Par la fenêtre (3): Le Tunnel de William H. Gass

13 juillet 2010

William H. Gass, Le Tunnel, p.14

 

Hier soir, les paupières closes sur moi-même, je me suis mis à voir comme si j’étais une fenêtre ouverte. Livré aux vents. Je ne reposais pas dans une paisible obscurité, cette obscurité à laquelle j’aspirais, cette paix dont j’avais besoin. Ma tête résonnait de mille feux, plus désolée cependant qu’un jardin en hiver : les pensées vaguaient et volaient en tous sens tels des papiers gras puis disparaissaient. Il y avait des avenues foulées par des pas invisibles, des bruissements sans feuilles ni arbres, des aboiements détachés de leurs chiens.

 

p.333

 

Un livre, écrivis-je, est comme une galerie de fenêtres ; chaque page perçoit un monde et raconte sa fortune ; chaque page même faiblement reflète le visage de son lecteur, et transmet un jugement ; chaque page est faite d’esprit, et c’est ce même esprit qui perçoit le monde extérieur, et c’est ce même esprit qui reflète un monde intérieur, et c’est ce même esprit qui se tient dans sa transparence entre la perception et le reflet, unissant et divisant, jouant un double jeu.

(Le Cherche Midi, traduction Claro)

 

Tiphayne Samoyault, « L’occupation des temps »

 

Du temps a passé sur les longs romans. J’ai passé du temps à les lire. Ils sont signes pour moi de l’époque révolue où je passais du temps à les lire. Ils rythmaient mon temps, les détours, au sortir de l’école, du côté de la bibliothèque municipale où je lisais par « œuvres complètes » et indifféremment Zola, Mazo de la Roche ou Jules Romains. Ils appartiennent à leur temps de longs romans qui correspond à un moment de l’histoire littéraire, un entre-deux-guerres, où l’on a su prendre le temps pour les lire sans qu’on comprenne bien pourquoi d’ailleurs : pourquoi ce temps-là, où les urgences étaient déjà grandes, et brûlantes et où commençait à être compté le temps du monde, et des hommes ? Du temps a passé sur les longs romans qui ont identifié le temps à leur cours, qui ont fait de l’histoire, de ses ruptures récentes et bientôt à venir – naguère et demain – le présent ininterrompu de ce qui devenait leur matière : ce qu’il y avait à raconter et à dire quand il était encore temps.

(Études sur Waltenberg, p.240, Editions l’Act Mem)

 

C’est la vie de William Frederick Kohler, historien. Un jour, caché des hommes et de sa femme, il se met à creuser un tunnel au sous-sol de sa maison, cependant qu’en haut, dans le bureau, l’introduction de son livre – la dernière pièce de son chef-d’oeuvre – se transforme en introspection de sept cents pages. Autre forage, mêmes secrets.

Impossible de dire à quiconque: ceci est mon trou. Ceci est mon sublime éden personnel. Vous ne l’admirez donc pas? N’est-il pas grandiose?

Résonances : Kafka pour le Terrier; Céline pour la vocalité et la syncope; Bernhard, l’autre imprécateur, pour le ressassement et la mise à nu (à l’os) de toute chose qui a de la chair ; Pynchon pour le va-et-vient musée haut / musée bas, culture savante / culture populaire, préciosité / vulgarité, pour l’énaurmité des références philosophiques, historiques, littéraires ; Sterne : le récit comme renaissance problématique, le goût de la digression sans fin, les jeux typographiques ;

les campus novels aussi, pour le flingage méthodique de ses collègues de papier (dissolution de l’empiriste Planmantee, destruction de l’idéaliste Governalli, éreintement du poète dominical Culp ; sans oublier « ce cher Herschel », le raté qui, « seul au milieu de toilettes publiques, paraitrait quand même perdu dans la foule »),  pour les intrigues d’alcôves, les scolastiques disputatio.

Et Rabelais, et Flaubert, Joyce, etc.

C’est un « roman-monde » comme on dit parfois des plus ambitieux textes venus des Amériques (l’Arc-en-ciel de la gravité, 2666, la Maison des Feuilles, d’autres que j’oublie…) depuis qu’on ne dit plus « roman-total » en Europe, où la moyenne s’est raccourcie. Si « monde » est ce qui se trouve dans la tête d’un homme quand un écrivain sait le mettre sur une feuille. Ou si « monde » est tout ce qui  se trouve à l’intérieur du mot.

Il y a ces résonances et tous ces précédents, et tous ces héritiers, mais la voix de Gass est unique. Pas de plan labyrinthique (en apparence), pas d’étayage virtuose (ouvertement virtuose, ostensiblement virtuose), mais des aplats comme des coups de pelle. Tout est dans la phrase, lyrique et ravageuse, qui n’élève que pour abîmer. La métaphore (objet de sa thèse de doctorat) exile, abat, creuse sous le texte, et fait sombrer le monde familier. On n’est jamais chez soi dans la prose de Gass.

J’ai lu le Tunnel non pas une mais deux, trois fois, car j’ai relu bien des phrases une fois, deux fois. Je relirai encore

« Un jour, un de ces jours, il n’y aura plus de jour. »

« Ce n’est pas une autre journée. C’est la même au carré. Pas moyen d’échapper au froid, à la grisaille, à l’horloge, au désordre, aux pièces mal chauffées, à l’heure de la répétition, aux pensées obsessionnelles, à mes crimes innocents, aux martinets ramoneurs pareils à des tâches dans les yeux.
J’erre dans la maison. Désœuvré. Les escaliers. Ils descendent. Je grimpe. Les fenêtres. Je regarde dehors. Dans la salle à manger, un conclave de chaises vides. De la lumière dans l’évier comme des gouttes d’eau tombées d’un robinet qui fuit. Autrefois, la moindre pacotille nous rappelait notre mariage, quand nous achetions du bonheur aux enchères, et une cuiller à sucre remuait un souvenir dans un autre, le café dans le lait, le rêve dans le désir. Et que nous faisions des choses quand nous n’avions pas d’argent mais avions des mains. »


 

« Quel calme. Les lumières ont déserté le bâtiment – comme je devrais le faire – et les couloirs vont joindre leurs échos aux miens. »

« La graisse a alourdi ses hanches et ajouté des bastions à ses seins. »

 

« Mon sentiment pour elle, comme une fine sueur, me glace en séchant. »

 

« L’hiver s’attarda si longtemps que leurs crocus fleurirent sous la neige, que nos jonquilles moururent en terre, et que le soleil rêva. »

« Les parcs cernaient les gens de tant d’espace. »

 

C’est quand il parle du Midwest, et plus encore de sa maison, et plus encore de l’hiver, le cœur du cœur de son pays, son véritable enfer, que Gass est le meilleur, nettement meilleur, me suis-je dit (un moment idiot), que quand il voyage dans l’Europe des années noires, dont il ne parvient pas – malédiction américaine  – à faire autre chose qu’un barnum grotesque, grossier, hollywoodien même, et même si c’est avec un talent bouffon, au second, au troisième degré. Peut-être n’y a-t-il plus mieux à faire.

Quel acteur pour jouer l’infâme Magus Tabor, universitaire sulfureux, grandiloquent oracle de l’histoire-dite-par-un-idiot-pleine-de-bruit-et-de-fureur ?

Où reconstituer les rues de Berlin une Nuit de Cristal ?

Qui pour filmer, en travelling, les pavés luisant de verre brisé ?

Kohler lui-même?


Voilà, lisant le chapitre Kristallnacht, maugréant contre ce qui m’apparaissait comme un temps faible du texte, le genre de questions que je me posais. Avant d’être cueilli

La fumée semblait le symbole muet du cri.

Au milieu de ces volutes de bile noire et de ces monceaux de ruines, je me suis délecté à chercher les traces (il dirait sans doute « flaques », j’aurais pu écrire « preuves ») de lumière. Des restes de bonheur dans la solitude de l’enfance.

p.34

Il s’absenta un temps, mais quand la menace de son absence eut diminué je pus alors regarder sereinement autour de moi les herbes, les fougères, et les arbres ; et, dans un silence si complet que mon souffle semblait une brise, je pus sentir la qualité du moindre frémissement dans leurs frondes délicates et leurs tiges fines. Il y avait des herbes pareilles à des chevelures folles, du lierre inlassable, des graines pourpres et dorées, des clochettes bleues. Les coupes pleines des trous d’eau scintillaient comme des cuillers à thé, et je voyais clairement des grains de sable rouler lentement sur le fond d’où la lumière s’élevait tel un nuage de vapeur, tandis que l’eau elle-même semblait se tenir au-dessus de la roche érodée comme si elle était de l’air – une autre atmosphère – , le médium d’une existence autre. Je me penchai sur les fonds, étudiai la mousse et les vairons, suivis le lit du cours d’eau le long de ses rives douces et tièdes, vis une feuille semblable à un baigneur (attitude on ne peut plus inadaptée à ma nature) et m’emparai prestement d’un éclat de soleil – j’t’ai eu.

L’épiphanie me rappelle Rousseau, le rêveur solitaire en sa deuxième promenade. Il reprend connaissance après avoir été renversé par un gros chien sur les pentes de Ménilmontant

 

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de riens ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Quant aux fenêtres

Elles sont belles, mais sombres, aussi belles et sombres que celle d’Au cœur du cœur de ce pays, quand Gass écrit

ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort.

Il y en a beaucoup au long du Tunnel, grandes fermées sur l’extérieur, à la transparence louche, car Kohler dit avoir « armé son cœur » de haine et s’être entouré « d’un mur d’indifférence dépourvu de grille afin qu’on ne le franchisse jamais».

Une partie entière


leur est explicitement dédiée :

Trois espaces comptent dans ma vie ; ils forment ma trinité ; le carreau de la fenêtre, le blanc de la page, et le noir du tableau. J’aimerais ajouter, le corps de ma bien-aimé, mais je ne peux pas.

 

La fenêtre par laquelle je regardais alors, la fenêtre qui ne m’offrait rien, soir après soir, nuit après nuit, aube après aube, était également toutes les fenêtres que j’avais connues, qu’elles fussent réelles ou mélancoliques.

Depuis cette fenêtre je peux voir le poil rêche de notre jardin sous la neige, et plus loin, derrière une haie dépouillée, l’étendue plate et gelée du pré où parfois mes enfants font du patin ; puis, beaucoup plus loin, telle une brume grise, des arbres.

 

Je referme le livre dans un état incertain. Que se passe-t-il quand le pacte est rompu entre la voix qui parle et celle qui lit, et que la langue qui nous abreuve de tant de plaisir fait entendre tant de foi mauvaise et de haine recuite ?

Il fait alors si noir de l’autre côté qu’on ne voit plus par la vitre que son propre reflet.

Si les gens n’aimaient pas en moi ce que je n’aime pas en eux, je ne les détesterais pas. Nous serions parvenus à une compréhension.

Depuis trois semaines qu’il m’accompagne, je me demande comment Gass a pu couver son Kohler pendant près de trente ans.

Il a déjà répondu à ce genre de question :

Better to have him on the page than inside of you.

Dans la critique du New York Times où j’ai trouvé cette citation, Robert Kelly écrit aussi: « It is not a nice book. It will have enemies, and I am not sure after one reading (forgive me, it’s a big book) that I am not one of them. »

Je ne suis pas sûr pour ma part qu’il ne me laisse pas (mais pour d’autres raisons) aussi désarmé que son personnage face à son tas de feuilles

Mon livre, Das Meisterstücke. Le but de ma vie était de l’écrire, et le voilà posé à ma gauche tel un verre vide.

Images:
Paysage du Midwest français par la fenêtre du train, par Fabien Darrouzet ; Le Terrier de Kafka, par Robert Crumb et David Zane Mairowitz; détails du Tunnel; Disputatio, vers 1500 (auteur inconnu); The World within the word, recueil d’essais critiques de William Gass, détail de la couverture; Hopper, A woman in the sun, 1961; Michael Gambon et Matt Damon dans The Good Shepherd, de Robert de Niro (2006) ; Clint Eastwood, Gran Torino (2008); le Cri, d’Edvard Munch, 1893; Rousseau herborisant à Ermenonville, auteur inconnu; Façade d’immeuble à Bruxelles, par Romain Bonnaud; Midwest français (2), par Fabien Darrouzet; William H. Gass, auteur inconnu.
PS :
Peut-être faut-il commencer par , chez Libellules : superbe article sur le sujet Gass et l’objet Tunnel, sa poésie, sa traduction.

Enigme: qu’as-tu donc dans… (6) (pour les vacances)?

10 juillet 2010

A quelques heures du départ la pile des possibles est encore grosse, et il va falloir élaguer pour que tout tienne à côté des autres choses inutiles. Adieu les trop beaux ou trop lourds ouvrages, ou trop longs; adieu Naissance et renaissance du paysage de Michel Baridon, les tragédies de Shakespeare en Pléiade (dans quel état auraient-ils fini ?), adieu le Proust de Painter. Au revoir.

(Il existe aujourd’hui des appareils pratiques et légers qui me permettraient sans doute d’échapper au dilemme du début de l’été. Observez:

Mais:

Peut-on télécharger les textes dont je parle?

Ai-je vraiment envie d’échapper à mon dilemme? (qu’il est bon d’élire et d’écarter))

Une place est d’ores et déjà prise par celui-ci

Je lis les premières lignes de ceux qui restent. N’est-il pas plus juste de les considérer à l’aveugle ?

« J’ai fait une fois dans ma vie, jusqu’à présent, l’expérience de la métamorphose. Auparavant, elle n’était pour moi qu’un simple mot, et lorsqu’elle commença, non pas doucement, mais d’un seul coup, je la pris d’abord pour ma fin. »

« Edwin Abraham Mulhouse, dont la mort tragique, le 1er août 1954 à 1h06 du matin, a privé l’Amérique du plus doué de ses écrivains, était né le 1er août 1943 à 1h06 du matin dans la sombre ville de Newfield, Connecticut. »

« Il n’est que de vomir l’âme et de la rendre une fois pour toutes ; le reste suit, sans l’ombre d’un doute, serait-ce au cœur du chaos. Dès le commencement, je n’ai connu que le chaos : un fluide dont j’étais enveloppé, que j’inhalais par les branchies. »

« Two mountains chains traverse the republic roughly from north to south, forming between them a number of valleys and plateaux. Overlooking one of these valleys, which is dominated by two volcanoes, lies, six thousand feet above sea-level, the town of Quauhnahuac. »

« Mon cher Mario
Voici désormais deux ans que je t’ai fait parvenir ce fameux compte-rendu. Tu m’avais transmis la demande de notre archevêque qui voulait – je présume – mettre de l’ordre dans les archives diocésaines et faire inscrire au fichier, pour le profit éventuel de futurs chercheurs, un témoignage sérieux sur cette vieille mission. »

« Le cinéma a dû commencer après la guerre, sans doute pour nous donner de la vie une image par laquelle s’effacerait le montage chaotique, à vrai dire parfaitement burlesque, des événements extraordinaires au milieu desquels nous avions fait nos premiers pas, comme autant de dés jetés sur une roulette dont le mouvement ne s’arrêterait jamais : les voyages interminables, l’odeur je ne sais pourquoi rance et poivrée des uniformes gris de l’occupant, la cave et sa malle d’osier, les sirènes des bombardements, la fin des alertes dont je sentais qu’elle terminait toujours trop tôt nos rôles de héros, comme si le grand principe de déception s’installait déjà par l’abréviation d’un tableau d’apocalypse dans lequel, sûrement, une place nous était aménagée à côté des anges sonnant la trompette, des séraphins, alliés de l’archange précipitant de son épée de feu les réprouvés dans un abîme de flammes. »

« Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise. »

« Ceci est l’histoire d’Ella Bend Hess, de la façon dont elle est devenue extralucide, et de ce qu’elle a pu voir.»

Mystère. On verra.

J’aurais aussi cette série d’essais de William H. Gass, qu’internet rend aujourd’hui disponible au moindre coût.

Du même auteur, à mes yeux le plus grand écrivain vivant, je viens de terminer Le Tunnel. Si je n’avais qu’un conseil à donner, ce serait celui-là. J’en laisse quelques aperçus dans un billet à venir.  L’hiver de Gass vaut bien l’été.

Pause. Bonnes vacances.

Image de l’en-tête: Martin Parr, Humanity is not pretty (1994)

Sea, sex and fear

6 juillet 2010

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.89-90

En expirant lentement pour surmonter la sensation de vertige qui m’avait gagné et en faisant un pas en arrière, il me sembla avoir vu bouger quelque chose dont la couleur jurait dans le paysage. Je m’accroupis, pris d’une soudaine panique, et plongeai du regard par-dessus le bord de la falaise. C’était un couple d’humains qui reposait là en bas, dans le creux, pensai-je, un homme couché sur le corps d’une autre créature dont on ne voyait que les jambes repliées et écartées. Et durant l’éternité de la seconde d’effroi où cette image me traversa, il me sembla qu’un tressaillement avait parcouru les pieds de l’homme, on aurait dit un pendu au moment du trépas. A présent en tout cas, il était totalement immobile, et la femme aussi était immobile, inerte. Tel un grand mollusque informe échoué sur le rivage, ils étaient couchés là comme un seul corps, un monstre marin à deux têtes et doté de nombreux membres, remontés des grands fonds, dernier exemplaire d’une espèces fabuleuse exhalant son souffle à ras du sol, inconscient de sa fin prochaine. Je me relevai, déconcerté, vacillant comme si c’était la première fois que je me tenais sur mes jambes, et je m’éloignai de cet endroit devenu pour moi inquiétant, quittai la falaise par le chemin descendant en pente douce jusqu’à la plage qui, de là, va s’élargissant en direction du sud.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)

Claude Simon, Le Jardin des Plantes

à peine essuyés mare marron sur le linoléum pieds laissant derrière eux leurs empreintes humides en forme de guitare allongée couronnée de perles faim l’un de l’autre traversant la pièce sans pouvoir se détacher liés les deux corps soudés jumeaux siamois semblables à quelque monstre mythologique animal à huit membres deux têtes quatre bras quatre jambes s’emmêlant titubant venant s’abattre sur le lit

(Pléiade, p.923)

Alain Corbin, Le Territoire du vide, p.17

L’horreur du contact visqueux de ces créatures de cauchemar nées de l’eau noire et montées du monde chaotique des cavernes ténébreuses sollicite les poètes du XVIIème siècle. Spenser, établi en Irlande, dit comment le saint pèlerin, compagnon de Sir Guyon en route vers l’Île des Délices, a su, en touchant les flots de son bâton, calmer et obliger les bêtes menaçantes à s’en retourner dans les profondeurs de l’océan. Milton, en une saisissante image, fait camper et s’accoupler les monstres marins dans les palais submergés par les eaux du déluge.

(Champs Flammarion)

J. M. Coetzee, Foe, p.150

Je ne voyais pas ce qui pouvait pousser Foe à parler de monstres marins à un moment pareil, mais je gardai le silence.

(Seuil, traduit par Sophie Mailloux)

Avant de partir au bord de la mer je laisse ces citations qui apparaitront à certains comme un avertissement, une invitation à d’autres, car voilà ce qu’on peut trouver sur une plage du Suffolk ou dans une salle de bain à la localisation imprécise à ce moment du texte (Barcelone ?) : le sexe et l’effroi, deux choses qui rapprochent une nouvelle fois le Jardin des Plantes des Anneaux de Saturne, à ceci près que le sexe est omniprésent dans les textes de Simon alors qu’il s’agit (à ma connaissance) d’une des deux seules mentions explicites de la « bête à deux dos» dans l’œuvre de Sebald.

L’autre se trouve dans Vertiges; un souvenir d’enfance à Wertach, au pied des Alpes bavaroises:

Des halètements puissants, des ahanements rauques montaient de la poitrine du chasseur, de sa barbe s’échappait le souffle glacé de son haleine, et régulièrement, quand la vague lui creusait les reins, il pénétrait Romana, qui de son côté allait toujours plus à sa rencontre, jusqu’à ce que de saccade en saccade ils ne forment plus qu’une masse compacte et indistincte.

(Actes Sud, p.212, traduction de Patrick Charbonneau)

Où – autre différence – l’on voit que l’accouplement sebaldien est nettement plus coupable que la jouissance simonienne.

(si l’on songe par exemple à cette dégustation sacrilège:

« traversant en titubant l’appartement jusqu’à la chambre tombant ensemble sur le lit renversé langue dans bouche sur ses seins glissant ventre nombril descendant écartant de sa pointe la mousse langue qui voit mauve pâle lilas puis rose plus vif remplis visage écrasé narines écrasées elle respirant très vite à petits coups s’ouvrant plus index et majeur en V écartant encore coquillage marin fleur carnivore la tenant maintenant sous sa croupe coupe à ma bouche lapant calice l’élevant descendant plus bas sillon marbre s’ombrant se teintant de bistre secret bronze enfin hostie sur la langue que je tendais les yeux fermés. »

(Il y a même un rejet radical de toute notion de péché de chair chez Claude Simon, qui admirait par exemple la prose Faulkner, mais jugeait sévèrement, d’un point de vue littéraire, son obsession de la faute originelle : dans un entretien radiophonique, je me rappelle l’avoir entendu expliquer combien la petite culotte souillée de Caddie, dans le Bruit et la Fureur,  lui semblait un motif ridicule et inutile)).

Au cours de son pèlerinage anglais, longeant « l’Océan allemand », Sebald développe de son côté une vision pré-moderne, classique, du rivage, considéré au dix-septième siècle, sur le modèle antique, comme un espace inquiétant et maudit

Le Territoire du vide, p.25

Dans la littérature grecque, toute zone de confins évoque le danger de l’interférence du divin, de l’humain et de l’animal, installés dans une confuse et dangereuse proximité. Le rivage antique, tel qu’on se le représente à l’époque classique, demeure hanté par l’irruption possible du monstre, par l’incursion brutale de l’étranger, son équivalent ;

repère du Léviathan, lieu nourricier dont le ventre est gros de futurs carnages.

Les Anneaux de Saturne, p.73

Les chroniques nous rapportent que la pêche au hareng tout entière a failli être ruinée à plusieurs reprises en raison des excédents quasi catastrophiques de harengs auxquels on avait à faire face certaines années. On y apprend aussi que de gigantesques bancs de harengs, poussés vers la côte par le vent et les vagues, étaient finalement projetés sur la grève où ils formaient, sur une distance de quelques milles, un tapis de plusieurs pieds d’épaisseur. On avait beau ramasser les harengs à la pelle, en rentrer des corbeilles et des caisses pleines, pareilles moissons ne pouvaient être engrangées qu’en faible partie par les habitants des localités voisines. Le reste se gâtait en peu de jours, offrant le spectacle effroyable d’une nature asphyxiée par sa propre surabondance.

p.91

L’un des hérésiarques d’Uqbar avait expliqué que le caractère terrifiant des miroirs mais aussi de l’acte de copulation tenaient au fait qu’ils multipliaient le nombre des humains.

Note: Cette semaine la fabrique de l’histoire, sur France Culture, est consacrée à « l’histoire des bords de mer ».
(Images: Illustrations par Gustave Doré de la Bible, du Paradis perdu de Milton, du Roland Furieux de l’Arioste)


Le lundi 17 juin 1940

5 juillet 2010

Jean Guéhenno, Clermont-Ferrand


Voilà, c’est fini. Un vieil homme qui n’a même plus la voix d’un homme, mais parle comme une vieille femme, nous a signifié à midi trente que cette nuit il avait demandé la paix.

Je pense à toute la jeunesse. Il était cruel de la voir partir à la guerre. Mais est-il moins cruel de la contraindre à vivre dans un pays déshonoré?

Je ne croirai jamais que les hommes soient faits pour la guerre. Mais je sais qu’ils ne sont pas non plus faits pour la servitude.

Mihail Sebastian, Budapest


La France dépose les armes!

Pétain, qui a pris cette nuit la place de Reynaud, a annoncé aujourd’hui, à deux heures, qu’il allait tenter d’obtenir la cessation des hostilités. Il a demandé aux Allemands, par l’intermédiaire de l’Espagne, de lui signifier les conditions d’une capitulation. Hitler exige une capitulation sans conditions.

Il en va comme de la mort d’un être cher. On ne comprend pas, on n’y croit pas. La pensée s’arrête, le coeur ne sent plus rien.

A plusieurs reprises, j’ai eu les larmes aux yeux. Je voudrais pouvoir pleurer.

Ernst Jünger, Essômes


Ce matin j’ai fait sacrifier par Monsieur Albert quatre canards qui erraient dans le parc et je suis allé à bicyclette à Château-Thierry, pour y prendre les ordres du général Schellbach qui est cantonné au Couvent Bleu. A la recherche de cette maison, je traversai des quartiers désolés où des cadavres de chevaux barraient le chemin. Les deux côtés de la voie principale étaient bordés d’un enchevêtrement de voitures entrées en collision. On voit cela comme une grande mosaïque et l’on prend à peine garde aux détails qui s’y cachent en grand nombre comme dans une image-devinette. Tout en rédigeant un ordre pour un agent de liaison, je posai mon porte-cartes sur une voiture blindée dont il ne restait que le châssis. J’étais déjà reparti lorsque je réalisai que mon œil avait effleuré, cependant que j’écrivais, cette masse de ferrailles qui ressemblait à un gril tout brûlé par la flamme. Il ne manquait pas de viande sur cet effroyable gril. J’enregistre ainsi, presque automatiquement, des images qui, par un processus mystérieux, ne se précipitent à moi développées qu’après des minutes ou même des heures.

Je pris dans un camp voisin une centaine de prisonniers pour remettre le château et son parc en état. Ils se plaignirent d’avoir faim; je fis alors chercher du vin dans les caves et du ravitaillement dans les jardins et leur promis de leur donner à dîner avant de les renvoyer. Après que chacun d’entre eux eut bu un gobelet de vin, ils remirent tout en ordre, pareils aux génies d’Aladin. Cependant Monsieur Albert, de son côté, apprêtait les canards et les garnissait d’olives dont nous avions découvert une boîte à la cuisine.

L’après-midi, le château était complètement déblayé et nous espérions pouvoir nous mettre à table lorsque l’ordre de départ arriva. Nous devons nous rendre à Montmirail pour y assurer une mission analogue à celle que nous avons exécutée à Laon. Cela m’empêcha de tenir ma promesse aux prisonniers, parce qu’on commençait à peine à préparer leur soupe. Je leur fit au moins distribuer les parts de canard, ce qui était à la vérité un geste symbolique plutôt qu’un repas.

Adam Czerniakow, Varsovie


+ 20°C. Le matin, [réunion] au sujet de la protection sociale, à côté de la rue Tlomackie. Puis Kulski: 1) statut de l’impôt, 2) on expulsera les Juifs des immeubles de la Ville, 3) en dehors du pain, les rations seront les mêmes pour tous pendant un mois.

Réunion à la Communauté sur l’emprunt auprès de différents citoyens. Rentrées médiocres aujourd’hui: 7000 zlotys. Rap se plaint: seulement 62 ouv[riers] se sont présentés au Tiefbauamt [Bureau de la construction du métro] au lieu de 500. Haendel a remis l’oiseau empaillé. Hier, rumeurs que la France s’effondre. Paris est pris depuis quelques jours. Le drapeau allemand sur la tour Eiffel. Même chose à Versailles.

Le Quartier général, 17.VI.1940: « Le maréchal Pétain, président du gouvernement français nouvellement créé, a déclaré à la population française, dans une allocution diffusée à la radio, que la France était obligée de rendre les armes. Il a indiqué quelle démarche il a entreprise afin d’informer le gouvernement allemand de cette décision et de savoir sous quelles conditions l’Allemagne serait prête à accepter les demandes françaises. Le chancelier Hitler rencontrera le Premier ministre du Royaume d’Italie Benito Mussolini afin de discuter de la position des deux Etats » (supplément au Nowy Kurier Warszawski, lundi 17 juin 1940, à 20h30).