Relectures (sans fin)

27 avril 2010

 

Voici ce qu’écrit Jean Dubuffet à son ami Claude Simon le 15 mai 1973:

Je voulais vous dire, dans une forme convenable, et non pas brouillonne et hâtive comme je le fais ici maintenant, que votre livre présente ce caractère qui me comble de plaisir, de procurer une lecture ininterrompue, je veux dire qu’on peut à tout moment l’ouvrir à n’importe quelle page, et trouver dans cette page la substance du livre entier. C’est un livre qu’on ne peut pas lire – si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’a pas un sens, il en a autant qu’on veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse. Ou encore comme un talisman, une boule de cristal. Il est d’un usage permanent. A tout endroit qu’on l’ouvre on est imméditament transporté dans votre monde parallèle, votre monde homologue, où se trouvent abolis le petit et le grand, le léger et le lourd, le corporel et le mental, le départ et l’arrivée, le vide et le plein.

C’est à propos de Triptyque. Voilà exprimé dans une forme qui me parait bien peu « brouillonne » et bien peu « hâtive », mais au contraire parfaitement éclairante, ce que je cherchais à dire maladroitement, l’autre jour, des textes dignes d’être relus.

La Correspondance de Claude Simon et Jean Dubuffet s’est étalée sur une quinzaine d’années (1970-1984) mais elle tient en 65 petites pages aux éditions l’Echoppe. Les lettres sont courtes, chaleureuses, denses. L’ouvrage date (1994) mais il était bien en évidence au dernier étage, le plus déserté (le plus isolé), de la librairie Vent d’Ouest à Nantes, au milieu des livres d’art et d’histoire.

Le 31 août 1981 Dubuffet fait l’éloge d’un autre livre de Claude Simon, Les Géorgiques:

Une oeuvre effarante par l’étrangeté de son thème de ses recours, de son assiette, de son ton, de son souffle, de l’incroyable constante maîtrise du libellé. Prodigieux le libellé, constamment percutant. Il ne cesse d’étonner, et de combler. Votre savoir dans des pratiques comme celles de l’artillerie ou de l’agronomie est ahurissant mais il est égal en tous autres domaines et à toutes échelles, de l’emballage des statues aux accouplement des libellules. Car tout défile dans la course de cet impétueux parcours, tous les faits et gestes du monde, reflétés dans une eau noire magique, en cinéma muet, comme images d’astres disparus que transporent à nos téléscopes les millions d’années-lumière.

Où j’aime à lire, comme dans le premier extrait, l’un des plus justes résumés de l’oeuvre de Sebald

(Image: La vie de famille, par Jean Dubuffet. Dans sa réponse du 21 mai 1973, Claude Simon cite cette oeuvre comme une des influences majeures de Triptyque).


Le jeudi 30 novembre 1939

22 avril 2010

Dans la guerre (7)

Simone de Beauvoir, Paris


Dur réveil – il est 9h. mais j’ai mal dormi, j’ai la gueule de bois, mal partout et la tête comme une forge. Mais je vais quand même au lycée, je veux me réserver de meilleures occasions de manquer. Je bois juste un quart de Vittel, et quand je commence mon cours, je crois que je vais m’évanouir, mais ça se tasse. A midi 1/2 Sorokine; on déjeune à la petite brasserie bleue, puis ensuite et à pied on monte à H. IV – elle m’a donné une petite lettre où elle me demandait mille choses -, je cause de tout avec elle, de sa paresse à travailler, etc. – elle demande tout le temps, mais elle y met de la grâce. Elle m’explique d’une façon charmante pourquoi elle m’estime et tient à moi. Cours sur les math. – achat de livres pour Sartre chez Gibert – en métro à la poste: une lettre de Sartre, deux de Bost , de dimanche et mardi qui me ravissent l’âme; il me dit à propos de Kos. qu’il sent toujours étranger, du moins pas complice devant elle, et ça m’apaise pour longtemps car ce qui me faisait vertigineux c’était l’idée d’une profonde et neuve complicité entre eux. J’écris mes lettres, puis je rentre chez moi pour la couturière; la femme lunaire essaie une robe très belle, mais sa poitrine est un désastre pire que je ne supposais. Je redescends écrire un tas de lettres (Bost, Sartre, Védrine, Poupette) et corrige jusqu’à 9 h. 1/2 des masses de copies. J’ai relu le début du Procès de Kafka ces jours-ci et je commence Fermé la nuit de Paul Morand.

A 9 h. 1/2 Kos. arrive, retour d’Atelier et avec Wanda on va manger un morceau au fond de la « Rotonde ». je suis bien terne, par fatigue noire, et elles me racontent des histoires qui ne m’amusent pas beaucoup. on rentre à 11h. et je lis un peu Morand au lit.

Virginia Woolf, Monk’s house


A ce point harassée, fatiguée, déprimée et contrariée, que je prends la liberté de venir exprimer ici ce que je ressens. R. est un ratage total; et quel mal m’a-t-il donné! Mais laissons cela. Ma tête n’en peut plus et il me faut résister à l’envie de tout déchirer, de tout biffer… et remplir mon esprit d’air, de lumière, de marche, et l’enfouir sous une nappe de brume. Les bottes en caoutchouc me sont d’un grand secours. Je peux aller patauger dans le marais. Et puis, non, je m’en vais écrire un petit mémoire.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin chez les SS. J’ai 59 ans aujourd’hui. Réunion du Conseil. A l’issue de la réunion on nous a apporté le journal Nowy Kurier Warszawski annonçant les brassards juifs, le marquage des boutiques juives ainsi que l’exécution des 53 du 9 de la rue Nalewki. Le port des brassards est obligatoire à partir de demain. Dans la soirée, convocation des SS pour le 2 décembre 1939 chez Fischer.


Vila-Matas, du temps et des lieux

15 avril 2010

Journal de lecture

Enrique Vila-Matas, Dublinesca

Aujourd’hui il pleut un peu moins qu’hier et Barcelone est davantage visible de la grande baie. Riba pense à lui: quand on approche de la soixantaine, quel que soit l’endroit que l’on regarde, on y est déjà allé.

Puis il se corrige et pense approximativement le contraire: rien ne nous dit où nous sommes et chaque moment est un lieu où nous ne sommes jamais allés.

(p.66, Christian Bourgois, traduction André Gabastou)

L’éditeur Riba cherche son centre du monde. New York? Barcelone? l’écran de son ordinateur? un rêve d’enfance?

Parmi les auteurs à son catalogue je relève la présence de :

Paul Auster

Martin Amis

Pierre Michon

Jean Echenoz

Georges Perec

Robert Walser

W. G. Sebald

James Joyce.

Dublin?

Photographies: port de Barcelone, par Arnau Thée.

Le mercredi 1er novembre 1939

14 avril 2010

Dans la guerre (6)

André Gide, Paris


La lecture des journaux me consterne. La guerre incline tous les esprits. Chacun souffle dans le sens du vent. Et Maurras se plaint encore que la censure ne laisse point aux patriotes le parler franc!… Bref, tout m’invite au franc silence.

Victor Klemperer, Dresde


« Compartiment secret » enfin complètement tapé à la machine. Demain, commencer la préparation du chapitre VII. Trop d’empêchements et de perte de temps à cause du black-out qui me réduit à l’espace de la cuisine où il est impossible d’écrire et de taper à la machine. Eva travaille maintenant à l’obturation du salon de musique, ce qui est très difficile du fait des nombreuses vitres. Ce sera un soulagement.

La guerre stagne. Dans le journal, nous sommes de plus en plus victorieux. Le slogan « Fermeté du blocus » est périmé. Depuis peu: « Blocus allemand supérieur au blocus anglais. » Pénurie croissante en Angleterre. – 75% des dommages de la guerre navale du côté anglais. – Tous les jours: témoignage de l’invincibilité allemande dans les journaux italiens et russes; tous les jours: « amitié » et « objectifs communs de paix avec la Russie », les discours de Molotov devant le Soviet suprême; tous les jours: le pauvre peuple français.

A propos de la fermeté du blocus: on a droit à un, tout au plus deux rouleaux de papier hygiénique. « Difficultés de transport. » Lorsque, dernièrement, un ministre anglais a parlé de difficultés de transport des caisses, il y avait après le mot un point d’exclamation entre parenthèses. (A noter: la ponctuation du IIIème reich, les points d’exclamation et les guillemets.) On n’a droit qu’à deux boîtes d’allumettes.

Un marchand de cigarettes m’a dit récemment qu’il était pessimiste, qu’il ne comprenait plus la politique allemande. La Russie! Il ne lui fait pas confiance. « Il se marre comme un bossu, ce type-là! » Il veut parler de la photo de Staline et Ribbentrop, où Staline se tord de rire. (Dans tous les journaux après la signature du pacte.)

(…)

Paul Claudel, Paris


J’achète le Journal d’André Gide (90 francs!) où je trouve un récit assez amusant et je crois assez exact de ses premières entrevues avec moi. G(ide) paraît particulièrement souffrir de l’orgueil démesuré de la plupart de ses amis, Claudel, Jammes, Ghéon, Suarès, et même Isabelle Rivière. Cela au cours d’un volume de 1332 pages uniquement consacré à sa propre personne, dont il ne se lasse pas de faire le tour, tantôt prenant du recul, tantôt s’approchant pour faire rectifier un pli, pour faire sauter d’une agile chiquenaude un grain de poussière. Un rayon bien calculé fera avantageusement ressortir ce front  pensif, cette physionomie si intéressante, qui n’est que le reflet de la belle âme. Si la plupart de ses interlocuteurs font l’effet de simples imbéciles, est-ce sa faute, ou celui (sic) d’une noble sincérité qui ne peut déguiser la réalité des choses ? Montrer leurs défauts, c’est un véritable devoir auquel une conscience scrupuleuse ne saurait se soustraire. Ce n’est pas qu’A(ndré) G(ide) songe à dissimuler ses fautes, ses déficiences, ses vices ; la pédérastie par exemple. Mais petit à petit on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de fautes et de vices, c’est uniquement l’opinion qui les qualifie ainsi qui est scandaleusement dans son tort. La pédérastie par exemple ? quoi de plus noble ? quoi de plus recommandable ? « Arrange toi toujours, a dit Kant, pour que la maxime de ton acte puisse être érigée en formule universelle. » Gide se proclame comme spécialement doué pour la formation de la jeunesse. Quant à la religion, il a pris une position personnelle, sur laquelle il ne nous donne pas d’éclaircissement, mais ce qui est clair, c’est que le Christ n’a dit la vérité qu’en tant que celle-ci est conforme aux opinions, goûts et sentiments intimes d’A(ndré) G(ide). L’Église catholique n’a rien compris à l’Evangile. Il a fallu attendre A(ndré) G(ide) pour commencer à y distinguer q(uel)q(ue) chose. Mais l’insuffisance morale et intellectuelle de son fondateur et de la plupart de ses fidèles mérite bien des soupirs. Et n(ous) laissons le grand homme sur une chaise dans un état qu’il décrit comme celui de l’hébétement. (…)

Adam Czerniakow, Varsovie


300 travailleurs exigés pour le 2 novembre (19)39. Ils seront payés. Memoranda. Reçu l’ordre de soumettre les chiffres du recensement pour le 12. Nous avons besoin, en plus du personnel d’encadrement, de 60 personnes.


Le 13 avril

13 avril 2010

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.345-344

Nous sommes aujourd’hui, alors que je mets la dernière main à ces notes, le 13 avril 1995. C’est Jeudi saint, le jour du lavement des pieds et la fête des saints patrons Agathon, Carpus, Papylus et Hermengild. Il y a trois cent quatre-vingt-dix-sept ans jour pour jour, Henri IV publiait l’édit de Nantes ; il y a deux cent cinquante-trois ans, le Messie de Haendel était joué pour la première fois à Dublin ; il y a deux cent vingt-trois ans, Warren Hastings était nommé gouverneur du Bengale ; il y a cent treize ans, la Ligue antisémite était créée en Prusse et il y a soixante-quatorze ans avait lieu le massacre d’Amritsar où le général Dyer faisait ouvrir le feu, pour l’exemple, sur une foule insurgée de quinze mille personnes réunies sur la place connue sous le nom de Jallianwala Bagh. Nombre des victimes de ce massacre devaient avoir eu une activité dans le domaine de la sériciculture qui se développait alors dans la région d’Amritsar comme dans le reste de l’Inde sur les bases les plus simples. Il y a cinquante ans jour pour jour, les journaux anglais annonçaient la chute de la ville de Celle et la retraite des troupes allemandes devant l’irrésistible progression de l’Armée rouge remontant la vallée du Danube. Et pour finir, ce Jeudi saint, 13 avril 1995 – ce que nous ne savions pas encore ce matin – est aussi le jour où le père de Clara a quitté la vie peu après avoir été transporté à l’hôpital de Cobourg.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)

Cherchant en vain des précisions de détail sur le voyage en Orient d’Ambros Adelwarth et Cosmo Solomon, qui occupe la fin du troisième récit des Emigrants, je suis finalement tombé tard hier soir sur cet extrait des Anneaux de Saturne, cité par Muriel Pic à la page 130 de son remarquable essai W.G. Sebald – l’image papillon. Dans l’analyse qui précède, elle rattache l’éphéméride au geste ancien du chroniqueur des sociétés traditionnelles, dans lesquelles les images de mort et de destruction n’avaient pas été encore refoulées, comme l’a montré Philippe Ariès, hors de la vue des vivants.

J’ai déjà évoqué (ici) le goût de Sebald pour ce genre de coïncidences temporelles, les rapprochements inattendus qu’elles permettent et les récits qu’elles ont suscités. Il partageait en particulier avec Walter Benjamin (et Brecht, qui en a écrit lui-même) la même admiration pour les Histoires d’Almanach de Johann Peter Hebel.

Dans le même article du 2 septembre dernier j’invitais le lecteur à visiter le merveilleux site consacré au Journal de Samuel Pepys, dont on trouve des traces dans Vertiges et les Anneaux de Saturne. Il y était déjà question de destruction.

Voici ce qu’il écrit au soir du 13 avril 1667. Forcément, on entendra des échos:

Levé, puis au bureau, où nous tînmes réunion toute la matinée ; ce fut étrange de voir à quel point ce fourbe de commissaire Pett était désireux de traiter l’affaire Carkesse aujourd’hui, afin de donner à Milord Brounker (qui, j’en suis sûr, le hait, et qui a parlé contre lui au roi devant moi, autant que faire se peut) une bonne impression de son service en plaidant pour son employé, Carkesse ; mais je réussis à éviter que l’affaire ne soit traitée aujourd’hui ; je pris donc congé et rentrai chez moi dîner ; après le dîner, chantai un peu, avec plaisir, seul avec ma pauvre femme, puis derechef au bureau, où je restai tout l’après-midi, jusque tard dans la soirée. Rentrai ensuite souper à la maison, puis au lit, car mes yeux me faisaient encore mal à force d’avoir lu à la lumière de la chandelle, ce qui m’ennuie. Ecrivis à mon père, qui, je suis heureux de l’apprendre, se sent à nouveau bien ; j’ai hâte de l’avoir avec moi à Londres, afin de voir ce qu’on peut faire pour lui ici, car je voudrais bien faire mon possible pour qu’il continue à vivre et se réjouisse de ma réussite en ce monde. < Cet après-midi, Mrs Lowther vint me trouver au bureau, ou yo ai tocar su mamelles et les ai bezar ainsi que su boca, ce qu’elle accepta de fort bon gré et peut-être yo posse un jour à hazer mas à elle. >

(Samuel Pepys, Journal, Bouquins Laffont, édition dirigée par André Dommergues)


Le détail (2): le détail (1)

9 avril 2010

Marcel Proust, le Temps retrouvé:

Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec de celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu’on ne sache pas ce que c’est.

(p.14, édition Folio)

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk, « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique » :

Dans ce contexte, la théorie proustienne de la mémoire et de la lecture apparaît comme un moyen pour Czapski de maintenir vivant le souvenir des camps et des disparus, menacés d’oubli par la grande Histoire. Elle a pu contribuer à ce qu’il développe une contre-histoire ou une micro-histoire, basée sur le détail et la recherche des indices (…)

(Ecrire l’histoire, N°3, printemps 2009)

Cette superbe revue a une diffusion si confidentielle qu’il m’a fallu revenir chez le libraire de mes années de formation pour enfin mettre la main sur le premier des deux volumes consacrés au Détail. Après une réponse circonstanciée à la question qui ouvre le numéro : « Jeanne d’Arc a-t-elle menti ?», à côté d’un article sur le « bouton de culotte » dans la Semaine sainte d’Aragon, juste avant une lecture étonnante d’Allemagne neuf zéro de Godard (« L’histoire (s’) en balance », de Suzanne Liandrat-Guigues), et parmi bien d’autres analyses toujours rigoureuses et originales, il y a cette lumineuse étude intitulée « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique. Czapski lecteur de Proust, camp de Griazowietz, URSS, 1941 ».

Elle n’est pas sans rapport avec celle que Catherine Coquio a consacrée à Raul Hilberg et Saul Friedlander dans le second volet paru à l’automne dernier. Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk se demandent comment et pourquoi le peintre polonais Joseph Czapski, alors qu’il était prisonnier de l’armée rouge, a pu donner en 1941 une série de conférence sur La Recherche du Temps perdu à ses co-détenus sans le recours du moindre livre.

Le point de départ de l’article est une page des notes retrouvées et publiées par la suite dans son journal Proust contre la déchéance. Moins un texte qu’un tableau.

Juste sous « Du côté de chez Swann », il y a deux mots entre lesquels convergent toutes les lignes.

De l’expression « cloison étanche » semble germer et rayonner l’ensemble de la Recherche remémorée par Czapski. Pourquoi ces mots? On attendait « madeleine », mais la mémoire de Czapski l’a trahie en « brioche ».

Du grand intérêt de l’article : à cette question simple, posée sur le mode de l’énigme, il sera donné une réponse complexe, car s’il est vite relevé que dans la cathédrale proustienne le terme « cloison » appelle souvent des épisodes de mémoire involontaire (en particulier les réminiscences touchant à la mort de la grand-mère), il apparaît que la formule n’avait pas pour Czapski cette unique valeur mnémotechnique.

Les deux auteurs font mieux que se livrer à un décryptage savant et univoque de la « formule » générique d’où sont nées les conférences. Ils parviennent, en dévoilant sa polysémie, à la faire « lever », lui faisant rejouer ce rôle de ferment qu’elle avait eu dans la baraque de Griazowietz.

« Cloison étanche », d’abord celle qui protège l’œuvre de Proust, que sa publication retardée par le conflit a comme « mise sous serre », offrant au projet de nouveaux bourgeonnements et les conditions d’une croissance imprévue.

Je relève un passage à ce sujet dans le Jardin des plantes de Claude Simon, quelques pages avant le récit de son évasion du camp de prisonnier où la débâcle de 1940, sur l’autre front, l’avait lui-même mené.

Le Jardin des plantes:

Au mois d’octobre 1916, Proust écrit à Gaston Gallimard : « Et puisque ce mot de guerre est venu « sous ma plume », je crois (mais d’ailleurs c’est sans intérêt pratique, puisque nous ne le pouvons pas) que j’ai eu tort de vouloir attendre la fin de la guerre pour paraître (…). Mais (mes raisons) maintenant que j’y ai pensé (et encore une fois c’est toujours théorique) sont qu’en ce moment où (pas moi mais presque tout le monde) on s’est habitué à la guerre, on ne lit guère que le communiqué et encore, on aimerait quelque chose d’autre, on pourrait s’intéresser à une longue œuvre. Après la guerre, la Paix, la victoire, seront des choses nouvelles, savoureuses, on y pensera, plutôt qu’à lire. Et alors la guerre elle-même déjà rétrospective, deviendra l’objet d’un intérêt d’imagination qu’elle n’excitait pas comme réalité quotidienne et d’un progrès insensible. »

(p.1000-1001, édition Pléiade)

Et il commente ainsi le choix d’une autre des citations de Proust utilisées dans le Jardin :

De plus encore, il y a parfois des chevauchements, des sortes d’échos. Par exemple, dans le Jardin des plantes, après un compte-rendu militaire des combats sur la frontière belge où sont énumérés le nom des blockhaus (noms de lieux-dits parfois pittoresques), au paragraphe suivant, l’un des personnages de Proust s’exclame : « Comme ces noms sont jolis ! » à propos cette fois de noms de villages normands dont on ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, pour les soldats américains ou anglais, en 1944, ils ont aussi été synonymes d’enfers.

(Entrentien paru dans L’Humanité, 13 mars 1998, cité dans une note (p.1510) par Alastair B. Duncan, qui a réalisé l’édition des Œuvres dans la Pléiade)

Cinquante ans après, on repère chez Claude Simon un semblable usage de la Recherche en contrepoint esthétique et mémoriel de la description des souffrances de guerre – contrepoint qui est aussi un des modes privilégiés de la mémoire proustienne – auquel l’écrivain français ajoute une touche de dérision, absente chez le peintre polonais. L’extrait cité dans le Jardin des plantes redouble encore le caractère ironique de ces rapprochements (ce dont Czapski était parfaitement conscient), puisqu’il apparaît que Proust lui-même regrettait amèrement ces retards sans s’apercevoir des prolongements fructueux qu’ils pouvaient provoquer.

Pour le prisonnier la métaphore de la serre était d’autant plus douloureuse qu’il avait vu sauter une à une toutes les parois de protection depuis la double invasion de la Pologne en septembre 1939, et qu’il craignait (à juste titre) pour ses propres œuvres. De ce cocon offert à l’artiste, il n’était plus question pendant le conflit et encore moins après. On ne saurait être plus clair sur la désillusion que l’épreuve à provoquée :

Joseph Czapski, Souvenirs de Starobiesk:

Les cloisons étanches qui protégeaient la croissance de l’œuvre de Proust pendant la dernière guerre ont été rasées.

(Editions Noir sur Blanc, cité par Guiillaume Perrier et Agnieska Zuk)

D’ailleurs Czapski inverse le sens même de sa formule : la cloison isole et protège, mais elle rappelle en même temps au peintre la claustration forcée de Proust, écho de son propre enfermement. A la douleur de la maladie répond celle de la privation de liberté, et la chambre confinée et surchauffée de l’écrivain, qui fut son tombeau, devient l’image renversée des baraquements glacés du camp, d’où on ne sort que par miracle.


Les auteurs de l’article repèrent enfin un troisième usage, mémoriel, des mots de Proust, qui permettent à Czapski de rattacher l’œuvre remémorée au contexte de sa remémoration, faisant ainsi naitre, comme par anticipation,  une sorte de « mémoire au carré ». En l’occurrence « cloison étanche » rappelle non seulement le contenu de la Recherche mais aussi dans quel endroit et à quel moment il s’est souvenu de la Recherche. Lecture sans livre qui, comme dans la théorie proustienne, permet de garder sensible le lieu même de la lecture, que ce dernier soit le salon confortable de l’enfance, un jardin ombragé, ou un camp de prisonniers.

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk n’y font pas allusion, mais on sait par ailleurs que beaucoup d’autres écrivains ont fait l’expérience de la dimension salvatrice (mais toujours ambiguë) d’une mémoire de la littérature. Dans bien des écrits publiés ensuite par les rescapés, cette mémoire est devenue une ressource poétique nourrissant tout ou partie de l’œuvre.  Je pense à Primo Levi « lecteur » de Dante à Auschwitz, Jorge Semprun de Goethe, Heine ou Valéry au camp de Buchenwald, Evguenia Gunizburg et Pouchkine, Chalamov et Dante, encore, à Magadan.

Se souvenir d’un mot, d’un vers, des traits saillants d’une pensée, c’est sortir un moment du camp et se rappeler contre toute évidence l’existence et l’expérience du « beau » et du « bien », même si c’est pour mettre à bonne distance la « culture » ; c’est en même temps y revenir en utilisant l’œuvre comme métaphore et ressource d’intelligibilité au milieu de ce qui n’a pas de sens et ainsi « baliser l’espace », comme le dit Luba Jurgenson (1); c’est enfin témoigner « d’ores et déjà » (Jurgenson), et garder l’espoir que rien ne sera oublié après et que ce qui peut passer pour un détail ou une occupation bien inutile deviendra la pierre de touche du témoignage, contre toutes les tentatives ou les tentations de l’oubli.

A cette aune le choix de l’expression matricielle apparaît d’autant moins hasardeux, comme le souligne l’article, que l’une des deux occurrences de l’expression dans la Recherche (celle que j’ai reprise en exergue) est associée de près à Tobolsk, le lieu où furent retenus prisonnier puis exécutés le tsar et sa famille, et que la « cloison étanche » sert à séparer dans l’esprit du narrateur, ceux qui « en sont » des autres, Albertine de ses amies homosexuelles.

Une « cloison étanche » sépare ceux qui veulent savoir de ceux qui ignorent.

Les dernières lignes de l’article rappellent qu’à l’aide de cette infime formule, et avant de mener lui-même l’enquête, Czapski combattait le silence et le mensonge enveloppant l’exécution par le NKVD de plus de vingt mille prisonniers polonais dans la forêt de Katyn et sur d’autres sites aux confins de l’Ukraine et de la Russie, entre avril et mai 1940. Déplacé de camp en camp de plus en plus à l’est, il échappa au massacre sans jamais vraiment comprendre pourquoi.

Note:
(1) Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible?, Editions du Rocher. En particulier la partie 2 du chapitre 3, intitulée, d’après Primo Levi, « Le chant d’Ulysse ».
Notes sur les images, dans l’ordre d’apparition:
Couverture du numéro 3 de la revue Ecrire l’histoire, l’illustration est d’Henri Cueco, d’après l’Ex-voto de Philippe de Champaigne, 1995-1996
Détails d’une double page reproduite dans l’article cité, elle même reprise du Journal de Czapski publié par les éditions Noir sur Blanc.
La photographie de la serre du jardin des plantes de Paris est de Danielle Grekoff, on peut la retrouver sur son site, à côté d’autres beaux clichés.
Philippe de Champaigne, Ex-voto, 1662, Musée du Louvre
Photographie des Romanov en captivité à Tobolsk (source inconnue)
Détail de la carte fournie par les auteurs de l’article cité.

Dernière chose: Les deux numéros annuels de la revue paraissent au printemps puis à l’automne, aux éditions Gaussen. Les prochains, dont le premier devrait paraitre sous peu, auront pour objet « la morale ».


Le mercredi 18 octobre 1939

7 avril 2010

Dans la guerre (5)

Louis Guilloux, Paris


Jour des raids allemands sur l’Écosse – du recul français sur le front.
Aujourd’hui, j’ai vu emmener un soldat, entre quatre hommes, baïonnette au canon, et un caporal.
Sur la place Saint-Michel, revue des troupes en tenue de départ.
Ce soir, le ciel avait cet éclairage réfracté des jours de tempête, et depuis qu’il fait nuit, un vent profond remue les airs – et au loin les eaux. On dirait qu’une énorme bête aveugle se démène partout à la fois dans une colère sourde et très primitive. Comme c’est triste et poignant indépendamment des circonstances. Et de penser que l’homme est lui-même si sourd et si primitif et tellement toujours le même, pas différent de lui-même ou si peu, depuis que le premier vent s’est levé sur la terre pour emporter sa cabane, ou sur les eaux pour faire chavirer sa barque. Bien que ce malheur lui soit arrivé, combien de milliers de fois depuis, la conquête des éléments ne semble pas lui être apparue comme un but suffisamment plein. Autre chose est nécessaire à son activité débordante, à sa fièvre incompréhensible, la guerre, soi-disant abhorrée, haïe, vomie, en réalité, adorée. Il faut se former en escouades, en compagnies, en bataillons, en régiments, rassembler des armées, faire tonner le canon, virer l’avion dans le ciel de Dieu, cravacher la mort trop lente et paresseuse dans les jours qu’on appelle de paix et lui faire prendre le galop. La voix pourtant assez horrible de la nature ne suffit pas à la finesse de son ouïe. Il faut qu’il s’y ajoute la sienne propre plus douce sans doute quand elle se fait d’airain. A ce prix-là, il est content, Oui, je dis qu’il est content. Il faut que la guerre lui plaise, qu’il veuille, qu’il l’aime, que ce soit là le fond même et la clé de sa nature ou alors quoi ? (…)

Cesare Pavese, Turin


Décrire la nature en poésie, c’est comme ceux qui décrivent une belle héroïne ou un puissant héros.
Réussir quelque chose, n’importe quoi, est de l’ambition, une sordide ambition. Il est donc logique de recourir aux moyens les plus sordides.

Mihail Sebastian, Bucarest

Trente-deux ans. Je me sens vieux, laid, usé. Me regarder dans la glace ne me fait aucun plaisir. Il me répugne parfois, cet homme pâle, aux yeux cernés, dont la calvitie s’accentue, mais qui garde malgré tout je ne sais quel air de jeunesse fatiguée. J’essaye de ne pas penser à ma vie – ni à celle qui est passée, ni à celle qui vient. C’est un sentiment d’inutilité qui me désespère et que je veux éviter, oublier.
Leny est venue hier et je l’ai laissée me parler de nouveau de l’affaire Bubi-Zoe-Leny-moi. J’ai dû constater encore une fois qu’il était bien boulevardier, ce quadrille. Je ne peux pas dire cependant que je n’aie pas gardé un pincement au cœur, de la gêne pour tout ce qui s’est passé, et que je ne soupçonnais pas.

Paul Claudel, Paris


Je vois le Dr Delort qui me dit que tous mes organes sont en bon état.

Adam Czerniakow, Varsovie


La date du 18 octobre 1939 manque (note de l’éditeur).


Relectures

4 avril 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.32-33

Ce n’est pas pour rien que, depuis plus de trente ans, je vais au Musée d’art ancien. D’autres vont au café le matin et boivent deux ou trois verres de bière, moi je viens m’asseoir ici et je contemple le Tintoret. Une folie peut-être, pensez-vous, mais je ne puis faire autrement. (…) Ici, dans la salle Bordone, j’ai les meilleures possibilités de méditation et si j’ai par hasard ici, sur cette banquette, quelque chose à lire, par exemple mon cher Montaigne, ou mon Pascal qui m’est peut-être plus cher encore, ou mon Voltaire qui m’est encore beaucoup plus cher, comme vous voyez les écrivains qui me sont chers sont tous français, pas un seul allemand, je peux le faire ici de la manière la plus agréable.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, p.41-42

Ne serait-il pas dès lors présomptueux de vous énumérer ici, en me prévalant d’une apparente objectivité ou sobriété, les pièces et sections principales d’une bibliothèque, ou  de vous exposer sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain ? En ce qui me concerne, en tout cas, je vise dans ce qui suit quelque chose de moins voilé, de plus tangible ; ce qui me tient à cœur, c’est de vous permettre un regard sur la relation d’un collectionneur à ses richesses, un regard sur l’acte de collectionner plutôt que sur une collection.

(Rivage poche « Petite bibliothèque », traduction de Philippe Ivernel)

Hédi Kaddour, Les Pierres qui montent, p.324

Relecture annuelle du Discours de la méthode. On y sent toujours un vent d’avenir.

De manière moins compulsive, plus distanciée et raisonnable que Reger, plus proche en cela d’Hédi Kaddour (Descartes contre Pascal), je reviens aux mêmes textes, souvent au printemps. A la fiction spatiale de l’île déserte je préfère la métaphore temporelle des saisons qui isole plus précieusement les livres qui comptent dans l’unité d’un temps que dans celle d’un lieu (mais des lectures et des lieux, j’ai déjà parlé ici).

C’est aussi plus réaliste. L’île déserte est une utopie, pas seulement parce qu’aujourd’hui le globe est toujours mieux connu, plus relié et moins désert, mais parce que le dégoût naitrait immanquablement de la relecture en circuit fermé des mêmes ouvrages, sans la respiration que procure la découverte des autres. Ceux qui tiennent à cœur gagnent à être quelque peu noyés dans un flux de lectures plus ou moins heureuses d’où ils émergent plus facilement.

Je déballe ma bibliothèque, comme dirait l’autre, mais la toute petite, celle des éternels retours, huit livres au total:

Reger revoyant encore et encore le Portrait de l’homme à la barbe blanche dans la salle Bordone du Musée d’Art Ancien de Vienne, vu par Irrsigler, vus par Atzbacher dans Maîtres anciens.

Sebald : surtout les Anneaux de Saturne, et un petit texte qui me revient de plus en plus entre les mains, sa promenade au cimetière de Piana qui donne son titre au recueil posthume Campo Santo, une anabase. Après avoir plongé dans l’eau de la Méditerranée le narrateur remonte interroger les tombes à flanc de versant et en vient à méditer sur le combat inégal, horizontal celui-là, que se livrent les morts et les vivants depuis que l’urbanisation a gagné des portions toujours plus larges des terres habitées.

Campo Santo, p.39

Où les mettre, les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay?

La vraie Vie de Sebastian Knight de Nabokov, le premier de ses textes écrits en anglais. Il est peut-être moins virtuose que les autres, mais le ton amusé, faussement léger de l’enquête m’a toujours séduit. Je relis aussi souvent Autre Rivages, où je trouve une atmosphère comparable. Les deux forment un diptyque à mes yeux.

Celui qui m’est sans doute le plus cher : le Jardin des plantes de Claude Simon (je le relis en ce moment), son temps retrouvé. Il y a des rapprochements étonnants à faire avec les Anneaux de Saturne, écrit avant, et j’en ferai bientôt. Au revers de la couverture de son exemplaire Sebald a ébauché la première chronologie d’Austerlitz.

Chaque année une année des Carnets de notes de Bergounioux.

La nouvelle de William Gass, Au cœur du cœur de ce pays, last but not least.

Il y en a qui sont revenus moins souvent – tous les deux, trois, quatre ans :

La Montagne magique

Danube, et Microcosmes de Claudio Magris

Le Joueur, de Dostoïevski, que je relis juste avant ou juste après un Eté à Baden Baden, de Leonid Tsipkyn, un superbe récit sur les pas du grand Fiodor, l’œuvre unique d’un petit fonctionnaire soviétique mort au début des années 80.

Le premier tome (ou partie) de l’Homme sans qualité (voir ici pour quelques réflexions sur ce travers que je partage avec beaucoup de lecteurs). Deux petits livres complémentaires, d’un grand musilien : Prodiges et vertiges de l’analogie et Le philosophe chez les autophages, de Jacques Bouveresse. Même discipline intellectuelle, même ironie, même vertu, le geste d’essuyer régulièrement ses verres de lunette.

La Recherche, je ne la relis pas, pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore lue en entier, et ceci pour une autre bonne raison : je relis plus que de raisonnable la deuxième partie d’A l’ombre des jeunes filles en fleur.

Certains livres, longtemps revisités, ont peu à peu disparu: les grands romans de Faulkner. D’autres reviennent : grand plaisir, si je puis dire, à la Nausée, après quelques années au loin. L’épreuve peut être cruelle: le Testament à l’anglaise de Coe, le Dalhia noir d’Ellroy n’ont pas tenu les dix ou quinze ans passés depuis le premier enthousiasme.

Des raisons très diverses et très communes expliquent sans doute ma propension à la relecture, mais je préfère ici rechercher des motifs plus littéraires. D’abord ce qui pourrait être perçu comme des insuffisances. Contrairement à Nabokov, j’ai en effet beaucoup de mal à me représenter précisément la scène décrite, à m’imaginer Gregor en gros scarabée plutôt qu’en cafard (il serait plutôt un mélange des deux, avec, selon les gros plans du texte, telle ou telle partie du corps d’un insecte, telle autre d’un autre insecte), à me dessiner clairement l’appartement de la famille Samsa.

Je lis un peu flou, et je ne m’inquiète pas vraiment de rendre ma lecture plus claire ou plus fidèle à la lettre. Une proie idéale pour Flaubert qui, malgré les méticuleuses recherches qu’il s’imposait, souhaitait justement créer une image brouillée, propice à l’imagination.

Le manque de disposition à identifier les détails exacts, les défauts de concentration dans le suivi des intrigues, les erreurs souvent énormes quant aux relations entre les personnages (leur nom même m’échappe souvent, et je suis impressionné quand je lis ensuite le résumé limpide que font les critiques de certains gros et complexes récits), tout cela permet aussi de ne garder que des impressions, des souvenirs de « grands moments », quitte à mal les placer dans l’économie générale de l’œuvre. Après bien des relectures des textes Sebald il m’est difficile de dire si telle traversée de banlieue se trouve dans les Anneaux ou dans les Emigrants, telle remarque sur les feux de forêt dans un court texte de Campo Santo ou dans Austerlitz (en fait les deux, mais aussi dans les Anneaux), etc.

Il y a enfin une parenté entre ces œuvres, qui correspondent à ce type de lecture impressionniste, puisque la plupart de celles que j’ai citées, quand il ne s’agit pas de journaux, manquent justement de cette ligne droite, de cette colonne vertébrale bien articulée (les lopins à la Montaigne du jardin mémoriel de Claude Simon).

Ou plutôt elles n’en manquent pas mais leurs auteurs (les auteurs que j’aime) l’ont recouverte d’une telle épaisseur de digressions, de rêveries, de fausses pistes, que je la perds assez vite de vue tout en me laissant inconsciemment porté par elle.

Images: Tintoret, Portrait de l’homme à la barbe blanche; Poussin, le Printemps; Brecht; Page de l’exemplaire de la métamorphose sur lequel travaillait Nabokov, publié en 2010 dans Littératures en Bouquins Laffont; Incendie mystère; page du Jardin des Plantes, la Pléiade; plan du Jardin des Plantes.

Le vendredi 29 septembre 1939

2 avril 2010

Dans la guerre (4)

Jean-Paul Sartre, Marmoutier (Bas-Rhin)

Le vétérinaire se saoule tous les soirs, il essaie d’embrasser toutes les femmes qu’il rencontre. Si elles résistent, il crie: « Attends voir, je vais te poteler le cul de force. » D’autre part, bagarre au mess des officiers. En conséquence de quoi des mesures sévères… vont être prises contre les soldats.

Un sergent trouve moyen de glisser son adresse au milieu d’une lettre qu’il écrit à sa femme. Celle-ci vient le retrouver dans un bled d’Alsace et couche clandestinement dans l’unique auberge. Mais elle est enceinte et fait une fausse-couche. Du sang partout, on est obligé de la ramener dans une ambulance militaire. Le capitaine dit au sergent: « Mais d’où savait-elle votre adresse? » « Je la lui avais donnée avant qu’il fût défendu de la communiquer. »

Pour être authentique-dans-cette-guerre, il faudrait me débarrasser de mon optimisme de défense. Je suis parti pour un an de guerre et les raisonnements n’y peuvent rien, je crois aussi stupidement à cette guerre d’un an que Keller à sa démobilisation pour la Noël. Aujourd’hui je profite des mauvaises nouvelles de Russie pour m’en délivrer. Ne croire ni en la brièveté de la guerre, ni même en la victoire de la France. Tant que j’y crois, je conserve, autour de moi, adhérant à moi, Castor, Wanda, B., mes écrits, ma vie. Si je n’y crois plus, tout s’écroule: un vide noir mais en échange je vis plus pleinement la guerre. Ma vie devient vraiment passée; la période 1918-1939 s’éloigne de moi, elle est morte. Mon présent est désagréable, l’avenir imprévisible, toutes mes possibilités sont supprimées. Ceci ne peut se raliser que dans et par l’angoisse. Si j’y parviens, cela ôte en même temps toute consistance à mon présent, il est désarmé, comme par la mort, puisque je suis précisément ici pour lutter contre cette rupture avec le passé. Seulement, à cet instant, je comprends et je sens la nature profonde de la guerre et de moi en guerre.

L’authenticité ne peut-être atteinte que dans le désespoir. Peut-être y a-t-il ensuite une sorte de joie clame et meurtrie, celle dot parlent Gide et Dostoïevsky. Cet étrange moment de bonheur que j’ai eu le 10 septembre dans le train de Saverne, quand l’aube grise se levait sur des militaires en casques, endormis dans le wagon. La Guerre est une invite à me perdre, à renoncer à moi totalement, même à mes écrits, à lâcher tout ce que je tenais si âprement, pour n’être plus qu’une conscience nue contemplant les diverses vies interrompues de moi, la guerre, l’après-guerre, l’avant-guerre, l’autre guerre, l’autre après-guerre, comme des séries d’expériences qui ne l’engagent pas.

Ernst Jünger, Blanckenburg (centre de l’Allemagne)

Dans les vallées du Harz, pour reconnaître l’itinéraire des unités motorisées qui vont revenir de Pologne. Dans un de ces fonds, sur le chemin de Hohegeiss à Rothehütte, une buse s’éleva du ruisseau, portant une couleuvre dans ses serres. Les détails de cette image éphémère, dans ce paisible vallon boisé, brillèrent à mes yeux avec une telle netteté – comme une miniature dans un mode immobile – que je vis scintiller le bord argenté des écailles sur le ventre d’airain sombre du serpent. En de telles images, l’eau, l’air et la terre vivent avec une fraîcheur exempte de douleur, comme aux anciens temps héroïques; l’aède les percevait directement, sans que le concept les brouillât.

Victor Klemperer, Dresde


L’épicier Vogel: « je ne crois pas que cela dure trois ans; soit les Anglais cèdent, soit ils sont anéantis. » Vox Populi communis opinio. Elle a finalement eu raison en ce qui concerne l’alliance avec les Russes et le partage de la Pologne, elle pourrait maintenant aussi avoir raison. Partout règne la confiance absolue et l’ivresse de la victoire. On dirait qu’ul n’y a même plus de guerre. A l’Ouest, il ne se passe rien. A l’Est, Modlin et Varsovie viennent de se rendre, déjà plus de 600 000 prinsonniers. A Moscou, Ribbentrop et Molotov négocient avec les Baltes et les Turcs. L’incroyable triomphe relègue au second plan tous les mécontentements intérieurs; l’Allemagne gouverne le monde – alors, qu’importent quelques petits défauts ici ou là.

Mais qui se joue de qui et qui va l’emporter sur l’autre? Hitler? Staline? – je suis en train de lire les premières pages du Tocqueville que Frau Schaps m’a offert en 1924. personne, pas même les têtes les plus illustres et les plus compétentes parmi nos contemporains, n’a la moindre idée des voies de la révolution. Chaque page du livre me bouleverse par ses analogies avec la situation présente. (C’est ma « lecture de black-out ». A six heures, il fait nuit, et en bas je ne peux pas écrire. Mais je vais bientôt être obligé de surmonter ce « Je ne peux pas ».)

Adam Czerniakow, Varsovie

Le matin pillage d’un dépôt, rue Barbara. Spectacle épouvantable. Magasin livré au pillage, puis les pillards eux-mêmes pillés. Je me suis proposé comme otage aux Allemands.

Inspecté les bureaux de la Communauté. Vu Bryl. Rencontré Mme Mayzel – sa maison a été détruite, il ne lui reste qu’une chemise. Le responsable du service des pompes funèbres écrasé sous les décombres. J’ai enterré des cadavres dans le petit square, du côté de Wegierkiewicz. Sur le chemin du retour – une réfugiée transporte ses affaires sur un petit cheval de bois. J(as)- un brancard – le mort s’est enfui du brancard.