On the road (12)

1 mars 2014

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Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, p.54

Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-services et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement »; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.

(Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005)

Photo: Dennis Hopper


On the road (11)

4 février 2014

Westminster, MD

Il traverse Frederick, une ville décourageante, parce qu’une heure plus tôt il avait cru arriver à Frederick alors que c’était en fait Westminster.

(John Updike, Coeur de lièvre, 1960, Seuil, traduit par Jean Rosenthal)

Le mardi 7 octobre 1941

11 janvier 2011

Dans la guerre (22)

Vassili Grossman, Iasnaïa Poliana

Iasnaïa Poliana. Je propose d’y passer. La emka tourne et quitte cette chaussée en folie, « l’arche de Noé » suit derrière. Au milieu des boucles d’or du parc automnal et de la forêt de bouleaux, on aperçoit des toits verts et des murs blancs. Voici l’entrée. Tchekhov, arrivé là, s’est avancé jusqu’à cette entrée, et, saisi d’un accès de timidité à la pensée qu’il allait, dans les minutes qui suivaient, voir Tolstoï, a fait demi-tour et s’en est allé à la gare prendre le train pour Moscou. Le chemin qui mène à la maison est tapissé de quantité de feuilles, rouges, orange, jaune d’or et citron clair, c’est vraiment beau. Et plus c’est beau, plus c’est triste, l’époque veut ça…

A l’intérieur règne la détestable agitation fiévreuse qui précède les départs. Des caisses sont empilées. Les murs sont nus…

Avec une force étonnante, j’ai été saisi d’un sentiment soudain : les voilà, les Lyssye Gory [« Monts Chauves »], le voilà qui part, le vieux prince malade, et tout est venu se fondre en quelque chose qui ne faisait plus qu’un tout unique, ce qui se passait il y a plus de cent ans et ce qui se passe maintenant, aujourd’hui même, ce qui est décrit dans le roman avec une force et un justesse telles qu’il semble qu’il s’agisse du destin non pas du vieux prince Bolkonski, mais du vieux Comte Tolstoï, ce qu’il est désormais impossible de séparer de la vie et qui est devenu la réalité supérieure de la guerre d’il y a cent ans, la seule réalité qui soit parvenue jusqu’à nous, l’unique vérité sur une souffrance qui s’en était allée et qui revient à nouveau nous envahir…

Rencontre avec Sofia Andreevna [pette-fille de Tolstoï]. Elle est sereine et accablée… Elle raconte que le secrétaire du comité régional a promis de donner des wagons pour tout évacuer, mais arrivera-t-on à le faire, maintenant que les Allemands sont si près et qu’ils avancent aussi inexorablement ? Nous avons évoqué Moscou et les amis qui ne sont plus, et nous nous sommes tus en songeant à leur triste sort. Puis nous avons parlé de ce dont tout le monde parle, avec un sentiment de douleur, de perplexité, d’affliction : de la retraite…

La tombe de Tolstoï. Au-dessus d’elle les avions de chasse hurlent, les explosions sifflent. Et cet automne majestueux et calme. Comme c’est dur. J’ai rarement ressenti une douleur pareille.

(…)


Accélération (4): décélérations

7 novembre 2010

Voici douze ralentis, pauses, sorties de piste. Des moments et des mouvements suspendus hors du temps que j’ai trouvés chez W. G. Sebald et quelques autres, comme c’est la règle sur ce blog. Je laisse aux plus joueurs le plaisir d’identifier les auteurs et les oeuvres :

Ralenti 1

Les morts n’étaient-ils pas hors du temps ? Les mourants ? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux.

Ralenti 2

Ce qui est certain, c’est que jamais plus je ne me suis reposé de cette façon, les pieds obscènement posés par terre, les bras sur le guidon et sur les bras la tête, abandonnée et brimbalante. C’était en effet un triste spectacle, et un triste exemple, pour les citadins, qui ont tellement besoin d’être encouragés, dans leur dur labeur, et de ne voir autour d’eux que des manifestations de force, de joie et de cran, sans quoi ils seraient capables de s’effondrer, en fin de journée, et de rouler par terre.

Ralenti 3

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui trainent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ?

Ralenti 4

C’est qu’aujourd’hui encore et, à y regarder de près, aujourd’hui surtout, quiconque voyage à pied, à moins de correspondre à l’image de l’estivant randonneur, suscite immédiatement la méfiance des habitants de la localité où il vient à passer.

Ralenti 5

Dès lors il me parut impossible de ne pas contempler le fleuve roulant ses eaux lourdes dans le crépuscule, les péniches en apparence immobiles, enfoncées jusqu’au ras de la ligne de flottaison, les arbres et les fourrés sur l’autre rive, les fines hachures verticales striant les vignobles (…)

Ralenti 6

Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de ****, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge.

Ralenti 7

A Smederevo, là-bas derrière le fort au bord du fleuve que les Allemands avaient à demi fait sauter pendant la Seconde Guerre mondiale, pas un bruit ne parvenait de l’eau lumineuse et spacieuse qui pourtant coulait rapidement ; pendant toute l’heure sur la rive pas le moindre glougloutement, pas le moindre gargouillement, aucun bruit.

Ralenti 8

Malachio coupa le moteur. Le bateau roulait au gré des vagues et un long temps, me sembla-t-il, s’écoula. A nos yeux s’offrait l’éclat déclinant de notre monde, une vue dont on ne se laissait pas de se repaître, le spectacle d’une ville céleste. Le miracle de la vie née du carbone, entendis-je dire Malachio, part en flammes.

Ralenti 9

Comme flottant entre deux eaux, à la façon de quelque monstre marin aveugle et très vieux, quelque cétacé blanchi émergeant de la préhistoire, vaguement phallique, son avant aux contours imprécis est apparu, sortant lentement des ténèbres au milieu des rafales de neige (…)

Ralenti 10

On entendait au loin la rumeur étouffée de la ville et dans le ciel le grondement des gros avions qui à une minute d’intervalle apparaissaient au  nord-ouest à la hauteur de Greenwich et planaient très bas, incroyablement lents, me semblait-il, pour disparaître vers l’ouest en direction de Heathrow.  Tels des monstres retournant le soir à leurs tanières ils restaient suspendus au-dessus de nos têtes dans l’air qui s’assombrissait, les ailes écartées du corps, comme tétanisées.

Ralenti 11

Juste à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il s’en fallut d’un cheveu que je ne quitte la route en voyant s’élever lourdement, tel un monstre préhistorique, un Jumbo au ras de la véritable montagne d’ordures accumulées à cet endroit. Il laissait échapper derrière lui une trainée de fumée noirâtre et un instant j’eus l’impression qu’il avait battu des ailes.

Ralenti 12

Il semblait qu’on glissât tout naturellement sur cette large chaussée. Les dépassements, si tant est qu’ils eussent lieu étant donné les infimes différences de vitesse, s’effectuaient avec une lenteur telle que, avançant ou reculant pouce par pouce, on devenait pour ainsi dire une connaissance de voyage du conducteur sur la file d’à côté.

Ces derniers extraits, où la plus grande vitesse donne l’impression de la plus grande inertie, me font penser aux remarques de Marc Desportes dans Paysages en mouvement: les moyens de transports modernes (trains, automobile, avions…) ont poussé le regard à se porter au loin, vers un arrière-plan de plus en plus panoramique, de plus en plus stable, de plus en plus immobile en comparaison du premier qui, pendant ce temps, file à toute vitesse et échappe à l’œil humain.

Ils me rappellent aussi que parmi les cinq formes de décélérations identifiées par Hartmut Rosa dans Accélération, la plus paradoxale, même si ce n’est pas la mieux étayée, est celle qui relève de la « pétrification culturelle et structurelle », principe selon lequel la vitesse des changements dans nos « sociétés modernes avancées » n’est que le masque de l’immobilité et de l’absence d’avenir.

Images: Photogramme tiré de L’emploi du temps de Laurent Cantet (2001); La lagune de Venise et les cheminées de Mestre, photographie Romain Bonnaud; Photographie tirée de Vertigo; Le long de la Metro North Railroad, entre New York et Beacon, par Romain Bonnaud.

Hédi Kaddour: Paris-Londres par Gosford Park

28 janvier 2010

Hédi Kaddour aime le cinéma. A un moment, à peu près au milieu de son roman Savoir-vivre, il y a un gros morceau de Gosford Park.

« Et ça repleut, mais la pluie ne suffit pas à vous faire renoncer au paysage, et il faut parfois s’arrêter malgré la pluie, parce que her ladyship a toqué à la vitre de séparation, on se retourne, elle ne veut pas crier, elle montre simplement sa bouteille thermos, ça veut dire que comme d’habitude elle n’arrive pas à l’ouvrir, elle roule en voiture avec chauffeur et femme de chambre et elle est encore plus maladroite que le dernier des clochards alcooliques, le chauffeur s’arrête sur le bas-côté, on descend, on fait le tour de la voiture, on ouvre la porte, on ouvre la bouteille thermos, il pleut à verse, ça fait longtemps que votre manteau est transpercé, vous servez le thé dans un capuchon de la thermos, vous attendez que la maîtresse ait fini, elle fait la grimace, c’est sa façon de vous remercier, vous reprenez le gobelet, vous égoutter, vous le revissez, vous rangez le thermos, vous remontez dans la voiture, on repart, la seule chose à quoi se raccrocher c’est que le chauffeur vous a fait un sourire amical, vous n’êtes pas seule. » (Savoir-vivre (S-v), p.133)

C’est au début des années 1930. Le film de Robert Altman pratique une sorte de coupe dans un château de l’aristocratie anglaise déclinante, pour en faire apparaître, des cuisines aux chambres, des coulisses à la scène, les hauts, les bas, les milieux, les recoins obscurs, mais aussi les circulations subtiles qui rendent possible l’existence de ce monde perdu, tout en ruinant ses assises.

La domestique qui guide le regard est une jeune première, bonne et innocente, mais perspicace. La vérité viendra du sous-sol : bien mieux (bien plus vite) que le policier débonnaire, elle résout le mystère et découvre l’auteur du crime. Non, l’inspecteur ne réunira pas les invités dans la grande salle pour leur annoncer qui, où, comment…

Empruntant l’héroïne comme un hommage au film, Hédi Kaddour la fait d’abord un peu errer à travers l’île de Grande-Bretagne, avant de l’amener à Londres. Il la transforme, lui offre un passé et un avenir, organise une rencontre avec Max et Lena, deux échappés de Waltenberg. Elle prend une épaisseur troublante.

Il lui réserve son coup de théâtre.

Grâce aux Pierres qui montent, son journal paru le même jour que le roman, on devine où et quand l’idée lui est venue. Nous sommes à Paris, pas loin de la Place d’Italie.

3 janvier:

« Minuit passé. Quelques scènes de Gosford Park (Altman) en DVD. L’arrivée des invités au château. Les femmes de chambre vont mettre les bijoux au coffre-fort. Un des valets du château, allure insolente, enregistre et range les boîtes dans le coffre ouvert, grand comme une armoire. A un moment il est seul, il se tourne, lance la main dans la partie invisible du coffre. Un truand? Il en sort une cigarette allumée, tire une bouffée, remet la cigarette en place. Altman et l’art de suspendre le spectateur, de lui dégourdir l’attention. » (Les Pierres qui montent (PQM), p.16)

Des motifs passent d’un texte à l’autre: portes, escaliers, couloirs mènent de la cuisine du journal au salon du roman. Et inversement. Toutes les pièces, tous les chemins communiquent et convergent en un lieu commun: la bibliothèque (le lieu du crime chez Altman). La prose d’Henry James, celle de Virginia Woolf, de Colette, objets (entre cent) de profondes analyses du journal, irriguent aussi le roman, mais de manière plus discrète. Que les écrits autobiographiques éclairent la genèse de la fiction, la chose n’est pas nouvelle en littérature. C’est la simultanéité de leur publication qui attire ici l’attention. Il y a plus qu’une coïncidence: un projet. L’auteur dit avoir longtemps souhaité faire paraître les deux en un seul volume qui aurait proposé Savoir-vivre comme un feuilleton au cœur des Pierres qui montent. L’ordre imposé des jours aurait été contaminé par l’ordonnancement artiste : une reprise en main de l’agenda, une manière de contrer l’objection faite au journal (« simple livre des jours » (PQM,p.133), « lâcheté de l’écrivain » (Drieu), (PQM, p.205)), celle de déléguer au temps le travail de composition. L’éditeur (Jean-Marie Laclavetine, chez Gallimard) l’en a finalement dissuadé.

Je m’amuse à refaire le parcours de l’un à l’autre. Un fil au hasard:

Ces portraits, ces reflets:

« l’une des deux femmes de chambre avait un air autoritaire, c’était la plus grande, et l’autre avait ce qu’il fallait bien appeler une tête d’empotée, tirée à quatre épingles et empotée, comme terrorisée par sa voisine, et la grande n’était rien d’autre qu’un sinistre garde-chiourme, la tête de quelqu’un pour qui c’est bien fait d’en être arrivé là, en col de dentelle, et ça se passait dans un miroir, la grande femme de chambre c’était elle. A ce moment-là elle n’avait pas supporté ce qu’elle était en train de devenir. » (S-V, p.136)

« Cheveux trop longs, barbe incertaine, œil fatigué, chemise froissée, pantalon à deux balles, chaussures de sport blanc sale, téléphone à l’oreille: moi, dans la vitrine. » (PQM, 31 août, p.251)

Des images en écho et, plus encore, un même souci, une hantise: l’écriture juste. Savoir-vivre peut en effet se lire comme une mise en pratique et une mise en scène des préceptes développés dans les Pierres qui montent. La preuve aussi que le moment « langue littéraire », récemment identifié par l’équipe de Julien Piat et Gilles Philippe, n’est pas mort avec le vingtième siècle.

Dans les deux livres, au centre des préoccupations: le mot, le rythme, les images. La phrase littéraire doit se distinguer de celle de la langue ordinaire. L’attention se porte en particulier sur sa « droite », c’est-à-dire sur sa fin, qu’on la gonfle ou qu’on l’achève d’une coda bien sentie. Elle doit surprendre, être originale, faire entendre cette « langue étrangère » qui est l’idiome de la grande, la seule littérature. Corriger un mouvement ternaire s’il est attendu (et ajouter ou retrancher un dernier terme), sabrer dans les cohortes d’adjectifs, éviter les « peut-être » et les « semblerait que », assumer, frapper. Bannir les images « prémâchées ».

Pour décrire le petit milieu des fascistes anglais ne pas dire « panier de crabes » mais « bol d’araignées » (p.82). (Inconvénient: lisant la seconde expression, je pense beaucoup aux efforts pour éviter la première.)

Plus explicites et pédagogiques, les atermoiements du journaliste. Ou comment peindre une mort crue, étrangement sensuelle, et faire des touches et retouches le moteur même du récit:

« … en se relisant, Max voudra corriger, comme par une griffe, c’est de la graisse grammaticale, il faut enlever comme, mettre un dos déchiqueté par une griffe monstrueuse, ou alors description sèche: giclées de sang, vertèbres à nu, chairs dissection à ciel ouvert, ça tremble, déflagrations de plus en plus denses, et il aura envie de remplacer déchiqueté par dénudé, qui est moins fort, mais justement, déchiqueté, ça prévient trop, ça parle déjà de la griffe. » (S-v, p.51)

La grande obsession des adverbes: partout il faut les débusquer et les chasser de la phrase.

Même la police s’y laisse prendre:

Le commissaire du roman:

« Elle doit être désemparée, il faut la rassurer rapidement, lui dire que si les choses se passent convenablement, il n’y aura vraisemblablement pas de prison. Vous voyez où j’en suis, Max, je parle avec des adverbes, je n’aime pas ça, en plus vos adverbes français sont plutôt longs. » (S-v, p.172)

Ce n’est pas la première incartade des forces de l’ordre. Le 30 mai dans le journal:

« Kiel. Festival du roman. Une pancarte au bord de la plage. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Etat a besoin d’adverbes: « Es ist polizeitlich verboten » » Note de bas de page: « c’est « policièrement » interdit… »  (PQM, p.164)

Dire…, ne pas dire…, pas étonnant que Peter Handke (les Carnets du Rocher par exemple: « un livre rétif ») apparaisse souvent dans les Notes et croquis. Ou Jules Renard, à la recherche de la « sécheresse idéale ». Il y a là un « puritanisme littéraire » sans aucun doute, qui peut même devenir, à force de recettes et d’interdits, un académisme paradoxal.

Il faut savoir se détendre un peu, Hédi Kaddour en a conscience. Il sait, lisant Stendhal, qu’un peu de « plâtre » est parfois nécessaire pour enrober le « marbre », et que le meilleur lecteur se fatigue de trop de perfection. A propos de l’ascèse de Jules Renard il note justement:

« Il en mesure le danger: « mon style m’étrangle » (12 janvier 1898) » (PQM, p.133)

Il lui arrive donc de donner un tour savoureux et burlesque à la leçon, en convoquant au besoin des autorités insoupçonnées:

« Expression toutes faites, phrases qu’on devine avant d’être arrivé au bout: l’impression d’écœurement, de prémâché que ça provoque au bout de quelques pages de Christine Angot ou de Max Gallo. Cela fait penser à Starsky et Hutch, une conversation en cours d’enquête, quand ils se restaurent à la va-vite dans un milk-bar. Hutch après deux ou trois bouchées:

« Starsky!

Oui Hutch?

Starsky, ce gâteau a déjà été mangé! » » (PQM, p.217)

Assez drôle aussi (mais est-ce volontaire?), cette citation du grand reporter Ryszard Kapuscinski, que Kaddour destine à ses élèves de l’atelier journalisme:

« Tous mes efforts visent à dire le maximum de choses dans une quantité minimale de mots et d’images, l’expulsion de tous les adjectifs. J’aime le trait clair, droit, parcimonieux. » (PQM, p.98)

En deux phrases, l’art d’énoncer une règle et de la renier trois fois.


L’invitation au voyage: Proust en train en voiture

25 juin 2009

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Sodome et Gomorrhe II, p.394 (Folio)

« Il peut sembler que mon amour pour les féériques voyages  en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici- de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féériquement dans une ville que nous voyions d’abord d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur de la salle. Il nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vraiment sous sa feuillée séculaire; ces cercles de plus en plus rapprochés que décrit l’automobile autour d’une vile fascinée qui fuyait dans tous les ens pour lui échapper et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée, où elle reste gisante à terre; de sorte que cet emplacement, point unique que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-mêmes comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ». »


C’est l’écoute, au long de mes voyages pendulaires et ferroviaires, des premiers cours d’Antoine Compagnon au Collège de France (ici et ), associée à un commentaire suggestif sur les goûts de Sebald en matière de paysages et de transports, qui m’ont amené à ce texte de Proust.

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Antoine Compagnon, au début de sa 5ème séance, voit dans la ville proustienne une image du livre, et dans le déplacement une métaphore de la lecture: tâtonnements du départ, repérages progressifs, orientation. La littérature devient un atlas, une carte. La Recherche (comme le monde) se lit en se perdant et en retrouvant son chemin, en train et en voiture: le train ménage un mystère, préserve le lieu dans ce qu’il a d’idéal pour le narrateur, désoriente, mais c’est un plaisir, comme on est désorienté au seuil d’un texte nouveau. L’automobile permet progressivement une reconnaissance de ce qui au départ était mystérieux, isolé. Source de plaisir là aussi, de bonheur, même si c’est au prix de la disparition du mystère. D’un côté la gare, palais qui contient le nom de la ville comme un trésor, de l’autre la route, qui permet de posséder (« amoureusement ») vraiment la ville.

Caractère ambivalent et incertain de toute lecture et de tout rapport à l’espace, qui invite à des rapprochements inédits, provoque des erreurs et des associations, illogiques en apparence, fécondes en réalité.

La mémoire de la littérature selon Proust, nous dit Compagnon, doit être à l’image de cette conquête problématique de l’espace. Pas une mémoire historique, topographique, chronologique, qui postule un progrès, qui associe un auteur à un autre par le simple fait de leur proximité dans le temps, mais au contraire une mémoire lacunaire, topologique, qui rapproche les oeuvres du fait de leur proximité esthétique (le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » selon la grand-mère du narrateur).

Marc Desportes, polytechnicien d’origine, comme Compagnon, cite beaucoup Proust dans son histoire des rapports entre transports et paysages, même s’il en fait un usage un peu différent.

Automobile club

D’abord l’opposition entre les deux moyens de transport, s’appuyant sur le même passage:

Paysages en mouvement, p.237

« Autre différence: l’automobile offre un contact plus direct avec le cadre traversé. Alors que le tracé rigide de la voie ferrée nie les inflexions du paysage, la route, inscrite de façon ancestrale sur le terrain, permet la découverte des sites. »

Mais très vite les points communs, prenant toujours Proust pour guide :

Pastiches et Mélanges, p.97 de la collection L’Imaginaire chez Gallimard

« A ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l’automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée  de septembre qe même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence »

Et Desportes d’insister sur « l’anesthésie » des autres sens que la vue, provoquée par l’isolement et le glissement de l’auto, en tous points comparables à ceux du train, sources d’une modification de la perception du paysage, qui se fait moins cohérent, moins rationnel, perçu dans un temps parfois suspendu puis brutalement accéléré.

Proust écrit à l’âge industriel, où la distance ne se mesure plus seulement dans les termes de la géométrie plane, en mètres ou en kilomètres, mais en termes de temps ou de position dans un réseau. Un âge où, pour le dire autrement, l’espace topologique prend le pas sur l’espace topographique.

L’entrée « Métrique » (mode de mesure des distances) dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des société (p.608), bible de la nouvelle géographie. C’est Jacques Levy, le maître d’œuvre, qui parle:

 » Le long primat de la « carte d’état-major » et de la distance euclidienne dans l’univers mental des géographes a retardé le moment de la prise de conscience d’une nécessaire distinction entre le conventionnel et l’universel, d’une utile réhabilitation des espaces subjectifs, traités jusqu’alors d' »erronnés » pour la seule raison qu’ils s’écartaient de la métrique euclidienne. On a compris que les réseaux avaient aussi leur distances ou encore que le contact entre deux espaces ne se faisaient pas forcément par une frontière linéaire »

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Par où l’on voit, me semble-t-il, que la Recherche, en contraste apparent avec la dimension aristocratique de la plupart des personnages, en contradiction évidente avec l’image d’œuvre d’art absolue, éthérée, qui lui est attachée, et loin des clichés qui opposent poésie et progrès technique, est bien un des produits les plus achevés de la modernité industrielle.

Mais pas seulement: Georges Poulet avait dès 1963 montré le caractère non euclidien, topologique, de ce qu’il nomme l’espace proustien, tout en le rattachant à une tradition plus archaïque:

Espace proustien

« Magique, ou, si l’on veut, surnaturelle. Rien qui ressemble plus, en effet, que le voyage proustien, à la façon dont, au dire des théologiens, les anges se déplacent. Pour saint Bonaventure ou saint Thomas, l’ange, en passant d’un endroit à un autre, n’a nul besoin de traverser un milieu intermédiaire. Il est ici dans cet instant, et il est là-bas dans l’instant suivant. La distance n’est pas dévorée. Elle est plutôt supprimée. L’être angélique joint d’un coup, et sans qu’il y ait le moindre entre deux, les lieux les plus éloignés (…) Mais il suffit, après être allé à pied, de monter en voiture, ou d’échanger un véhicule lent contre un véhicule rapide, pour que les dimensions du temps et de l’espace soient changées: « un village qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin » », p.94-95

Sommes-nous des anges, nous qui allons d’aéroports en gares, d’échangeurs en plates-formes multimodales?

Toujours est-il que, contrairement à ce que semble suggérer le début du passage cité de Sodome et Gomorrhe, l’artiste n’oppose pas un moyen de transport à un autre, mais doit voir le monde sans exclusive, par tous les « côtés ». Seule la multiplicité des voyages et des points de vue, leur combinaison, permet la surprise et le bonheur (esthétique) de la reconnaissance. Et même plus:

Georges Poulet, en conclusion de sa 7ème partie, p.105:

« Que sera le roman proustien pris dans sa totalité sinon cela, un immense paysage dont la lumière tournante fait apparaître successivement les multiples aspects? si bien que le déplacement sinueux qui en change constamment l’éclairage, n’est pas une caractéristique fortuite, une négligence ou une idiosyncrasie de l’écrivain; c’est une méthode, au sens cartésien de ce terme, c’est-à-dire un ensemble de démarches raisonnées pour approximer la réalité ».