L’art de la mémoire de Federico Fellini et Elia Suleiman

27 août 2009

ars_memoriae

Je remercie aujourd’hui mon vidéoclub préféré de ne pas posséder Huit et demi dans son catalogue. C’est par défaut que j’ai pu voir Amarcord (Io mi ricordo: je me souviens, 1973), au lendemain de la projection du Temps qu’il reste, le dernier film d’Elia Suleiman, et c’est donc par hasard que j’ai pu rapprocher ces deux théâtres de la mémoire.

Quoi de plus personnel et irréductible, cependant, que ces deux mondes? On pourra facilement opposer la logorrhée fellinienne au mutisme des personnages de Suleiman, la fixité des plans du Temps qu’il reste aux puissants travellings d’Amarcord, et, dans ce dernier, la concupiscence adolescente de Titta, 200x130_amarcord seinsépris de belles fesses et de mamelles énaurmes au rigorisme apparent des années de formation du jeune Suleiman. La bouffonnerie grotesque de l’un à la clownerie légère de l’autre.

L’art de la mémoire qu’ils mettent en oeuvre les rassemble pourtant, si proche des ars memoriae de l’Antiquité et de la Renaissance que Frances Yates (1) avait identifiés, et qui offraient à l’exercice de mémorisation l’appui mnémotechnique d’un lieu imaginaire, d’un décor. L’art de la mémoire spatialise le temps en construisant des palais, des alcôves, des cadres dans lesquels l’orateur dispose ses objets, ses saynètes, autant de souvenirs qu’il peut ensuite saisir et mettre en scène à sa guise.

temps-qu-il-reste cuisine

Fellini et Suleiman ont ainsi leurs lieux communs: une maison d’abord, une cuisine où l’on mange en famille, plus ou moins silencieusement, mais aussi un dehors (ces champs, ces terrains vagues, ces places et ces ruelles), témoin de cette sociabilité extérieure si importante dans le monde méditerranéen et qui a pour contrepoint final le confinement d’une chambre d’hôpital, espace plus tragique qui annonce la perte (du père, de la mère).temps-qu-il-reste hôpital

Des endroits où l’on revient encore et encore, car la répétition est un autre visage de la mémoire, qui se décline aussi bien sous la forme de la série de gags que sous celle de l’éternel retour chez soi.

amarcord musso

Les deux films sont aussi des mémoires politiques, avec tout ce que le souvenir donne d’onirique au combat: là où Suleiman franchit un mur de béton à la perche, Fellini fait d’un Mussolini fleuri un grand prêtre de l’amour impossible. L’Italie des années 30, la Palestine de l’après 1948 ne sont pas des territoires neutres au sein desquels l’artiste peut innocemment placer ses souvenirs personnels.

Il y a donc un espace commun, fellino-suleimanien, qui a une parenté évidente avec l’espace proustien que Georges Poulet a déjà arpenté. Le cinéma excelle à mettre en évidence ce caractère non topographique, mais topologique de la mémoire, en isolant dans des cadres des lieux sans solution de continuité entre eux, qui se chargent ainsi d’une aura spécifique. On serait bien en peine de cartographier la ville d’Amarcord, de dresser le plan de l’appartement familial d’Elia Suleiman. Les lieux deviennent ainsi les personnages principaux de ces oeuvres qui, comme dans la Recherche du Temps perdu, proposent une galerie fantastique de figures, hiérarchisées comme en un panthéon personnel (dieu le père, une déesse de l’amour buraliste), toutes essentielles dans l’ordre du sensible, mais toutes secondaires dans celui de la narration.

amarcord

L’ensemble est porté par une petite musique vitale, car la mémoire est aussi composée de « tubes » (2), ces moments entêtants qu’on ressasse de manière plus ou moins volontaire. Les leitmotivs de Nino Rota, la sélection éclectique de Suleiman, entre variété arabe et remix improbables de succès occidentaux, enrobent les deux films d’un lyrisme mélancolique qui rend certaines scènes inoubliables: attablée comme toujours au balcon de l’appartement, sous le regard impassible de Suleiman, sa mère bat imperceptiblement du pied au rythme d’une chanson, les yeux perdus sur la photographie du mari disparu et sur les toits de Nazareth ; au milieu de nulle part, un mariage a lieu et le repas s’éternise au son de l’accordéon triste d’un musicien aveugle, dernières images felliniennes aux couleurs imprécises de fin du monde.

La mémoire est finalement une lumière, qui baigne Nazareth d’une clarté magique, et donne à Rimini et ses alentours un grain plus jaune, mélancolique, fantastique. Et c’est ainsi, en captant cette lumière personnelle, que Fellini et Suleiman dissipent un peu le sentiment d’égarement, ce brouillard, cette tempête fondamentale qui nous saisit au moment où nous nous retournons sur notre passé.

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Notes:

(1) L’art de la mémoire, Gallimard, 1987

(2) Un ami éclairé m’a fait connaître Tubes, la philosophie dans le juke-box, de Peter Szendy (Minuit) dans lequel l’auteur développe ces rapprochements entre mémoire et musique.

La première image : The eye of the imagination. Robert Fludd, Ars Memoriae (Oppenheim, 1619).