didi-Huberman, p.136)

 

Crâne soldat

 

Même si Didi-Huberman, suivant Philippe Ivernel, invite à se méfier des comparaisons séduisantes avec le memento memori de l’allégorie baroque, on voit que Brecht donne une leçon ancienne sous des formes nouvelles: les choses ne sont pas seulement telles qu’elles apparaissent. La chronologie est une forme de piège si elle cache ce qu’il y a de fondamentalement anachronique dans tout événement. Le passé est toujours présent sous une forme ou sous une autre, qu’il appartient à l’artiste de dégager par des rapprochements.

L’oeil du vingtième siècle, comme l’illustrera plus tard, entre autres, Claude Simon, a perdu confiance dans le récit qui n’a que les apparences de la logiques, il doute de pouvoir tout voir et préfère, plutôt qu’une ample compréhension, la confrontation saisissante d’éléments épars. Le démontage de l’histoire, son remontage selon une raison plus lyrique que logique, permet seul de faire entendre la protestation de celui qui sait bien, tout marxiste soit-il, qu’il n’y a pas de « raison dans l’histoire » et que le discours des savants ne peut dissimuler notre condition d’enfant quand les chars déboulent et les obus tombent.

Cette « position de l’enfant » serait-elle la plus juste, la plus judicieuse? La plus efficace? La leçon a été retenue par Ourednik, de manière encore plus distanciée dans sa « brève histoire du vingtième siècle » aux apparence d’abécédaire. Laisser l’imagination faire des rapprochements a priori incongrus pour apprendre « quelque chose d’autre ». Mais on « s’expose aux images » comme on s’expose au soleil.

 

Celui qui, comme moi, a reçu une formation d’historien regarde en effet le travail de Brecht, d’Ourednik, et l’interprétation de Didi-Huberman avec un mélange de fascination, d’admiration et de circonspection. Celui qui a appris à tisser des liens (chrono)logiques, à se méfier des rapprochements hâtifs, des anachronismes, de l’émotion et du lyrisme, ne peut que se raidir un peu face à tant d’étrangeté. Qu’apprend-on vraiment des montages de Brecht? Qui les regarde? Pour qui Ourednik écrit-il? N’est-ce pas le privilège de celui qui, comme Didi-Huberman, sait déjà l’histoire, que de se délecter de cette mise en pièce des événements et de leur représentation? Il y a dans cet appel à réconcilier art et savoir quelque chose d’exaltant, d’utopique, d’inquiétant. La fin du texte s’en fait l’écho, qui évoque les possibles défaillances de la pédagogie par le montage, l’écart trop grand qui peut se creuser entre les images, les mots et les faits. Il peut y avoir, à l’évidence, un mésusage de l’imaginaire. La célébration de Pie XII a quelque chose à voir avec le geste de Rommel, mais Brecht ne nous en dit pas le tout, et les livres d’histoire consacrés à l’un et à l’autre ne sont pas de trop.

couverture images

Pour regarder correctement le travail de Brecht il faut aussi lire le manuel de savoir-voir de Didi-Huberman. Pour comprendre le vingtième siècle, il faut certes se plonger dans l’ABC et le Journal de travail, l’Europeana d’Ourednik, les textes de Benjamin, de Claude Simon, les images d’Eisenstein ou de Godard mais toujours garder à portée de main les livres d’histoire de Hobsbawm, Mosse, Audoin-Rouzeau, Enzo Traverso, Kershaw, Browning, Werth, Figes

Se laisser séduire et fasciner, mais toujours avoir en tête l’avertissement de Monsieur Teste

PaulValery

Paul Valéry, Monsieur Teste (dialogue avec Monsieur Teste), p.109-110

« – Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations: la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens. Vous serez pris par la douceur ou par le charme de n’importe quoi, vous serez passionné par la passion d’un autre; on vous fera penser ce que vous n’avez pas médité et pesé; vous serez attendri, ravi, ébloui; vous tirerez des conséquences de prémisses qu’on vous aura fabriquées, et vous inventerez, avec quelque génie, – tout ce que vous savez par coeur.

– Le plus difficile est de voir ce qui est, – soupirai-je » (L’imaginaire Gallimard)

 

Note:

Le Journal de travail de Brecht est disponible aux éditions de l’Arche. L’Abc de la guerre a fait l’objet d’une belle édition aux éditions des Presses Universitaires de Grenoble, dans une traduction de Philippe Ivernel. Des photogrammes inédits accompagnent l’édition originale. Ce livre est malheureusement épuisé.