18.5.

18 Mai 2019

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Alors que la guerre était depuis longtemps perdue, jusqu’en mai 1944, des transports ont été acheminés de l’ouest vers Kaunas. Les dernières nouvelles parvenues des prisonniers enfermés dans les caves de la forteresse en témoignent. Nous sommes neuf cent Français, écrit Jacobson, qui a relevé ce graffiti sur la paroi de chaux blanche du bunker. D’autres gravaient juste une date ou un lieu avec leur nom: Lob, Marcel, de Saint-Nazaire; Wechsler, Adam, de Limoges; Max Stern, Paris, 18.5.1944. Assis au bord des douves de la forteresse de Breendonk, j’ai achevé la lecture du quinzième chapitre de Heshel’s Kingdom, puis j’ai repris mon chemin pour Malines, où je suis arrivé à la tombée de la nuit.

En ce jour anniversaire je relis les dernières lignes d’Austerlitz. Comme l’indique l’éditeur dans une note, la date

18.5.1944

fait  à la fois référence au dernier convoi parti de Drancy avec 878 juifs pour Kaunas, et à la naissance de l’auteur, qui s’y introduit ainsi (dans ces lignes, dans ce convoi, dans ce fort) comme un fantôme

Max Stern

au crépuscule, quelques semaines avant sa propre mort.


Le mur, la nuit

3 janvier 2019

Thomas Jones Mur à Naples 1782

Noté sur le carnet bleu, daté du 2, alors qu’on est déjà le 3, dans la nuit:

Insomnie. Je retrouve P. dans le salon. Lui aussi.

JC Bailly sur Thomas Jones. Première aventure galloise.

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Il n’y est presque question que de Naples. C’est le geste du peintre qui permet le va-et-vient avec le Homeland.

Ce qui change, et radicalement, ce sont les couleurs, le climat, c’est l’absence de la référence humaine dans le paysage, mais le sentiment de l’espace, le sentiment que l’espace est la forme intransitive du temps, demeure.

Puis Bergounioux, encore et toujours. Comme souvent j’ouvre au hasard, mais un même moment de l’année, espérant (ou redoutant) d’y trouver, comme à d’autres époques ou en d’autres lieux les lecteurs de certains livres sacrés,

Sa. 8.1.2005

Cathy, qui s’est levée très tôt, quittait déjà la maison pour le laboratoire lorsque j’ai ouvert les yeux. Je finis de dactylographier les pages hasardées depuis la Toussaint.

L’après-midi, à Versailles puis à Vélizy où Cathy a commandé un lit pour la petite. Il n’est pas arrivé. Au retour, elle allume le feu, s’installe sur le canapé avec un roman policier, une coupe qu’elle a remplie de dragée, et de la voir ainsi occupée, toute à elle-même et à ce qu’elle fait, me remplit, par procuration, d’un parfait bonheur, moi que l’anxiété, la haine de soi, tire continuellement à la périphérie, loin du repos, hors du présent. »

un reflet.

Moi : moins la haine de soi que la crainte de toute perte, de toute disparition. C’est ce que je laboure, c’est ce que je pétris la nuit.

M. opéré : j’imagine son corps ouvert, ses artères, la Leçon d’anatomie de Rembrandt.

Noté enfin cette phrase pour B. ou autre création :

il avait besoin d’imaginer la première phrase du lendemain pour pouvoir s’endormir

Au matin, l’huile sur papier de Thomas Jones m’accompagne encore, mêlée à celle d’un tableau bien plus connu, de Vermeer – mais pas celui où Proust isole le « petit pan de mur jaune »,

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– plutôt celui-ci,

La ruelle 1658

où j’entends encore les mots de la nuit.


Take Shelter

20 juin 2018

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C’était juin; c’était quelques jours avant la fin du moi de juin. c’était 1976. J’écris ce souvenir. Il s’est passé plus de vingt ans. Je pourrais peut-être retrouver le jour exact de mon passage au Holiday Inn de Winona, mais je n’essayerai même pas. Après les 20 miles ou environ d’une ration de marche quotidienne le long du fleuve (distance moyenne d’un Holiday Inn à un autre Holiday Inn ou, à défaut, quelque autre motel semblablement confortable), le luxe d’un long bain chaud, le luxe du grand lit, le repos mental de la vieille série à la télé (sinon Gilligan’s Island, The Munsters, sinon The Munsters, I love Lucy; ou une autre encore; quelques Star Trek de la première époque, par exemple (?)), étaient la récompense attendue de l’effort, le repos bien mérité (le bain chaud, le lit, l’écran) de jambes déjà chargées de tant de kilomètres solitaires, depuis Grand Rapids (Minnesota; pas le plus connu Grand Rapids, qui est dans le Michigan) le long des routes: Highway 61 (principalement). Or l’image s’est brouillée brusquement, l’écran est devenu noir, puis laiteux; une voix calme mais pressante m’a annoncé, à moi personnellement (comme à tous les habitants de Winona et à tous les automobilistes de la région munis de radios) l’arrivée imminente d’une tornade: TORNADO WARNING.

(Jacques Roubaud, La bibliothèque de Warburg, p.7)


Je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion (P. Deville)

23 juin 2016

à Libreville

Car tout âge se nourrit d’illusions, sinon les hommes renonceraient tôt à la vie et ce serait la fin du genre humain.

Conrad

Certains détails suffisent à une lecture géopolitique du début de ce troisième millénaire. Les grilles de l’ambassade de France ont été déposées, remplacées par un mur plein, de près de quatre mètres de hauteur. Des étals de réparation de téléphones tenus par des Chinois viennent d’ouvrir dans le marché du Mont-Bouët. Cette ville dans laquelle les Chinois s’installent quand les Européens se barricadent semble pourtant toujours aussi familière. Il y a ici un quartier Sorbonne et un quartier Océan, un cimetière Lazaret et un quartier London.

Chaque matin, après la lecture de L’Union à une table de Chez Claude, boulevard de l’Indépendance, je me rends à l’antenne de l’AFP dans l’immeuble d’Air Cameroun pour y prendre connaissance de l’actualité. Puis je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion. Parcourant la ville au gré des trajets imprévisibles des taxis collectifs, on peut constater l’envahissement des églises « éveillées », du Christ Sauveur ou du Septième Jour. Des évangélistes enflamment un public souvent pauvre et féminin, avec une prédilection pour les quartiers périphériques que désigne l’euphémisme sous-intégrés, comme Kinguélé ou Cocotiers. Si certaines de ces églises se sont implantées dans des locaux désaffectés, une ancienne menuiserie à Beau-Séjour, d’autres, de manière plus inquiétante, semblent empiéter sur le secteur bistrotier, tel cet ancien café toujours empli de ses chaises en plastique rouge et de ses publicités alcooliques en face de l’immeuble Beyrouth.

(Equatoria, p.53)

PS: Pendant ce temps, je poursuis moi aussi mon enquête, paresseusement, sur d’autres carnets que Norwich. Pour des raisons pratiques, j’ai rapatrié l’un d’eux, Extractions, sous WordPress. Ce sera donc Extractions (2). Sa particularité : se limiter strictement à la récolte de matériaux. Donc pas d’analyse ni de commentaire, mais de belles prises qui pourraient servir et plaire. Une sorte d’entrepôt qui tirerait vers le cabinet d’amateur, ou l’inverse. En attendant que l’envie me reprenne ici.

Lectures croisées (2)

12 septembre 2015

Alexandre Friederich, Fordetroit, p.12:

Le  noir au pantalon maculé de sang s’élance vers le débit de liqueurs. Il manque la porte et chute. Les autres tiennent le trottoir. Au-dessus du panneau River Rouge volent trois mouettes. Les buveurs n’iront nulle part: ils ont jeté leurs chaussures, ils claquent des dents.

Celui qui est tombé se relève. Dans l’herbe, il y a un tonneau et une lanterne. Depuis deux jours, mon monologue intérieur est moins vif, l’activité du puits de langage – on se penche sur soi et toute une glossolalie joue sa musique – baisse ; j’ai retrouvé le sommeil et je vois des lanternes dispersées dans cet univers en effondrement. Lanternes sur les porches des maisons, lanternes clouées et suspendues, lanternes ou simples ampoules qui diffusent une lumière poussive. Mais le ciel se couvre, le soleil disparait, tout devient gris. Il pleut. Je tire mon vélo contre le magasin. Le groupe des ivrognes m’observe, puis une sorte de folie gagne les corps.

(Allia, 2015)


La leçon (3): contrechamp

8 juillet 2015

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Je mets vite cette image de trois des héros des Mille et une nuits de Miguel Gomes pour annuler celle de Leparmentier et Quatremer, faire en sorte qu’elle ne reste pas trop longtemps sur l’écran quand j’ouvre ce blog. Annuler? J’avais aussi écrit « effacer », « laver », « oublier ». Or le film de Miguel Gomès n’efface pas, ne lave pas, ni n’annule. Il permet moins d’oublier que de combattre les images des Leparmentier et Quatremer (qui représentent finalement plus un type que deux individualités (« ça parle » à travers eux comme disait je ne sais plus qui), et que je finis par associer à « Bouvard et Pécuchet » à force de les accoupler). A leurs sourires arrogants, leurs mots vides, leur bêtise replète, leur esthétique du selfie, opposer comme un contrechamp les images de Gomes, pleines de désordre joyeux, de voix inentendues, de silences aussi qui parfois subliment le plan. Se baigner dans cette beauté sans confort, toujours menacée, comme dans le conte oriental. Bon été.

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La leçon (2)

7 juillet 2015

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Une image (juste une image…) de l’état du monde. Forme, temps, lieux.

D’autres sont .

Image: Selfie d’Arnaud Leparmentier, journaliste au Monde, et Jean Quatremer, journaliste à Libération, le 2 juillet 2015, jour d’une manifestation de soutien au peuple grec à Paris. Capture d’écran réalisée par l’équipe d’Acrimed.

La leçon

9 juin 2015

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W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.25

Dans ses méditations philosophiques, qui constituent une contribution essentielle à l’histoire de la sujétion, Descartes enseignait qu’il faut détourner son regard de la chair incompréhensible, le fixer sur la machine disposée en nous, sur ce qui peut être compris totalement, utilisé plus efficacement et, en cas de dysfonctionnement, réparé ou mis au rencart.

(Actes Sud, Traduction B. Kreiss)

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Images:  Emmanuel Macron, ministre de l’économie, visite l’usine Daher à Saint-Aignan-Grandlieu (Loire-Atlantique), le 18 mai, Le Monde, Pool/Reuters, 7 juin 2015 ; Rembrandt, La leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632

Lieux rêvés (8)

14 mars 2015

London

Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, p.250:

Mais, contre toute évidence d’immatérialité, je m’abandonne souvent à cette rêverie. J’imagine toute difficulté abolie: je vivrais dans un mews, à Chelsea. J’occuperais le basement, comme dans un sett de blaireau. Le reste de la maison, étroite, avec un petit jardin sur l’arrière, serait partagé (je ne serais pas seul).

Comment vivrais-je? Le silence, les jardins, la lecture, « la suspension du jugement », les marches, les pubs, la bibliothèque; ce que je vis parfois dans Londres devenu permanent.

J’atteindrais à l’absence de désir, à l’endormissement de mes facultés, à la non-souffrance, au non-espoir non-désespoir.

Ce serait la chute définitive: du Projet et ce projet; du Grand Incendie de Londres en Londres, en lecture quotidienne de Londres, ma ville-rêve, ma ville-langue. Ma ville privée.

Peut-être rien.

(Seuil, 1989)
Image: Photogramme tiré de London, de Patrick Keiller.

Etranges créatures

18 février 2015

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Matthias Zschokke, Maurice à la poule, p.147-149:

Il est toujours stupéfiant de voir l’impassibilité avec laquelle l’être humain, depuis des milliers d’années, passe son temps si chichement compté à rester assis, couché, à parler de tout et de rien, à grignoter de petites choses sans avoir faim, à siroter des liquides sans avoir soif, à contempler des choses qui ne lui disent rien, à emprunter des chemins qui conduisent dans des lieux où il n’a rien à faire, ancré dans la ferme conviction qu’il est un être doué de raison et qu’il a réfléchi à ceci ou à cela, alors qu’en vérité, il ne pense à rien, qu’il se contente d’avancer sans se poser de questions, tirant sans cesse les mêmes conclusions erronées, tournant en rond depuis des milliers d’années, saisissant au vol des bribes de conversations venant des tables voisines et traitant de lunettes de soleil ou de fourrures, de viande crue, d’étagères, de la pluie et du beau temps, jusqu’à ce que soudain, l’un d’eux disjoncte, une mère par exemple, elle déambule dans son appartement tard le soir, ôte un vêtement après l’autre, les arrose d’alcool à brûler, y met le feu, les laisse tomber derrière elle, puis soudain, elle pense à son fils de neuf ans qui dort et qui ne doit pas brûler en étant conscient, elle va chercher un marteau à la cuisine, pénètre dans la chambre d’enfants et fracasse à coups de marteau le crâne du garçon qui dort, elle est effrayée par le bruit des os qui se brisent, se frappe elle-même sur la tête, de rage, elle est prise de pitié pour ce petit tas tressaillant, le porte jusqu’à une fenêtre du salon, l’ouvre, pour que l’enfant n’étouffe pas dans la fumée, réveille, toute sanguinolente, son second fils, qui a une année de plus, et l’envoie chercher les pompiers, celui-ci a un choc, part en courant, les pompiers arrivent, éteignent l’incendie et emmènent le cadet à l’hôpital où l’on établit que l’aire du langage est détruite, il ne parlera plus jamais, la mère est internée… Et l’être humain est toujours assis là, sur des chaises de jardin, devant des petits-déjeuners, devant des établis, il boit de la bière, râle sur le temps qu’il fait, parle de jantes de voitures et d’inondations, d’escroquerie à l’assurance et de collections d’été soldées, le soleil se lève, le soleil se couche, l’être humain gazouille, un moineau sur le toit, il sautille par-ci, par-là, picore des miettes, se bourre sans avoir été vide, se couche sans être fatigué, se lève sans être reposé, traverse des places, aboie, saute à l’eau, parcourt une certaine distance à la nage, s’étend au soleil pour se sécher, ne sait pas le moins du monde ce qu’il fait, affirme que c’est son père qui est responsable de tout, ou sa mère, responsable de quoi, il ne le sait pas, de lui-même, il croit réfléchir, mais il ne sait pas comment on fait pour réfléchir, il s’assied, se couche, se lève, arpente des places, trotte le long des rangées de façades, sonne, hennit quelque chose, mange comme quatre, se laisse atteler à des charrettes, tire jusqu’à l’épuisement, on peut lui attacher des tonnelets autour du cou, il creuse et gratte dans les avalanches, déterre ses semblables, et soudain, voilà à nouveau quelqu’un qui perd la tête, met en pièces quelques-uns de ses collègues au bureau, est incarcéré, puis meurt, d’autres encore se jettent dans des activités totalement infernales pour que leur vie de galérien couvre le bruit bien plus menaçant qui résonne au fond d’eux-mêmes, ces choses non-éclaircies, pour ne pas perdre définitivement la raison, ce qui se produirait inévitablement s’ils s’exposaient à la réalité sans protection aucune, ces étranges créatures, les humains, qui soudain perdent la tête et en coupent d’autres en morceaux.

(Editions Zoé, 2009, traduit par Patricia Zurcher)

Illustration: Albert Anker, Maurice à la poule, 1877 (couverture du livre)