Le jeudi 23 juillet 1942

28 avril 2011

Dans la guerre (27)

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. Worthoff, du groupe des expulsions, est venu, j’ai discuté plusieurs affaires avec lui. Il a exempté de l’expulsion les élèves des écoles professionnelles. Les maris des femmes qui travaillent aussi. Concernant les orphelins, il a ordonné d’en parler avec Hoefle. De même au sujet des artisans. A la question: combien de jours par semaine se déroulerait l’action, on m’a répondu – 7 jours par semaine.

Dans la ville, une ruée pour créer des ateliers. Une machine à coudre peut sauver une vie.

Il est 15 heures. Pour l’instant, il y a 4000 [personnes] pour le départ. Selon les ordres, il en faut 9000 avant 16 heures. Des fonctionnaires sont venus à la poste et ont ordonné que les lettres et les colis qui arrivent soient dirigés sur Pawiak.

Suit cette note de l’éditeur des Carnets du ghetto de Varsovie:

Moins d’une heure après cette dernière note, A. Czerniakow s’est suicidé dans son bureau, avalant du cyanure. Il a laissé sur la table une courte lettre à sa femme:

On exige de moi de tuer de mes propres mains les enfants de mon peuple. Il ne me reste que la mort.

Ernst Jünger, Paris


Commencé le Livre d’Esther, où l’ancien monde fastueux d’Hérodote est encore dans toute sa splendeur – ainsi, dès le premier chapitre, ce banquet qui dure des mois, à Suse, dans le palais asiatique d’Assuérus, maître de cent vingt-sept royaumes, de l’Inde à l’Éthiopie. Quiconque se présente devant lui sans en avoir reçu l’ordre doit mourir, à moins que le roi n’étende vers lui son sceptre d’or, comme il fait pour Esther. De ce fabuleux et terrible empire, seuls les Juifs ont subsisté jusqu’à nos jours – c’est le serpent de l’ancienne vie, qui est devenu d’airain. Cela, je l’ai vu parfois très nettement – à l’aspect du Juif polonais, par exemple, que j’ai aperçu à la gare de Silésie, à Berlin. Pensée: « C’est sans doute ainsi que tu te tenais, jadis, sous la porte d’Ishtar à Babylone. »

De plus en plus nombreuses, à mon courrier, les lettres où des survivants me parlent d’autres lecteurs tombés au front. C’est souvent comme si des morts intervenaient – les voix des lecteurs in tenebris.

(…)


Une chambre à soi (2): cahiers bleus

11 avril 2011

Alix Cléo Roubaud, Journal

Que nous soyons la chambre noire l’un de l’autre

(don’t wake up

don’t look now)!!!

ne regarde pas ce moi nocturne qui écrit à la faveur de ton sommeil détourne le regard tu ne sais pas de quoi il s’agit cette pure phobie de l’irruption dans ma nuit à moi

cet espace à moi ce temps à moi,    seule en         fin,

face à ma fin,

par exemple.

(premier cahier bleu, entrée du 9.II.1980, Le Seuil, 2009, p.32)

Franz Kafka, Cahiers bleus in-octavo

Une fois, un cercueil avec un corps dedans est resté chez nous toute une nuit à cause d’une erreur. Le jour de l’enterrement avait été faussement

————————————-

Une fois, un cercueil avec un corps dedans est resté chez nous toute une nuit – je ne me souviens plus de la raison. Pour nous, enfants de fossoyeurs, les cercueils n’avaient rien d’exceptionnel ; lorsque nous allions nous coucher, nous ne pensions pas sans arrêt au fait qu’il y avait un corps dans la même pièce.

————————————–

Une nuit, je me réveillai et trouvai un cercueil ouvert au milieu de la pièce. De mon lit je pouvais voir qu’il y avait quelqu’un dedans, un vieil homme avec une longue barbe bifide

( Rivages, p.152,  traduit par Pierre Deshusses)

Photographies : Alix Cléo Roubaud, Si quelque chose noir

Le samedi 18 juillet 1942

9 avril 2011

Dans la guerre (26)

Ernst Jünger, Paris

Rêves architecturaux, où je voyais d’anciennes constructions gothiques. Elles se dressaient dans des jardins abandonnés, et nulle âme ne saisissait, au milieu de ces solitudes, leur signification. Et pourtant, d’une manière inexplicable, elles ne m’en semblaient que plus belles ; on distinguait en elles cette empreinte qui est également propre aux plantes et aux animaux – celle de la Nature suprême. Pense : c’est à l’intention de Dieu qu’ils l’avaient incorporée à leurs édifices.

L’après-midi chez Florence Henri, la photographe ; auparavant, juste au coin de la rue, feuilleté de vieux livres. J’y acquis, entre autres, les Amours de Charles de Gonzague de Giulio Capoceda, imprimé à Cologne vers 1666. A l’intérieur, un ex-libris ancien : Per ardua gradior, que j’approuve en collant le mien de l’autre côté : Tempestibus maturesco.

Hier, des Juifs ont été arrêtés ici pour être déportés – on a séparé d’abord les parents de leurs enfants, si bien qu’on a pu entendre dans les rues leurs cris de détresse. Pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de malheureux, d’êtres souffrant au plus profond d’eux-mêmes. Si je l’oubliais, quel homme, quel soldat serais-je ? L’uniforme impose le devoir d’assurer protection partout où on le peut. On a l’impression, il est vrai, qu’il faut pour cela batailler comme Don Quichotte avec des millions d’adversaires.

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

Bruits circulants. Le père Cordet, retraité du chemin de fer, et le cordonnier ont reçu des lettres que des parents leur ont adressées de Lyon. Des milliers de Lyonnais ont manifesté le 14 Juillet. Ils criaient : « Vive de Gaulle, vive la République. » La cavalerie (?) a chargé la foule. A Marseille, manifestation immense. Il y aurait eu trois morts. La Légion aurait tiré sur la foule.

Febvre était à Lyon pendant la débâcle. Il me décrit, avec colère et honte, une vieille femme, qui chantait les louanges des Allemands, si polis, un coiffeur, des boutiquiers, vantant la courtoisie des Allemands, si bons payeurs. Et je me souviens de cette belle jeune fille, qui, à Chalon, le 13 juillet 40, la fleur à la bouche, se promenait avec des soldats allemands. Et j’ai vu des bourgeois de petites villes s’ouvrir de tous leurs pores à l’Allemand. J’ai vu la France traumatisée, hypnotisée par le vainqueur, ensorcelée par la botte.

Vichy prêche la collaboration et la relève, la Gestapo prévient par affiches les Parisiens que quiconque sera convaincu d’avoir attenté, en quelque façon que ce soit, à la personne d’un soldat de l’armée d’occupation, non seulement sera emprisonné ou déporté ou fusillé, mais aussi ses enfants, ses parents, ses grands-parents, des oncles, ses tantes, ses cousins. Une sorte de péché originel.

Henri Febvre arrivé, ce matin, de Paris (il a passé la ligne dans la niche à chien d’un fourgon), me dit que la répression dépasse la sévérité, atteint l’atroce.

« Bon signe, me dit son père, réactions de la bête forcée. »

Progression, en deux ans, de l’Allemand « gentil » à l’Allemand tueur.

Je me satisfais difficilement de l’ignoble pur. Je cherche à la cruauté hitlérienne l’excuse des puissantes convictions du délire, je lui cherche, écartant de mon mieux les facilités du paradoxe littéraire, une sorte de puissance criminelle, de fureur démente, de monoïdéisme bestial, je crois découvrir en la persévérance de cette fureur une sorte de grandeur pathologique. Pas même… paraît-il. « Hitler n’a rien inventé, me dit Febvre. Les Allemands sont incapables de nouveauté politique. Ainsi depuis le XIIème siècle, l’antisémitisme est, dès qu’ils sont en difficulté, le recours, la diversion classique. »

Victor Klemperer, Dresde

Eva a eu hier une sorte d’accès de grippe avec une légère fièvre. Elle s’est allongée dans l’après-midi, est restée au lit au-delà du petit déjeuner d’aujourd’hui. Puis elle a dû aller en ville, ici il n’y avait plus rien à manger pour elle. Ce n’est pas la pitié qui me tourmentait hier, mais la question de savoir si elle allait être en mesure de se lever aujourd’hui. Elle n’avait plus de fièvre, elle était seulement abattue – le trajet en ville ne lui a pas fait de mal, et c’est la seule bonne chose que je puisse noter pour la journée d’aujourd’hui. La disette a atteint des sommets, nous ne savons plus chez qui aller quémander, nous ne savons pas comment passer la semaine qui vient. Eva elle-même est très mal lotie, elle n’a aucun ticket de matières grasses ni de pain, et le « plat de base » est réservé, de midi à une heure, à « ceux qui travaillent ». Nous souffrons tous les deux énormément de la faim.

Une carte de Trude Scherke : l’état de Grete s’est aggravé, elle ne quittera plus l’hôpital : c’est du moins ce qu’Anny Klemperer (qui ne m’écrit plus) m’a rapporté, car Trude elle-même n’arrive plus à faire le trajet jusqu’à l’hôpital, deux heures et demi à pied ! On ne peut rien souhaiter de mieux à Grete qu’une délivrance prochaine.

Les Marckwald m’ont donné jeudi dernier un petit sac de pommes de terre – en précisant cependant qu’il n’était guère possible d’en faire quoi que ce soit. Et, en effet, elles puaient et étaient déjà dans un état avancé de décomposition. Écœurant. Malgré tout, j’en ai brossé environ la moitié, celles qui étaient encore plus ou moins fermes, et je les ai fait cuire à l’eau. Et je suis même arrivé à en manger quelques morceaux. Écœurant. – Toute la journée dans les travaux ménagers, aussi pour soulager Eva qui frotte les escaliers. Ce matin, j’ai lu à haute voix les Souvenirs de Siemens.

Dans l’après-midi, les Steinitz ici. Lui, beaucoup vieilli tout d’un coup, très déprimé. Il m’a mis en garde à nouveau contre Seliksohn ; tout le monde porte sur lui un jugement très négatif, m’a-t-il dit. (Mais personne ne dit ce que Seliksohn a vraiment, ou devrait avoir, à se reprocher.)

Adam Czerniakow, Varsovie

Le matin, chez Brandt et Mende, avec Lejkin. La journée est lourde de mauvais pressentiments. Rumeurs d’une expulsion (de tout le monde ?!) qui commencerait lundi soir. J’ai interrogé le Kommissar : sait-il quelque chose ? Il a répondu que non, et qu’il n’y croyait pas. Entre-temps, c’est la panique dans le district, les uns parlent d’expulsion, les autres, d’un pogrom. Nous devons libérer aujourd’hui et demain la synagogue, où vont emménager les Juifs étrangers. Pendant que j’étais assis chez Mende, une demoiselle polonaise de 16 ou 18 ans est entrée pour déclarer qu’une Juive convertie habitait dans son immeuble.


Le soir

3 avril 2011

La ville en Allemagne, mai ou juin 1945.

John Hawkes, Le cannibale

La ville avait perdu toute ancienneté. Nichée sur sa terre brûlée, son unique statue équestre privée de tête et de pattes, elle se gorgeait de mendiants à la débandade et restait décharnée sous une lune sinistrement voilée. Les trains au bruit de ferraille rebroussaient chemin à la vue des boucles de rail qui fleurissaient dans le printemps aigre à la lisière de la ville, à l’opposé de la colline, et les champs lestés d’obus se souillaient des besoins solitaires des bêtes et des hommes. Tandis que les anciens habitants revenaient déblayer à nouveau, en famille, les abords du canal ou errer solitaires, vêtus de noir, des prisonniers défilaient sur les collines, soit comme des noms sur une liste, soit, si la liste avait été perdue, en masses  non dénombrées. Tandis qu’un vieillard moribond était emporté par une affreuse quinte de toux, Jutta trompait son mari disparu et enfantait à nouveau. La ville, sans murs ni barricades, quoique toujours lieu de campement millénaire, était aussi ratatinée dans sa structure, aussi décomposée qu’une langue de boeuf noire de fourmis.

(p.18)

Le matin

3 avril 2011

Une ville en Allemagne, le 2 août 1914.

John Hawkes, Le cannibale

Le matin, avec ses vapeurs qui s’étalaient, les voix qui se chamaillaient par-dessus les clôtures, les brosses et les torchons qui s’attaquaient au mobilier, les filles ébouriffées qui grattaient les planchers à genoux en chuchotant, la maison qui s’emplissait de garçons et d’énormes paniers de fruits, le matin attirait, semblait-il, hors de la ville des foules de gens, éveillés par les cris et l’attention. C’était le moment de s’asseoir au soleil avec de doux cheveux tombant jusqu’à la taille, à somnoler et à s’éveiller, dodelinant de la tête et respirant l’air embaumé, de rassembler des pensées pour les années à venir, ou passées, comme une vieille femme en fichu noir devant sa porte.

(1949, Le Seuil, traduit par François-René Daillie, p.84)