Je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion (P. Deville)

23 juin 2016

à Libreville

Car tout âge se nourrit d’illusions, sinon les hommes renonceraient tôt à la vie et ce serait la fin du genre humain.

Conrad

Certains détails suffisent à une lecture géopolitique du début de ce troisième millénaire. Les grilles de l’ambassade de France ont été déposées, remplacées par un mur plein, de près de quatre mètres de hauteur. Des étals de réparation de téléphones tenus par des Chinois viennent d’ouvrir dans le marché du Mont-Bouët. Cette ville dans laquelle les Chinois s’installent quand les Européens se barricadent semble pourtant toujours aussi familière. Il y a ici un quartier Sorbonne et un quartier Océan, un cimetière Lazaret et un quartier London.

Chaque matin, après la lecture de L’Union à une table de Chez Claude, boulevard de l’Indépendance, je me rends à l’antenne de l’AFP dans l’immeuble d’Air Cameroun pour y prendre connaissance de l’actualité. Puis je poursuis mon enquête de terrain sur les progrès de l’illusion. Parcourant la ville au gré des trajets imprévisibles des taxis collectifs, on peut constater l’envahissement des églises « éveillées », du Christ Sauveur ou du Septième Jour. Des évangélistes enflamment un public souvent pauvre et féminin, avec une prédilection pour les quartiers périphériques que désigne l’euphémisme sous-intégrés, comme Kinguélé ou Cocotiers. Si certaines de ces églises se sont implantées dans des locaux désaffectés, une ancienne menuiserie à Beau-Séjour, d’autres, de manière plus inquiétante, semblent empiéter sur le secteur bistrotier, tel cet ancien café toujours empli de ses chaises en plastique rouge et de ses publicités alcooliques en face de l’immeuble Beyrouth.

(Equatoria, p.53)

PS: Pendant ce temps, je poursuis moi aussi mon enquête, paresseusement, sur d’autres carnets que Norwich. Pour des raisons pratiques, j’ai rapatrié l’un d’eux, Extractions, sous WordPress. Ce sera donc Extractions (2). Sa particularité : se limiter strictement à la récolte de matériaux. Donc pas d’analyse ni de commentaire, mais de belles prises qui pourraient servir et plaire. Une sorte d’entrepôt qui tirerait vers le cabinet d’amateur, ou l’inverse. En attendant que l’envie me reprenne ici.

D’où « nous » parle?

19 janvier 2011

Éric Chauvier, Contre Télérama, p.46

Nous nous sommes demandés, faussement naïfs, qui était réellement « au cœur du sujet » ; puis nous avons vérifié que notre usage de la première personne du pluriel était beaucoup plus pertinent puisque nous étions réellement – pour en voir parlé et être tombé d’accord là-dessus – « au cœur de notre sujet ».

(éditions Allia)

Éric Chauvier, Que du bonheur, p.42

Cette situation d’infélicité peut lui permettre de remettre inlassablement en jeu la valeur de sa représentativité. Comment puis-je parler au nom des autres ? Comment ceux-ci peuvent-ils parler en mon nom ?

Thomas Bernhard, L’imitateur

Mais quand nous lui avons suggérer d’imiter, pour finir, sa propre voix, il a dit que cela, il ne pouvait pas le faire.

(Traduction de Jean-Claude Haméry, Gallimard, Quarto, p.576)

Contre Télérama se présente sous la forme de notes dans un carnet, assemblées avec soin. A première vue elles dépeignent le quotidien d’une zone résidentielle pour classes moyennes supérieures, dans la périphérie d’une grande ville française. Un environnement en apparence sans qualité, aliénant, grotesque.

La particularité de notre rue est d’être à la fois très droite et très large.

D’autres questions sont apparues concernant  l’absurdité proprement philosophique  de remplacer un bois véritable (l’expression même est dissonante) par des maisons en bois, pour des raisons écologiques.

Cette recherche systématiquement contrariée de ce que nous nous figurons être  l’authenticité nous condamne malgré nous au kitsch et à la parodie.

La charge contre le magazine (contre un article : « Halte à la France moche ») n’intervient qu’au dernier quart du livre. De ce fait elle apparaît davantage comme un retournement de situation – un coup de théâtre – que comme une démonstration point par point. Le papier n’est par ailleurs jamais discuté dans le détail, toujours réduit à son titre, lu comme le manifeste méprisant de ceux du centre pour ceux de la marge. En réponse, la colère de Chauvier rend un son bernhardien, mi-sincère, mi-outrée, comique et glaciale.

Son  ambigüité en fait le prix. Rien n’est tout à fait clair ni vraiment embrouillé. On est bien dans l’entre-deux (une prose périurbaine?).

Les remarques sont à la fois précises et floues, alternant

coup d’œil affuté

Une bande herbeuse très verte est apparue au milieu d’un parking, entre les pavillons, non loin d’un bois de hêtres.

vagues repérages

notre zone pavillonnaire

dans le  quartier

une enclave semi-rurale

des zones boisées

cette « zone dans la zone »

considérations générales,

Notre aliénation a des limites, mais le footing ne les relève pas.

références érudites

Bibliographie

Adorno Theodor W., Minima Moralia, Paris, Payot, 2003

Austin John, Ecrits philosophiques, Paris, Seuil, 1994

Bernhard Thomas, L’Imitateur, Paris, Gallimard, 1981

Cavell Stanley, Les Voix de la raison, Paris, Seuil, 1996

De Certeau Michel, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990

Marcuse Herbert, L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968

dans un texte qui oscille sans cesse entre journal intime et journal de terrain, lettre ouverte et « pensées pour moi-même », obligeant l’esprit à de constantes mises au point.

L’observation neutre, au présent, laisse parfois surgir le passé et fait alors entendre une émotion plus franche,  cependant toujours tenue en laisse par le ton analytique

Si nous nous sommes replongés dans ces souvenirs, c’est parce que ce voisin, par les mots qu’il a prononcés, par les gestes qu’il a eus, par la communication qu’il a jugé bon d’établir avec nous, nous a semblé avoir fait partie de ces enfants qui jouaient au pied du lit des morts.

Et puisqu’il est question d’esthétique, la métaphore littéraire s’impose à l’occasion. Finalement rien ne l’égale:

La vie périrubaine – son atmosphère ordinaire – est semblable à une épaisseur de neige tombé sur  nos pavillons, insonorisant toute forme de vie qui pourrait s’en échapper, mais cloisonnant la vie singulière de chacun de ses habitants comme les agissements de putains dans un bordel.

Comme dans ses précédents livres, Éric Chauvier s’est donné un point de vue imprenable en se mettant dans une situation impossible.

Son « nous » est glissant : à l’évidence ce n’est plus tout à fait celui de l’ethnologue, seul en son royaume au milieu des tribus lointaines. Ce nous  royal, il le raille, même si l’on croit l’entendre encore un peu, par-delà toutes les critiques, désignant Éric Chauvier lui-même, anthropologue de son quotidien, se dépouillant sous nos yeux de sa majesté scientifique (et comme c’est une solution toujours un peu trop simple que de faire coïncider l’auteur du livre et la voix qui s’y exprime (et puisqu’il est question de l’Imitateur) le lecteur se demande à bon droit si Chauvier ne fait pas parler une sorte de double bernhardien).

Le plus souvent, les choses paraissent assez claires: la première personne du pluriel le représente « lui et sa famille », ses enfants, sa compagne. « Lui et elle » discutent beaucoup d’ailleurs. Et même si « elle » change parfois, sans crier gare, on reste toujours dans l’entre-soi.

Il semble cependant, dans de rares passages, que « nous » affiche de nouvelles prétentions (si l’on peut dire) et puisse être lu comme « lui et ses voisins », ses compagnons d’infortune, tous les périurbains de France, réunis par une double opprobre venue d’en-haut,

venue d’en-bas

Car nous incarnons, aux yeux de ces autochtones, une sorte de vie parodique, que notre pouvoir d’achat, élevé ou non, ne pourra jamais rendre vraiment crédible.

Mais alors

Comment peut-il dire « nous », celui qui ne parvient que trop rarement à prendre langue avec ses voisins, dont les tentatives pour mobiliser la communauté s’échouent presque toujours sur l’apathie politique générale?

Comment peut-il mener la fronde, celui dont le statut social, la cérébralité sans relâche, les pratiques culturelles, les jugements de goût, s’avèrent plus téléramesques que nature?

La question demeure insoluble, et c’est assez logique, car là n’est pas la question. En fait c’est peut-être moins le « nous » que le « vous », contenu dans le « moche » et dans le « périurbain », qui pose problème.

On le découvre par un autre (et le mystère s’épaissit encore) :

Il comprenait que l’adjectif « périurbain » ne désignait rien de précis et, au demeurant, ne désignait pas grand chose si ce n’était, étymologiquement, la périphérie de la ville ; il s’agissait par conséquent d’une boîte noire ; par contre, affirma-t-il, « l’usage de ce mot est tout à fait clair,  il révèle une stratégie destinée à amalgamer ce qui ne saurait l’être – c’est-à-dire nous-mêmes – afin de nous contrôler sans limite ».

Une « boîte noire », « rien de précis »?  Ni un lieu, ni un non-lieu, semble dire Éric Chauvier. (Un non-non-lieu, pour parodier Marc Augé ?).  Quoiqu’il en soit, les scrupules et les doutes abondent quant à la possibilité – à la pertinence même – de nommer ces espaces, et ces scrupules et ces doutes contrastent de manière frappante avec l’assurance des géographes et des statisticiens, qui de leur côté en ont donné depuis longtemps une définition assez  stable et claire, désarmante plutôt qu’inoffensive (l’auteur s’en méfie), propre en tout cas à être utilisée par ceux qu’on nomme les décideurs : par « périurbain » ils désignent la partie la plus périphérique de ce que l’on nomme maintenant les « aires urbaines », un espace à dominante résidentielle, dont le bâti – c’est la différence avec la « banlieue » – se caractérise par sa discontinuité interne (formes en lambeaux, phénomènes de mitage)

et externe (séparé de ce qui reste « le centre » par des parties plus ou moins vastes de… de quoi au fait? campagne?), tout en étant rattaché à la métropole par des liens politiques, économiques, et par la mobilité quotidienne (au moins 40% des actifs d’une commune périurbaine, disent les statisticiens et les géographes, travaillent dans la ville-centre de l’aire urbaine ou dans une autre commune périurbaine). Ainsi parle-t-on de « communes polarisées » et même  de «communes multipolarisées » pour évoquer ces entités évoluant dans l’orbite des grandes métropoles françaises.

Or c’est en ce point précis que Chauvier porte sa critique de la raison géographique, car c’est justement ce dernier lien avec l’espace dominant, la relation avec la « ville-mère », qui apparaît singulièrement lâche, et même brisé, dans son texte. D’abord parce que son projet est né précisément d’une réaction contre un « centre » perçu comme arrogant et aveugle ; ensuite, de manière plus diffuse, parce que l’espace décrit dans Contre Télérama semble curieusement autosuffisant, et d’autant plus fragile. Comme une bulle un peu irréelle, hors du temps et de l’espace, une cellule devenue autonome, détachée de sa matrice. Par où Chauvier rejoint d’autres travaux au potentiel plus subversif (Henri Lefebvre, Françoise Choay, François Ascher) qui ont annoncé, observé, théorisé, critiqué (mais pas toujours), depuis un demi-siècle, la disparition de la ville – et avec elle une certaine forme d’urbanité – dans autre chose, qui n’est pas forcément très ragoûtant, mais qui est là : l’urbain.

Eric Chauvier donne à voir cette transformation de l’intérieur, et, ce faisant, il prête sa voix dissonante (il emploie ce mot fréquemment) à une colère d’ordinaire sourde et vaine, toujours isolée. Celle de ceux qui ne veulent pas que leur malheur soit nommé par d’autres. 

Contre Télérama est une protestation qui s’élève de l’urbain, mutilée, désenchantée, mais pas tout à fait diluée dans le silence de ces espaces infinis. Écho fidèle à celle qu’Adorno faisait entendre il y a cinquante ans, tout juste revenu de son exil étasunien

Minima Moralia, p.27

Celui qui a pris ses distances est aussi empêtré que celui qui est plongé dans des activités ; son seul avantage sur ce dernier, c’est de savoir qu’il est pris lui aussi, avec cette chance de liberté minuscule qu’apporte la connaissance en elle-même.

(traduit  par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, Petite bibliothèque)
PS: il existe un film passionnant, dont je n’ai malheureusement que des souvenirs imprécis, qui traite, à partir d’un point de vue assez semblable, mais sur un autre ton, et avec d’autres moyens, cette question de l’esthétique périurbaine: Ode pavillonnaire, de Frédéric Ramade (2006).


Vers Torcy 

9 juin 2010

A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l’une des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les noms de certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais à l’oreille  d’un musicien deux motifs, matériellement composés des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s’ils diffèrent par la couleur de l’harmonie et de l’orchestration. De même rien moins que ces tristes noms faits de sable, d’espace trop aérés et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot « ville » s’échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer si souvent  par ma grand-mère à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face, et qui, aujourd’hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse du fond de ma mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d’atteindre jusqu’à la surface.

(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, p.230)
Photo: Arnau Thée

Vaires Torcy 

6 juin 2010

(…) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait en ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie, pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom. (…)

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui n’avaient encore d’existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d’attente, à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi (…) »

(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms de pays : le pays, Folio, p.213-214)
Photo: Arnau Thée

Vert Torcy

3 juin 2010

Photo: Arnau Thée

Homais veille

4 décembre 2009

« L’Aveugle, qu’il n’avait pas pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du bois Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu’il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de l’Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il l’exécrait; et, dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on pu donc lire dans le Fanal de Rouen, des entrefilets ainsi conçus:

« Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées de la Picardie auront remarqué, sans doute, dans la côte du bois Guillaume, un misérable atteint d’une horrible plaie faciale. Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du Moyen Age, où il était permis aux vagabonds d’étaler sur nos places publiques la lèpre et les scrofules qu’ils avaient rapportés de la croisade? »

Ou bien:

« Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nos grandes villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit ainsi qui circulent isolément et qui, peut-être, ne sont pas les moins dangereux. A quoi songent nos édiles? »

Puis Homais inventait des anecdotes:

« Hier, dans la côte du bois Guillaume, un cheval ombrageux… » Et suivait le récit d’un accident occasionné par la présence de l’Aveugle.

Il fit si bien, qu’on l’incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença, et Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eut la victoire; car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice. »

Gustave Flaubert, Madame Bovary, p.474-475 (Foliothèque)

(Bruegel, La Parabole des aveugles, 1568)