LES ÉCRANS LÀ-BAS
Notes sur les écrans
Un regard transformé en projecteur, drôle de dialogue et de rencontre avec un réel recomposé : opérations de construction-déconstruction. Cadeau que de jouer dans un film de Kiarostami ou d’en être le spectateur. On ne peut être, c’est bien heureux, que l’émetteur d’images. La promenade, c’est ce rendre disponible à recevoir. Il y eut évidemment la rencontre avec les écrans d’Iran, images de là-bas, jamais vues ici.
Évacuons la question de la salle de cinéma. S’y rendre ou pas ? Pénétrer dans la chapelle, la chambre obscure des désirs enfouis.
Le pas ne fut jamais franchi, pas plus ici, à Kerman, que dans les autres villes. Des raisons objectives évidemment, mais le lieu est étrangement intimidant. Il faudrait chercher longtemps pour se l’expliquer. Laissons la question sans réponse.
Rencontre donc avec des images là-bas.
12 juillet, Téhéran, hall de l’hôtel Naderi
« Une série indienne à la télévision, avec un sosie de Gandhi. De l’action et de l’humour. Belle ironie : les hommes, pas tous, portent le turban, les femmes ont la chevelure libre. Peut-être que les fameux rayons capillaro-sexuels ne résistent pas aux ondes herziennes. »
22 juillet, lors du trajet entre Shiraz et Ispahan
« Le bus devrait bientôt partir. Le film lui est lancé. On nous ressert la même comédie socio-sentimentale multigénérationnelle que lors du trajet entre Yazd et Kerman. On y trouve de jeunes adultes masculins rondouillards, bouffons immatures, des femmes élégantes et intelligentes, quoiqu’un peu portées sur l’intrigue. »
« Le rôle du veuf semble lui aussi une constante, assez bizarrement, plus que celui de la veuve. L’un des protagonistes secondaires est un vague sosie de Diego Maradona. Le tout est joué avec une outrance désagréable, agressive, la touche est incontestablement vaudevillesque, avec éclats de voix et portes qui claquent. Le générique est bercé par un air de jazz qui ne dépareillerait pas chez Woody Allen. »
24 juillet, cette fois entre Ispahan et Kashan :
« De nouveau dans un bus, de nouveau une comédie sur l’écran. Une des premières scènes : il fait nuit, des kebabs de poulet grillent, deux jeunes adultes de sexes opposés discutent au clair de lune devant ce frichti. Peut-être sont-ils frère et sœur. Sinon, ils finiront pas s’aimer, au-delà de leurs différences, de leurs réticences et de leurs préjugés, notamment sociaux. Et voilà le personnage du veuf croulant, à l’hôpital en l’occurrence. C’est étrange, il doit certainement y avoir bien plus de veuves dans un pays ravagé par une longue guerre dans les années 1980… Certainement un arrangement avec la réalité. Il faut bien du courage pour prêter attention à ces films criards, absolument hideux. »
Et pourtant j’y ai prêté attention, notamment parce qu’il est toujours amusant de chercher à décrypter, en langue originale (c’est-à-dire en ayant très très peu accès au sens des dialogues), ces produits très répétitifs, calibrés et codifiés, notamment du fait de la censure.
Le bon et la mauvaise
Je n’ai rien consigné à propos d’un film vu à deux reprises dans les bus. Il est différent des comédies socio-générationnelles décrites ci-dessus, puisque l’on est en présence d’une veine mélodramatique, et plus franchement idéologique. À Kashan, j’ai vu l’affiche dans la rue, sur la vitrine d’une épicerie-vidéo club ; en version farsi, donc je ne connaissais toujours pas son titre.
Puis j’en ai parlé ensuite à Alasht avec des adolescentes connaissant visiblement assez bien ce film. Elles ont émis quelques ricanements – peut être bien des gloussements, je ne sais plus – à son évocation, sans doute en raison des qualités plastiques de l’acteur principal (Shahab Hosseini, que l’on a pu voir dans À propos d’Elly d’Asghar Farhadi, un bien meilleur film sorti en France en septembre 2009), effectivement plutôt bellâtre.
Bref, le film avait enfin son titre, Broken Heart, Del Shekasteh en version originale. Le personnage interprété par Shahab Hosseini est un basij, un membre de cette milice civile, les bassidji, devenue une sorte d’armée fidèle à Ahmadinejad, qui en fut. Quand je demandais à quoi reconnaît-on ces nervis du régime ? Les mots « bad » et « dirty » revenaient sans cesse.
Le récit met en place une opposition totale entre cet étudiant franchement religieux doté des attributs des bassidji – barbe courte, vêtements amples, chemise par-dessus le pantalon – et une jeune fille délurée, portant négligemment le foulard, laissant souvent entrevoir une masse d’épais cheveux. Celle-ci débarque à l’université dans un coupé décapotable de marque allemande, s’en extrait d’une manière impudique et fait preuve d’un bagout effronté pas possible, notamment en prenant la parole en cours avec véhémence et aplomb.
Elle est plus qu’un brin moqueuse, notamment envers ce gueux mal fagoté et fou de Dieu. Mais ces derniers ont plus d’un tour dans leur sac, et à la suite d’une foule d’événements confus – pas seulement en raison de ma méconnaissance du farsi, je me souviens d’une sorte de secte aux rites complètement hétérodoxes – l’insolente comprend quel est le droit chemin : celui d’un mysticisme où l’amour du tout-puissant, et du beau basij, se gagne dans la souffrance. Une réalisation d’une rare laideur, un arc narratif à faire frémir, et même pleurer. La jeune fille, irritante en pétroleuse, finit, le visage de plus en plus sévèrement voilé, par ne plus être que l’ombre d’elle-même.
Pay(vi)sages
Si j’ai autant eu accès à une sociabilité féminine, c’est que je n’étais pas seul, mais avec ma compagne. Dans un autre cas de figure, le voyage aurait été sans doute très différent.
Retour à Alasht, en compagnie des adolescentes qui ont éclairé ma lanterne concernant Del Shekasteh/Broken Heart :
« Dans la partie haute d’Alasht, d’un point où l’on domine la vallée pour obtenir une belle vue, nous repérons un attroupement de jeunes gens, filles d’un côté, garçons de l’autre, ces derniers avec l’air goguenards. Un peu rompus à l’exercice, nous savons de quoi il va en retourner en s’approchant. Comme toujours, ce sont les filles qui sont les plus hardies. »
« Certaines présentent des caractéristiques physiques vraiment étonnantes ; maquillage massif avec effet de blanchissement de la peau, des chevelures largement hors du foulard au moyen d’une sorte de banane, et surtout trois ou quatre cas d’épilation intégrale des sourcils et greffe d’autres en demi accents circonflexes inversés. Le résultat de cet affichage de surféminité est assez terrifiant. »
Le visage, seul élément visible, s’impose comme une instance de dialogue entre les corps féminins et le pouvoir, et plus largement, l’espace public. Avec les formes masquées par l’habit long et ample, le visage est un espace de revendication, de (dé)monstration, pouvant prendre des proportions délirantes ; à la fois écrans et projecteurs.
« Trois jeunes filles du groupe se signalent par une certaine sobriété, Elahe et Elham sont deux soeurs, Zahra présente des traits plus secs, moins harmonieux, notamment du fait d’un nez très droit et long. Toutes trois sont des téhéranaises qui viennent l’été goûter au bon air des cimes. »
Elahe, Elham et Zahra vont accompagner notre séjour montagnard, une charmante compagnie à nouveau. Dès le lendemain, nous étions à la table familiale pour un délicieux ragoût aux herbes. Après le repas, une séance de dessin, des visages à capter à coups de crayons.
Fatemeh, petite sœur d’Elahe et Alahe, est aux portes de la puberté, bientôt elle devra se couvrir. Elle pétille d’intelligence et d’esprit, se risque à un anglais fantaisiste. Aimant le football, portant le cheveu court ; c’est ce que l’on appelle un vrai garçon manqué. On sent que le moment est compliqué, difficile de ne pas penser à un corps qui réprimerait l’arrivée des signes de la féminité.
Fatemeh s’est exécuté en posant avec beaucoup de sérieux. Son visage n’est pas encore un écran, ni un projecteur. J’aime beaucoup cette séance de dessin chez cette adorable famille, et l’idée que ces images soient restées là-bas, avec nos hôtes.
FIN
Images et photographies :
– affiches des films Kabuliwala de Hemen Gupta et Del Shekasteh (Broken Heart) de Ali Royeen Tan
– l’actrice indienne, Diego Maradona et Shahab Hosseini : auteurs inconnus
– photographies d’Amélie Juillard et Arnau Thée
– dessins d’Amélie Juillard