Le vendredi 28 mars 1941

15 octobre 2010

Dans la guerre (18)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

M. Matsuoka chez M. Hitler… Coup d’Etat en Yougoslavie… Keren a capitulé… Et en France ? En France, « le buste du maréchal remplacera celui de Marianne dans les mairies, les écoles, les tribunaux ».

Jean Guéhenno, Paris


Dans ce grand silence de l’Europe, quelque chose d’extraordinaire s’est passé hier soir. Dans la prison a retenti un cri d’espoir, tout de suite étouffé, mais tout le monde l’a entendu. Les gens dans la rue n’osaient pas se regarder, craignaient qu’on vît leur joie. Mais chacun murmurait à ceux dont il était sûr, les amis se téléphonaient à travers Paris : « Vous savez la nouvelle !… »
La nouvelle, c’est que deux jours après la signature par la Yougoslavie du pacte tripartite, une révolution populaire bannit les hommes d’Etat qui l’ont signé, chasse le régent, proclame un nouveau gouvernement. Et sans doute il faut attendre pour juger exactement l’événement. Mais, à tort ou à raison, tous les prisonniers d’Europe hier soir ont espéré. Il semblait que ce jeune roi de dix-sept ans qu’un peuple pousse au-devant de lui avait rompu le cercle de la peur. Est-ce le commencement ?
J’ai pris la radio serbe à sept heures. Elle diffusait une manifestation qui avait lieu à Belgrade. Comme je regrettais de ne pas comprendre. Mais j’entendais l’histoire se faire. C’était une sorte de délire, des chants mêlés à des cris : Pe-tar-Dru-gy… J’ai discerné quelques mots encore, Hitler, Albania, et parfois, dans les accalmies, le bruit ridicule de trompes d’automobiles dans les rues embouteillées. Cela a duré deux heures.
Ce matin les journaux sont aussi vides que d’ordinaire, et nous recommençons d’attendre.

Paul Claudel, Lyon

Voyage à Lyon. Conférence à la Salle Molière sur Fr. Jammes avec un grand succès bien qu’enroué. Déjeuné avec Massigli et Pierre Brisson. En rentrant à ma chambre de l’Hotel Terminus je me trouve face à face aec Marion et Pierre ! Le lendemain déjeuné chez Henri Rambaud. Quintette d’un nommé Charvériat sur mon poème à Jacques Rivière. Le soir Francis que j’envoie à Vichy (Elle obtient ce qu’elle voulait). Retour à Brangues avec Gérard André. Le 30 retour de Gigette et arrivée de Pierre. Mauvais temps. Le Dr Carrel pour la collaboration. (Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure !)

Le Diable lèche ses victimes avant de les dévorer.

Roger Martin du Gard

Ai-je jamais noté ce rêve qui aura, quarante ans de suite, poursuivi mon sommeil ? Toujours le même, avec de légères variantes : j’ai, dans quelques jours, un examen éliminatoire à passer à l’Ecole des chartes, et je me sais absolument incapable d’y réussir ; je n’ai pas suivi les cours, je n’ai pas ouvert mes livres, j’ignore tout d’un ensemble difficile de matières ardues… Quelle que soit ma tardive bonne volonté, il est littéralement impossible que je rattrape le semestre que j’ai gaspillé à faire autre chose que mes études, à lire, à écrire, à vadrouiller dans Paris, à voir des amis… L’échéance approche, je vais être refusé, chassé de l’Ecole, et je n’aperçois aucun moyen d’échapper à cette catastrophe !… Je me réveille, oppressé, angoissé… Et c’est une joie délirante, en reprenant conscience, de constater que c’était un cauchemar, que je suis un homme fait, délivré à jamais des examens scolaires !
Il n’y a pas d’année où je n’aie pas fait ce rêve de panique depuis quarante ans. Je l’ai fait cette nuit. C’est particulièrement à l’approche du printemps que ce cauchemar hante mes nuits. Comme si l’arrivée de la belle saison était pour moi indissolublement lié à cette épouvante de l’examen à subir. J’ai réellement subi cette épouvante annuelle entre ma dix-septième et ma vingt-cinquième année : elle a terriblement empoisonné chaque printemps de mon adolescence, et a laissé dans mon subconscient une empreinte indélébile !

Bertolt Brecht, Helsinki

Au milieu de tout le remue-ménage pour les visas et les possibilités de voyage, je travaille obstinément à la nouvelle histoire de gangster. Ne manque plus que la dernière scène. L’effet de la double distanciation – milieu de gangster et grand style – est difficile à prévoir. Egalement celui de l’exposition de formes classiques comme la scène dans le jardin de Marthe Schwertlein et la scène de demande en mariage du roi Richard III.

Les connaissances de Steff sur les collusions entre le monde des gangsters et l’administration font mon profit.