Lieux rêvés (1)

9 février 2013

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Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, p.48

Je vivrai paisiblement dans une petite maison située aux environs d’un endroit quelconque, jouissant d’un repos où je ne réaliserai pas l’œuvre que je ne réalise pas non plus aujourd’hui, et je me chercherai, pour continuer à ne pas la réaliser, des excuses différentes de celles grâce auxquelles je me dérobe aujourd’hui.

(Christian Bourgois, traduction de Françoise Laye)

Depuis quelques mois, peut-être sous l’influence des Films rêvés d’Éric Pauwels, ou bien de tel ou tel passage de tel ou tel livre de Sebald, j’accumule les citations relatives aux lieux rêvés, moins des utopies que des refuges.


Qui a mieux peint l’hiver?

1 janvier 2010

Avec l’inclinaison du globe à l’angle de l’écliptique le soleil s’éloigne des hautes latitudes et frappe la surface terrestre de manière très oblique, allongeant les ombres, plongeant le jour dans un crépuscule permanent. Par ce froid (c’est alors le début du « petit âge glaciaire ») et ces fortes densités (déjà les plus élevées d’Europe), les rayons doivent traverser la brume d’eau condensée qu’exhalent ou transpirent les hommes, les bêtes, les plantes. Hagards et égarés (ils paraissent s’être perdus en route), comme  frigorifiés eux-mêmes, ils ont renoncé à chauffer et se contentent de dispenser un éclairage pâle. Le monde se recouvre d’un voile, c’est étrange comme les choses deviennent à la fois plus statiques et plus flottantes. Le peintre (muet) observe  sa vie durant ce spectacle et entreprend de le mettre sur la toile. Incroyable, la lumière hollandaise qui baigne le petit théâtre humain. Infinie la compassion de l’artiste pour la finitude des êtres. La scène villageoise – ses figures tour à tour empruntées, fières, ridicules, enthousiastes, malheureuses – ne nous dit pas « nous ne sommes rien » (de si petites choses) mais « nous sommes tout » (tout cela, et il n’y a rien d’autre), ou du moins elle parvient à dire les deux.

Je pensais à cet équilibre instable quand je suis tombé sur ces mots de Pessoa, dans son Livre de l’Intranquillité :

« Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles. »

(traduction Françoise Laye)

Ils éclairent de manière peut-être trop lugubre le tableau lumineux d’Hendrick Avercamp, mais à mes yeux les deux pièces consonnent trop nettement pour ne pas les rapprocher.

Il n’y a pas moyen, malheureusement, d’agrandir davantage le Paysage d’hiver (78cm par 132 cm), l’un des centaines (des milliers?) que nous ont offerts les successeurs de Bruegel, en Flandre ou au Pays-Bas. Avercamp est un des meilleurs héritiers du maître, et cette vue (est-ce Kampen? la rivière Ijssel prise par les glaces?) une des ses réussites majeures.

Une manière pour moi de souhaiter une bonne année aux habitués qui fréquentent plus ou moins régulièrement ce site, et à ceux qui trébuchent, tombent, échouent par hasard sur l’une ou l’autre de ces pages.

Hendrick Avercamp, Paysage d’hiver, 1610, Rijksmuseum

Pessoa dans une rue de la « Baixa » à Lisbonne (Document José Fabiao).