W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.345-344
Nous sommes aujourd’hui, alors que je mets la dernière main à ces notes, le 13 avril 1995. C’est Jeudi saint, le jour du lavement des pieds et la fête des saints patrons Agathon, Carpus, Papylus et Hermengild. Il y a trois cent quatre-vingt-dix-sept ans jour pour jour, Henri IV publiait l’édit de Nantes ; il y a deux cent cinquante-trois ans, le Messie de Haendel était joué pour la première fois à Dublin ; il y a deux cent vingt-trois ans, Warren Hastings était nommé gouverneur du Bengale ; il y a cent treize ans, la Ligue antisémite était créée en Prusse et il y a soixante-quatorze ans avait lieu le massacre d’Amritsar où le général Dyer faisait ouvrir le feu, pour l’exemple, sur une foule insurgée de quinze mille personnes réunies sur la place connue sous le nom de Jallianwala Bagh. Nombre des victimes de ce massacre devaient avoir eu une activité dans le domaine de la sériciculture qui se développait alors dans la région d’Amritsar comme dans le reste de l’Inde sur les bases les plus simples. Il y a cinquante ans jour pour jour, les journaux anglais annonçaient la chute de la ville de Celle et la retraite des troupes allemandes devant l’irrésistible progression de l’Armée rouge remontant la vallée du Danube. Et pour finir, ce Jeudi saint, 13 avril 1995 – ce que nous ne savions pas encore ce matin – est aussi le jour où le père de Clara a quitté la vie peu après avoir été transporté à l’hôpital de Cobourg.
(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)
Cherchant en vain des précisions de détail sur le voyage en Orient d’Ambros Adelwarth et Cosmo Solomon, qui occupe la fin du troisième récit des Emigrants, je suis finalement tombé tard hier soir sur cet extrait des Anneaux de Saturne, cité par Muriel Pic à la page 130 de son remarquable essai W.G. Sebald – l’image papillon. Dans l’analyse qui précède, elle rattache l’éphéméride au geste ancien du chroniqueur des sociétés traditionnelles, dans lesquelles les images de mort et de destruction n’avaient pas été encore refoulées, comme l’a montré Philippe Ariès, hors de la vue des vivants.
J’ai déjà évoqué (ici) le goût de Sebald pour ce genre de coïncidences temporelles, les rapprochements inattendus qu’elles permettent et les récits qu’elles ont suscités. Il partageait en particulier avec Walter Benjamin (et Brecht, qui en a écrit lui-même) la même admiration pour les Histoires d’Almanach de Johann Peter Hebel.
Dans le même article du 2 septembre dernier j’invitais le lecteur à visiter le merveilleux site consacré au Journal de Samuel Pepys, dont on trouve des traces dans Vertiges et les Anneaux de Saturne. Il y était déjà question de destruction.
Voici ce qu’il écrit au soir du 13 avril 1667. Forcément, on entendra des échos:
Levé, puis au bureau, où nous tînmes réunion toute la matinée ; ce fut étrange de voir à quel point ce fourbe de commissaire Pett était désireux de traiter l’affaire Carkesse aujourd’hui, afin de donner à Milord Brounker (qui, j’en suis sûr, le hait, et qui a parlé contre lui au roi devant moi, autant que faire se peut) une bonne impression de son service en plaidant pour son employé, Carkesse ; mais je réussis à éviter que l’affaire ne soit traitée aujourd’hui ; je pris donc congé et rentrai chez moi dîner ; après le dîner, chantai un peu, avec plaisir, seul avec ma pauvre femme, puis derechef au bureau, où je restai tout l’après-midi, jusque tard dans la soirée. Rentrai ensuite souper à la maison, puis au lit, car mes yeux me faisaient encore mal à force d’avoir lu à la lumière de la chandelle, ce qui m’ennuie. Ecrivis à mon père, qui, je suis heureux de l’apprendre, se sent à nouveau bien ; j’ai hâte de l’avoir avec moi à Londres, afin de voir ce qu’on peut faire pour lui ici, car je voudrais bien faire mon possible pour qu’il continue à vivre et se réjouisse de ma réussite en ce monde. < Cet après-midi, Mrs Lowther vint me trouver au bureau, ou yo ai tocar su mamelles et les ai bezar ainsi que su boca, ce qu’elle accepta de fort bon gré et peut-être yo posse un jour à hazer mas à elle. >
(Samuel Pepys, Journal, Bouquins Laffont, édition dirigée par André Dommergues)