Géographie littéraire (1): l’atlas du roman de Franco Moretti

19 août 2009

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Franco Moretti, Atlas du roman européen (1800-1900), p.113

« Un Paris orienté par le désir et agrégé par la rêverie (jusqu’à ce que le héros « arrive », alors la tension disparaît: figure 46d). Des espaces différents produisent des histoires différentes, disais-je à la fin du chapitre précédent; complétons maintenant cette thèse: sans un certain type d’espace, un certain type d’histoire devient tout bonnement impossible. Sans le Quartier latin et la tension qui existe entre ce quartier et la ville de Paris, nous n’aurions par le miracle du roman de formation français, ni cette idée de la jeunesse – affamée, rêveuse, ambitieuse – qu’il a inventée pour la culture moderne. Je pense aux traditions rivales, en Allemagne, en Angleterre, en Russie; certes, ce sont trois grandes littératures, mais aucune ne possède un équivalent symbolique de la rive gauche – ainsi, aucune n’arrive à égaler l’intensité de Paris. Je pense surtout au Londres de David Copperfield, ou de Pip, ou de Pendennis: tous ces personnages se retrouvent aussitôt emprisonnés dans l’univers plombé des Inns of Court et la ville ne devient jamais pour eux un lieu de désir. »

On trouve cette carte (figure?) au cœur du chapitre II « Récit de deux villes ». L’auteur, italien, professeur à New-York, y montre comment l’urbanisation, au moment où elle bouleverse le territoire des grandes nations industrielles (Angleterre et France notamment), modèle aussi leurs romans. Comment Balzac fait de l’espace parisien un des moteurs de son écriture, en se nourrissant de la ségrégation urbaine, des frontières entre quartiers, pour instaurer une tension narrative.  Comment les trajectoires romanesques prennent la forme de trajectoires géographiques: du Quartier latin, celui de la formation, matrice fondamentale que l’on retrouve chez Flaubert, au monde désiré, l’ouest  du Faubourg Saint-Germain, le nord-ouest des journaux et des banques. Comment la Seine, obstacle et ligne tendue, guide le regard vers cet espace rêvé. Du début (carte 46a, ci-dessous) à la fin, les personnages et l’intrigue transitent entre deux pôles, deux champs de force.

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Supériorité romanesque de Paris sur Londres? C’est ce que Moretti suggère ensuite en confrontant les univers de Balzac avec ceux de Dickens ou de Conan Doyle. Discutable, mais à la limite peu importe. L’essentiel est ailleurs.

De même que la géohistoire (1) n’a pas pour simple but de localiser les faits passés, mais étudie le rôle de l’espace (centre/périphérie, marges, distances…) dans les processus historiques, et en retour la manière dont les processus historiques s’inscrivent dans une dimension spatiale particulière (l’émergence lente de la catégorie de Monde par exemple, ou encore le caractère occidental du Moyen Age); de même la géographie littéraire selon Moretti ne cherche pas seulement à localiser intrigues, décors et personnages, mais à réfléchir aux relations entre histoire (ici la formation de l’Etat-nation), géographie (urbanisation) et production littéraire (triomphe du roman) à un moment et en un lieu donnés. De quelle manière la littérature symbolise, formalise ces configurations spatiales particulières, comment l’écrivain les utilise comme ressources narratives.
En géohistoire comme dans l’analyse littéraire que mène Moretti,  l’espace n’est pas un cadre neutre mais un acteur décisif. La carte est un point de départ et non l’aboutissement de la réflexion.

C’est donc appuyé sur des cartes que le chapitre I montre que le roman est certes la forme bourgeoise, mais aussi la forme nationale par excellence.  Les indices sont puisés çà et là:

austen1c

Chez Jane Austen, où les logiques matrimoniales et sentimentales montrent que l’attachement est possible malgré l’éloignement – avant, c’était l’amour ici ou la solitude de l’ailleurs. L’Angleterre devient un home-land plus vaste que le village d’où l’on vient. La distance reste un obstacle, mais un obstacle franchissable, mesurable. Ce n’est plus une frontière binaire, une catégorie absolue.

Chez Walter Scott, où la frontière devient un acteur à part entière de la narration. Le « taux de figures » (p.52) y augmente, manière de repérer la croissance des formes de l’étrangeté à mesure qu’on s’approche des marges du territoire nationale.

Dans l’Espagne du 17ème siècle, où le roman picaresque se déroule le long la grand route, qui associe la continuité de son tracé aux possibilités de rupture introduites par les bifurcations, les haltes, l’alternance des jours et des nuits. Profondément terrien et intérieur, il apparait, remarque Moretti, à un moment où l’Espagne renonce au grand large pour construire son Etat-nation.

Forme d’équilibre « entre le monde un peu trop froid de la connaissance moderne et la topographie enchantée du conte » (p.84), genre de la complexité (du « tiers » dit Moretti), le roman reflète le compromis territorial réalisé par l’Etat-nation entre la grande et la petite échelle: entre le village et l’empire.

Circulating libraries

Le dernier moment de l’Atlas « le marché du roman vers 1850 » (chapitre III) se présente comme une « histoire sérielle de la littérature ». Il est plus classique et se rapproche des travaux d’historiens du livre comme Roger Chartier ou Henri-Jean Martin. On s’éloigne de la lettre pour considérer de loin (de haut) l’évolution des genres, la circulation des textes (ainsi notamment de l’étude des circulating libraries qui montre comment s’impose progressivement un « canon » romanesque). L’approche devient géopolitique, comme celle de Pascale Casanova (2): des centres (Paris et Londres) dominent des périphéries plus ou moins intégrées (reste de l’Europe, monde colonisé), et imposent leur genre national, le roman, comme modèle littéraire.

Il s’agit moins, on le voit, d’un véritable atlas que d’un essai programmatique: pas de cartographie systématique mais des pointages partiels,  des repérages circonscrits, qui prennent une valeur exemplaire. Moretti ouvre un chantier qu’on peut rêver voir repris (pour le 20ème siècle par exemple) (3), si l’on accepte, bien sûr, de voir la littérature mise en « graphes, cartes et arbres » (4). Sur cette question la position de Pierre Bourdieu m’a toujours paru très convaincante:

Dans son avant propos aux Règles de l’art:

« L’amour de l’art, comme l’amour, même et surtout le plus fou, se sent fondé dans son objet. C’est pour se convaincre d’avoir raison (ou des raisons) d’aimer qu’il a si souvent recours au commentaire, cette sorte de discours apologétique que le croyant s’adresse à lui-même et qui, s’il a au moins pour effet de redoubler sa croyance, peut aussi éveiller et appeler les autres à la croyance. C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est à dire la formule informatrice, le principe générateur, la raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche aliment ».

Notes:

(1) Les travaux de Christian Grataloup en particulier

(2) Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999.

(3) Moretti est bien engagé sur ce chemin puisqu’il a encore fait paraitre en 2007 deux gros volumes que je n’ai pu consulter encore: The Novel: Forms and Themes et The Novel: History, Geography, Culture. Mais aussi, en 1995, un Opere Mondo (traduit en anglais sous le titre: Modern Epic. The World-System from Goethe to Garcia Marquez).

(4) Le même Moretti a publié sous ce titre un autre essai, plus théorique, paru en français aux éditions les Prairies ordinaires.