Au moment de la rentrée littéraire on lit dans les journaux que cette année tant de centaines de romans sont sortis pour l’occasion, que tant d’entre eux sont de la plume de nouveaux écrivains, et qu’il y a aussi un bon nombre de romans étrangers, et puis les essais (mais il faut souvent attendre octobre). Pourtant, les simples et heureux mortels comme moi, qui ne reçoivent pas les livres par la poste et n’ont donc pas la lourde tâche de les lire pendant les vacances, n’entendront parler que d’une trentaine d’entre eux, toujours les mêmes, et devront par conséquent faire leur choix en sachant que cette pléthore était bien inutile car l’écrasante majorité a été sacrifiée (a-t-elle été lue??) au profit de la substantifique moelle. Encore que… la littérature est une industrie culturelle qui impose parfois ses canons pas tout à fait artistiques.
On ne peut par exemple qu’être surpris (ou l’inverse) cette année, du nombre d’articles consacrés, y compris dans les feuilles sérieuses, au Roman français de Frédéric Beigbeder, qui tous confirment plus ou moins poliment ce qu’on devine facilement, à savoir que le choix d’un sujet et d’un ton plus graves ne pouvait par magie faire passer l’auteur du statut d’écrivain distrayant (?) à celui de grand auteur. N’a-t-il pas pris la place de quelques autres, qui méritent tout autant que lui les deux étoiles, les « c’est pas désagréable mais… », les « il y a de bons moments… »? De biens meilleurs romans, qui sombreront dans l’oubli, auraient sans doute eu leur place au soleil. Pourquoi lui?
Peut-être parce qu’il est toujours difficile de parler de ce qui n’est ni totalement indigne ni totalement exaltant, c’est à dire de la majorité des livres de la rentrée, et que le journaliste littéraire, qui ne peut se limiter aux enthousiasmes, doit tout de même s’y coller. Il n’a pas l’assurance du grand écrivain capable, tel Nabokov raillant le poshlust, de balayer d’un revers aristocratique tout ce qui ne relève pas du chef-d’œuvre. Il n’a pas non plus l’insouciance du lecteur lambda qui, parce qu’il n’a de compte à rendre à personne et mieux à lire, peut prononcer des jugements tout aussi expéditifs, et laisser tomber un ouvrage sans scrupule au bout de quelques pages.
Quitte à évoquer la production honnête mais sans plus, vaguement avant-gardiste, qui fleurit à la fin de l’été, le critique choisit par conséquent des représentants qui ont l’avantage d’être déjà célèbres, d’être rigolos ou, mieux, de promettre de beaux moments polémiques. L’année prochaine sans doute, faudra-t-il compter avec Christine Angot, celle d’après avec Amélie Nothomb (elle est déjà là cette année? Les noms me manquent… Marie Darrieusecq?). Michel Houellebecq fera peut-être scandale en 2011. Ces noms fonctionnent un peu comme des produits d’appel et des étalons, et il est vrai qu’avec eux on entre vite dans le domaine du concours agricole ou de la démonstration équestre dont Julien Gracq se moquait dans sa Littérature à l’estomac.
A mes yeux cela n’ôte pourtant pas son charme au marronnier de la rentrée car après tout il est normal, logique même, que l’édition ne soit pas réservée aux chefs d’œuvre patentés. S’il arrive qu’on ait affaire à des choses qu’on juge peu inspirées, la confrontation avec le tout-venant permet aussi de mieux savourer les textes d’exception: c’est un lieu commun auquel j’adhère (avec modération). Si au contraire on tombe sur un roman miraculeux, le plaisir de la lecture est rehaussé par celui de la découverte pionnière.
La rentrée littéraire est donc un moment à part de mon année de lecteur. Je délaisse quelques semaines l’océan de la grande bibliothèque universelle, qu’une vie entière ne suffit pourtant pas à explorer, pour barboter dans la petite piscine de la production la plus contemporaine avec ses bonnes et ses mauvaises surprises. Métaphores mal choisies en l’occurrence: la mer est en matière littéraire plus confortable, mieux balisée et plus sûre que la pataugeoire. Et puis certaines espèces d’écrivains nagent aussi bien dans l’une que dans l’autre. Passons…
J’ai quelques moyens éprouvés pour me débrouiller par moi-même dans cette jungle (va pour la jungle), au premier rang desquels l’élimination systématique d’un certain nombre d’éditeurs (procédé très arbitraire, mais après tout, s’il advenait par hasard qu’un roman des écuries Grasset, Stock, Julliard et quelques autres fût hors du commun, je l’apprendrais assez vite au cours des mois ou des années suivantes). Le test de la première page est parfois efficace. Certains noms d’auteurs, cela va sans dire, fonctionnent aussi comme de petites lumières rouges ou vertes. Les fameux « conseils des libraires » ne font en revanche pas partie de ma panoplie. Je leur parle assez peu, sinon pour leur demander si l’ouvrage que je cherche est dans leurs rayons.
On le voit, ce maigre arsenal de techniques très artisanales ne suffit pas, et c’est pour cela que j’ai malgré tout tendance à faire confiance aux critiques. J’y reviens toujours même si je sais que je ne manquerai pas, à l’occasion, d’être déçu. J’ai d’ailleurs encore d’anciens numéros qui ont pris rapidement un sacré coup de vieux, quand on voit que certains journalistes se sont trop vite excités sur tel ou tel phénomène étiqueté roman de l’année, dont on retrouve en masse chez Gibert les exemplaires achetés les yeux fermés, offerts gentiment, reçus gentiment, commencés puis revendus, quand on ne les a pas tout simplement oubliés. Vous voulez savoir quel écrivain a, selon un hebdomadaire qui n’a pas été toujours de mauvais conseil, révolutionné la langue française en 2005 ? Y. B., grâce à Allah superstar. Ce sont les risques du métier de critique et oui, il est facile de s’en moquer après coup, mais c’est une vengeance douce née du sentiment de s’être fait avoir par le compte-rendu trop bienveillant d’une lecture trop rapide.
2008 fut une année « sans » ou presque: j’étais allé d’un bon pas me procurer Zone de Matthias Enard, et la Reconstruction d’Eugène Green, pour m’apercevoir à chaque fois (mais pour des raisons symétriquement opposées) qu’il y avait assez loin du projet au résultat.
Je préfère me rappeler les bons souvenirs: le Contre-jour de Pynchon, par exemple qui, sans atteindre la perfection de Mason & Dixon, a sauvé mon automne dernier.
D’autres encore, que j’aurais sans doute laissé passer sans l’exposition de la rentrée et les conseils avisés de certains critiques :
Hédi Kaddour, Waltenberg (2005), merveille de roman total sur le vingtième siècle, mêlant avec finesse espionnage, géopolitique, réflexion littéraire (hommage à la Zauberberg de Mann), dans un style parfaitement élégant et drôle. Seul défaut, il a tendance à donner (injustement peut-être) aux autres tentatives du même genre une allure besogneuse.
Pierre Bergounioux: Carnets 1990-2000 (2007): celui-ci ne doit rien aux suppléments littéraires puisque j’avais déjà lu son journal des années 80, celles de l’entrée en écriture. C’est à mon sens le grand oeuvre de Pierre Bergounioux, bien plus que ses romans ou ses essais. La langue impeccable, qui prend une forme d’exotisme à force de perfection. Une attention aux choses qui l’entourent que je n’ai guère retrouvé que dans un autre journal, celui du cinéaste Alain Cavalier (Le Filmeur). Et puis, tout au long de ces plus de mille cinq cents pages, la scansion implacable des travaux et des jours, qui disent le temps d’une manière inégalée.
Hélène Frappat: Sous réserve (2004), qui sous la forme du journal là aussi, parvient, sans quitter les rivages de l’essai philosophique et sans se départir de son style analytique, à faire entendre les accents d’une douce poésie endeuillée.
Alasdair Gray, Lanark (2000): texte foisonnant d’un artiste écossais, entre science-fiction et roman de formation. La première lecture fut exaltante, une seconde, je l’avoue, plus décevante. Particularité: on peut commencer le livre par la fin.
Et puis Ricardo Piglia (2000), Dubravka Ugresic (2004), Thomas Clerc (2007), j’en oublie…
A partir de la fin du mois d’août, comme chaque année, j’ai donc lu attentivement les cahiers spéciaux, j’ai parcouru des portions étroites de la blogosphère, et j’ai noté quelques noms sur mon calepin.
Qu’ai-je donc dans mon panier en ce premier samedi de septembre où, fidèle à la tradition, toute la petite famille s’en est allée faire son « book day », comme dit Bergounioux?
Voici:
Et puis Par effraction, d’Hélène Frappat, chez Allia
A paraitre jeudi 10 septembre, un essai sur Joseph Roth