Qui a mieux peint l’hiver (3)? (Dictionnaire des lieux sebaldiens (15): l’Escaut)

7 janvier 2010

Austerlitz, p.20-21
« Et, de la même manière qu’il avait conclu ce premier soir, Austerlitz poursuivit ses considérations le lendemain, sur la promenade en terrasse au bord de l’Escaut où nous nous étions donné rendez-vous. Il désigna le large ruban liquide qui étincelait sous le soleil du matin et parla d’un tableau datant de la fin du XVIème siècle, époque que l’on a appelée la petite période glaciaire, où Lucas Van Valckenborch donne à voir depuis l’autre rive l’Escaut entièrement gelé, avec derrière, obscures, la ville d’Anvers et une bande de terre plate s’étendant jusqu’à la côte. Au-dessus de la tour de la cathédrale Notre-Dame, un ciel sombre libère une chute de neige, et là-bas, au loin, sur le fleuve que nous contemplons quatre siècles plus tard, les Anversois s’ébattent sur la glace, gens du peuple en sarraus couleur de terre et personnes de condition en pèlerines noires, avec fraises de dentelle blanche autour du cou. Au premier plan, vers le bord droit du tableau, une dame est tombée. Elle porte une robe jaune canari et le galant homme qui se penche vers elle avec sollicitude des culottes rouges, très voyantes  dans la lumière blafarde. »
(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

C’est le deuxième jour à Anvers, au bord de l’Escaut. En ce mois de juin 1967 les eaux s’écoulent tranquillement mais l’esprit de Jacques Austerlitz fige l’image un instant d’insouciance : le cours du temps est remonté de quatre siècles et suspendu au pinceau de Van Valckenborch (1535-1597), au geste de l’homme aux culottes rouges et aux joies du patin à glace. Anvers oublie les désordres qui la déchirent alors entre Espagnols et Hollandais, catholiques et protestants. Les deux personnages, quant à eux, achèvent de sceller une complicité nouée la veille, dans la salle des pas perdus de la Gare centrale.

Pourquoi la chute de cette femme anonyme, en « robe jaune canari », retient-elle autant l’attention ? Au seuil du récit, cette figure du désarroi et de la fragilité annonce d’autres malheurs, d’autres tentatives de sauvetage, d’autres visages impossibles à dessiner avec exactitude (celui de sa mère Agatha, en particulier). Le détail sur lequel Austerlitz attire le regard devient un augure métonymique de l’ensemble d’un texte et d’une oeuvre qui fonctionnent constamment de la complémentarité entre la petite et la grande échelle.

Comme on ne devise jamais au bord du même fleuve, les deux compagnons se retrouvent un autre hiver, sur la même rive mais en aval dans le récit et sur l’estuaire, du côté des Hollandais qui en ont longtemps contrôlé l’accès stratégique, après bien d’autres (Espagnols, Anglais, Autrichiens, Français), le fermant même parfois à la navigation. Cependant l’Escaut des débuts de la construction européenne n’a plus rien du fleuve disputé des siècles précédents, et près de son embouchure il ne ressemble plus à un « ruban serpentant » à travers la ville; s’ouvrant à la Mer du Nord il se confond de plus en plus avec elle et perd son identité de cours d’eau.

Austerlitz p.41
« ce jour où nous restâmes tout un calme après-midi de novembre à deviser dans un café à billard de Terneuzen – je me rappelle la patronne, une femme portant des lunettes très épaisses qui tricotait une chaussette vert bocage, les boulets de charbon dans le foyer, la sciure mouillée répandue sur le sol, l’odeur amère de la chicorée – et à regarder par la baie vitrée l’immense embouchure de l’Escaut noyée dans un brouillard gris ».

On ne reconnait pas non plus, dans ce passage, l’autoroute fluviale charriant les produits de l’ère industrielle. Dans ces contrées poldérisées mais toujours menacées par les eaux et la vase (et on pense à Venise (Vertiges, All’Estero, p.52-67), Dunwich (Anneaux de Saturne, p.185-190 ) ou Vyrnwy, la ville galloise ennoyée (Austerlitz, p.65-66 et p.268)), c’est pourtant cette voie majeure qui a donné naissance à la première région économique de Belgique et au deuxième port d’Europe. Par comparaison Sebald fait ailleurs dans le récit un tableau moins apaisant et oisif du Rhin parcouru de péniches pleines à craquer, roulant « ses eaux lourdes » (p.268) qui rappellent celles, plus douteuses encore, de la Tamise:

Austerlitz, p.139:
« et je n’oublierai jamais, jaillissant du néant, l’estuaire courbe de la Tamise, une queue de dragon d’un noir de cambouis serpentant dans la nuit tombante, au long de laquelle s’allumaient maintenant les lumières de Canvey Island, de Sheerness et de Southend-on-Sea »

A Anvers comme à Terneuzen l’Escaut parvient à échapper à ce qu’en fait l’homo economicus et peut encore être un pur objet de contemplation et de méditation. Tels la Vlatva plus loin, ou encore – à d’autres moments de l’œuvre, de l’année, de l’histoire – le Danube:

Vertiges, p.42-43
« J’étais monté pour la première fois au Greifenstein à la fin des années soixante et de la terrasse panoramique du café, j’avais contemplé le fleuve étincelant et ses basses terres marécageuses sur lesquelles les ombres du soir commençaient à se poser. En ce lumineux jour d’octobre où Ernst et moi, assis côte à côte, jouissions de cette belle perspective, une brume bleutée flottait sur la mer de feuillage venant se briser au pied des murailles du château. Des vagues de vent parcouraient les cimes des arbres et les feuilles détachées de leurs tiges trouvaient les courants ascendants et montaient si haut qu’elles finissaient par se dérober au regard. »
(traduction Patrick Charbonneau)

« Étincelant » à la fin des années soixante, mais ça n’était plus tout à fait l’hiver, et tout a changé depuis:

« On a construit une retenue d’eau en contrebas de la forteresse. Le cours du fleuve en a été régularisé et offre maintenant un spectacle auquel la force du souvenir ne résistera plus longtemps ». (p.43)

(Lucas Van Valckenborch, Vue d’Anvers et de la rivière gelée, 1590, 42,5 cm par 63,5, Stadelsches Kunstinstitut, Francfort). J’ai trouvé le détail et la meilleure reproduction sur le site allemand consacré à Sebald, wgsebald.de)


Qui a mieux peint l’hiver?

1 janvier 2010

Avec l’inclinaison du globe à l’angle de l’écliptique le soleil s’éloigne des hautes latitudes et frappe la surface terrestre de manière très oblique, allongeant les ombres, plongeant le jour dans un crépuscule permanent. Par ce froid (c’est alors le début du « petit âge glaciaire ») et ces fortes densités (déjà les plus élevées d’Europe), les rayons doivent traverser la brume d’eau condensée qu’exhalent ou transpirent les hommes, les bêtes, les plantes. Hagards et égarés (ils paraissent s’être perdus en route), comme  frigorifiés eux-mêmes, ils ont renoncé à chauffer et se contentent de dispenser un éclairage pâle. Le monde se recouvre d’un voile, c’est étrange comme les choses deviennent à la fois plus statiques et plus flottantes. Le peintre (muet) observe  sa vie durant ce spectacle et entreprend de le mettre sur la toile. Incroyable, la lumière hollandaise qui baigne le petit théâtre humain. Infinie la compassion de l’artiste pour la finitude des êtres. La scène villageoise – ses figures tour à tour empruntées, fières, ridicules, enthousiastes, malheureuses – ne nous dit pas « nous ne sommes rien » (de si petites choses) mais « nous sommes tout » (tout cela, et il n’y a rien d’autre), ou du moins elle parvient à dire les deux.

Je pensais à cet équilibre instable quand je suis tombé sur ces mots de Pessoa, dans son Livre de l’Intranquillité :

« Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles. »

(traduction Françoise Laye)

Ils éclairent de manière peut-être trop lugubre le tableau lumineux d’Hendrick Avercamp, mais à mes yeux les deux pièces consonnent trop nettement pour ne pas les rapprocher.

Il n’y a pas moyen, malheureusement, d’agrandir davantage le Paysage d’hiver (78cm par 132 cm), l’un des centaines (des milliers?) que nous ont offerts les successeurs de Bruegel, en Flandre ou au Pays-Bas. Avercamp est un des meilleurs héritiers du maître, et cette vue (est-ce Kampen? la rivière Ijssel prise par les glaces?) une des ses réussites majeures.

Une manière pour moi de souhaiter une bonne année aux habitués qui fréquentent plus ou moins régulièrement ce site, et à ceux qui trébuchent, tombent, échouent par hasard sur l’une ou l’autre de ces pages.

Hendrick Avercamp, Paysage d’hiver, 1610, Rijksmuseum

Pessoa dans une rue de la « Baixa » à Lisbonne (Document José Fabiao).