On the road (12)

1 mars 2014

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Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, p.54

Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-services et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement »; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.

(Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005)

Photo: Dennis Hopper


Rencontres rêvées (5): la gare d’Anvers (2)

3 octobre 2013

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W. G. Sebald, Austerlitz, p.15

Nos conversations d’Anvers, comme il les a parfois appelées ultérieurement, eurent trait, au premier chef, à l’histoire de l’architecture.

Jean Clair, Le voyageur égoïste, p.222

J’aimais la gare d’Anvers plus que toute autre.

Une rencontre rêvée : celle du narrateur d’Austerlitz (ou Jacques Austerlitz lui-même) avec Jean Clair, autre historien d’art, qui pour des motifs plus voluptueux

On sait combien les gares ont depuis toujours partie liée avec certains plaisirs.

avait pris l’habitude de se rendre à Anvers au cours des années soixante et avait été lui aussi frappé par les dimensions et l’allure peu communes de la Centraal Station, dont il perçoit très vite des reflets

dans ma mémoire, le souvenir de la gare est inséparable d’un autre bâtiment

dans d’autres lieux proches, un peu comme la gare, dans le récit de Sebald, vient se confondre dans l’esprit du narrateur avec le Nocturama du zoo voisin, et ses animaux reclus

c’était sans doute des chauve-souris et des gerboises venues d’Egypte ou du désert de Gobi, des hérissons, des chouettes et des grands-ducs de nos contrées, des sarigues australiennes, martres des bois, loirs et makis sautant de branche en branche

avec les voyageurs en attente dans la salle des pas perdus

derniers représentants d’un peuple de taille réduite

pas perdus

Comme dans Austerlitz,

une cathédrale dédiée au commerce mondial et aux échanges internationaux

sa construction inspirée par le Panthéon de Rome

la Centraal Station que décrit Jean Clair est un espace religieux,

un lieu sacré, un centre du monde où se résumaient l’alpha et l’omega de tout transport

célébrant la Célérité et le Commerce comme autrefois on avait célébré Dieu et la Vierge Marie

un sanctuaire protégé, clos de murs pesants, en contradiction flagrante avec sa fonction affichée : ouvrir au monde, dévoilant déjà sa duplicité fascinante.

De la même manière que dans le texte de Sebald, les divers éléments

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et détails de l’édifice

cartouches de pierre représentant des symboles

pilastres cannelés

escalier à double révolution

grande horloge

armoiries royales

hauts miroirs de la salle d’attente

font l’objet de la part de Jean Clair d’une énumération et d’une description méticuleuses,

butoirs

construits de plaques d’acier peintes en noir et rivetées par d’épais boulons

emblèmes sculptés dans la pierre

roues ailées et caducées hermétiques

éblouissement des verrières

composant un récit d’initiation sous la forme d’un patient travelling analytique.

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Comme Sebald enfin,

l’éclectisme en soi risible de Delacenserie

Jean Clair insiste sur l’étrange mélange des formes et des modèles, dévoilant le kitsch bien de son temps qui présida à sa conception. En contemplant la gare d’Anvers, écrit-il, apparaissent les éclats des plus célèbres bâtiments des siècles passés

fragments du palais de Tibère à Capri

de Saint-Marc de Venise

architraves de Palladio

rosaces de Viollet-le-Duc

contrefaçons grossières d’une production de série

réunis dans un geste à la fois vain et souverain, formidable et ridicule

une main puissante les avait saisis et, comme une roche métamorphique, sous la pression de cet événement formidable qu’avait été la révolution industrielle, les avait tordus, fondus et transformé pour en faire ce bâtiment étonnant : la Gare.

créateur d’un décor factice et instable, le même qui plonge Jacques Austerlitz dans une mélancolie à l’origine mal identifiée.

il ne pouvait s’empêcher de penser, bien que cela n’ait rien à voir avec le sujet, au tourment des adieux et à la peur de l’inconnu.

Beaux arts

Et c’est ainsi que la Centraal Station et ses voisins: le musée des Beaux-Arts et le zoo, trois édifices dont Jean Clair souligne la proximité morale, cultuelle, physiologique, deviennent dans les deux textes autant de facettes d’un même projet mené par la bourgeoisie conquérante à l’ère du capital

À défaut d’édifier des cathédrale, des abbayes, des monastères, trop tard venue pour construire encore des palais et des folies, il lui restait à inventer de bâtir les musées et les gares pour tirer du monde profane, dont elle avait reçu gérance, des intérêts que ni les délices célestes, ni les jouissances séculières ne lui offraient plus.

et des empires

À la première classe dirigeante sans passé et de mœurs jusqu’alors sédentaires, il revenait de bâtir ces nouveaux monuments, consacrés au vertige de l’espace et au vertige du temps, de sorte à étendre sur cet espace et sur ce temps qui ne lui appartenaient pas, les marques démultipliées de sa domination.

Les reflets d’un texte dans l’autre sont en réalité si nombreux que j’ai pu penser un moment que Sebald s’était inspiré, pour sa monumentale ouverture d’Austerlitz, du Voyageur égoïste, paru près de quinze ans avant. J’ai même imaginé que Jean Clair était peut-être le modèle secret de Jacques, à moins qu’il n’apparaisse

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sous d’autres traits

il ne resta plus, à part nous, qu’un buveur de Fernet solitaire

dans cette scène de rencontre inaugurale.

Le Voyageur égoïste ne figure pas dans la liste des ouvrages de la bibliothèque personnelle de Sebald (1), mais on sait que ce dernier avait pris l’habitude de se débarrasser de beaucoup des livres dont il n’avait plus l’usage pour ses travaux. Sur ce point, le mystère restera sans doute entier. Je note juste pour finir sur ce sujet que le texte de Clair sur la gare d’Anvers conclut une partie du recueil intitulée L’Europe avant la nuit.

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M’intéressant, suite à cette lecture, à d’autres reflets possibles (et ils sont nombreux entre ces œuvres toutes deux placées sous le signes de Saturne), j’ai eu beaucoup moins de difficultés à repérer l’origine sebaldienne d’un passage d’un autre livre de Jean Clair

L’usage a longtemps été – aussi longtemps qu’on a cru en l’art comme on avait foi en un Dieu – , quand survenait un deuil dans une maison, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tous les tableaux afin que, s’échappant du corps, l’âme du défunt ne soit déroutée ni par son propre reflet ni par les représentations peintes des visages, des paysages et des fruits de la terre qu’il fallait quitter.

(Dialogue avec les morts, Gallimard, 2011, p.62)

puisqu’il s’agit des toutes dernières lignes des Anneaux de Saturne, dans la traduction qu’en a donnée Bernard Kreiss (Actes Sud, p.347), recopiées presque mot pour mot.

Dans son dialogue avec les morts, Jean Clair, d’ordinaire si précis et si reconnaissant, oublie donc de citer sa source. Oubli d’autant plus étonnant qu’il lui rend hommage

cet écrivain éminent de la mélancolie que fut W. G. Sebald

dans un des essais compilés au sein du catalogue de la grande exposition qu’il avait dirigée au Grand Palais en 2005. J’imagine que cette histoire d’âmes errantes a emporté la plume de Jean Clair, obsédé par le désenchantement du monde contemporain, et qu’il s’agit d’un plagiat plus involontaire que mesquin (un hommage en somme).

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Au sujet de cette pratique consistant à recouvrir les toiles dans les intérieurs bourgeois, j’ai par ailleurs lu, dans Le Chapeau de Vermeer de l’historien canadien Timothy Brook, une interprétation beaucoup plus prosaïque, au détour d’un commentaire de La liseuse :

Il était courant qu’on dissimule les tableaux sous un rideau pour les protéger de la lumière et d’autres dégâts éventuels.

(Payot, 2010, p.72)

Cette interprétation est-elle plus juste? Remet-elle en cause la « théorie des âmes errantes » ? Je l’ignore. Toujours est-il que dans le même ouvrage, Brook développe sa propre théorie du reflet, et elle n’est pas sans rappeler les observations de Sebald et de Clair. Selon lui la récurrence de ce motif dans les œuvres de Vermeer et d’autres peintres des Temps modernes, et plus généralement le goût de ces derniers pour les jeux de miroirs, les correspondances de toutes sortes, la mise en scène d’un monde plus vaste dans un monde plus petit, ne seraient que l’expression picturale d’une nouveauté et d’un paradoxe géographiques : l’ouverture complète et forcée du monde, entre le XVIème et le XIXème siècle, l’a dans le même temps refermé sur lui-même, si bien qu’il n’y a plus d’ailleurs qui ne se retrouve ici à un moment ou à un autre, pas de chose lointaine qui ne soit rendue proche par le truchement d’une carte, d’un objet, d’un voyage. Ainsi les reflets se multiplient et envahissent l’espace réel de la même manière qu’ils envahissent les toiles, dans un jeu d’emboitement du microcosme et du macrocosme d’où toute dimension religieuse est progressivement évacuée au profit de celle, immanente, de l’art pour l’art.

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D’où il ressort finalement que les merveilleux petits tableaux de Vermeer et la monstrueuse gare d’Anvers, aussi opposés soient-ils en apparence, sont en réalité les formes symboliques d’un même processus : la sécularisation des sociétés européennes.

(1) Jo Catling, « A catalogue of W. G. Sebald’s Library » in Jo Catling et Richard Hibbitt (dir.), Saturn’s Moons, W. G. Sebald – a Handbook, Legenda, 2011.

Les bains à Riva (2): Trieste

26 septembre 2012

W. G. Sebald, Vertiges, p.132

La ville est déjà plongée dans le noir.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914

Une apparition se préparait, qui allait me libérer.

(LP, traduction Marthe Robert)

Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau

léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée

de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.

Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.

W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133

Franz Kafka, Journal, p.370-372

A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde

je levai les yeux

le plafond. Des cris isolés parviennent

poussés de force à l’intérieur

dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond

Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.

lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà

Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de

l’enduit se désagrège

fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.

et dans un nuage de poussière de plâtre

chute du mortier

descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,

linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or

parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,

« Tiens , un ange ! pensai-je

véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi

il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas

et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,

il va me parler. »

pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement

une statue de bois peint

ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint

provenant d’un éperon de navire,

comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.

comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir

recueillir

les coulures

gouttes

du

de

suif.

Rien de plus.

Images: Elles sont toutes de Frédéric Pajak, tirées de la superbe biographie de Joyce, Humour, PUF, 2001, coécrite avec Yves Ternet.
Notes:
(1) Pour une présentation de cette série, voir le premier épisode.
(2) Reiner Stach, Kafka: The decisive years (Kafka: Die Jahre der Entscheidungen, 2004), 2006, traduit de l’allemand par Shelley Frisch.

Avec le sang des autres

30 avril 2012

Jacques Rancière, « L’immigré et la loi du consensus », Libération, le 12 juillet 1993

S’il y a bien une leçon à tirer des déceptions de l’histoire contemporaine, c’est bien plutôt celle-ci : il n’y a pas en politique de nécessité objective ni de problèmes objectifs. On a les problèmes politiques qu’on choisit d’avoir, généralement parce qu’on a déjà les réponses. C’est un choix politique que de déclarer que l’entrée de travailleurs clandestins, les problèmes des collèges de banlieue, les phénomènes de délinquance impliquant des jeunes nés en France de parents français, les mariages blancs ou supposés tels et les déficits des comptes sociaux relèvent d’un même problème immigré.

A qui conteste cette identification, on vient dire qu’il ferait mieux de quitter les beaux quartiers où il étale ses bons sentiments pour aller voir ce qui se passe dans les banlieues. Allez donc voir à la chaine la situation faite aux travailleurs immigrés, disait-on naguère. Allez donc voir dans les banlieues la situation que les immigrés font à la population travailleuse, dit-on aujourd’hui. L’argument culpabilisant est toujours sûr de son effet. Mais il faut justement s’interroger sur ce passage de la chaine à la banlieue et sur la logique de ces « problèmes de société » dont nos politiques se font les diagnosticiens réalistes et les chirurgiens courageux. Socialistes ou libéraux, nos gouvernements ont adopté le même crédo : la politique, à notre époque, est le seul règne de la nécessité, laquelle s’identifie aux exigences capricieuses et incontournables du marché mondial. Ils fondent leur légitimité même sur la démonstration qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que ce qu’ils font : enregistrer, mois après mois, les caprices de cette divinité et gérer aux moindres frais leurs conséquences pour les populations dont ils ont la charge. Ils ont pris pour politique de renoncer à toute politique autre que de gestion des « conséquences ». Ils ont organisé la déstructuration du monde du travail pas seulement pour obéir à la nécessité, mais aussi parce que ce monde portait en lui la visibilité même de la politique, celle d’une société divisée et vivant du conflit. Dans toute fermeture d’usine, on a fini par saluer avec satisfaction la fin d’un « mythe » et la preuve que, puisqu’on détruisait des mythes, on faisait de la bonne politique réaliste.

Le problème est que, en détruisant ces « mythes », on ne met pas seulement en crise les systèmes de régulation sociale et l’éducation. On supprime les capacités d’une société fondée sur le conflit à accueillir les altérités. Nous n’avons pas numériquement beaucoup plus d’immigrés qu’il y a vingt ans. Mais ces étrangers, il y a vingt ans, avaient un autre nom et une autre identité : ils s’appelaient ouvriers. Aujourd’hui, ils ne sont plus que des immigrés, des gens de peau et de mœurs différentes. La scène est alors créée pour que, sur la ruine des identités et des altérités politiques, apparaissent d’une part les « problèmes de société » créés un peu partout, dans les rues et les cités, les collèges, les organismes de sécurité sociale, etc., par les groupes les plus fortement précarisés et les classes d’âge les plus sensibles à cette précarisation, d’autre part la figure immédiatement identifiable du facteur de problèmes : cet autre qui n’est plus rien qu’un autre.

(Moments politiques, Interventions 1977-2009, La fabrique, 2009)

Extrait vidéo: Avec le sang des autres, film de Bruno Muel et du groupe Medvedkine, 1974. Visible dans son intégralité ici.

Les années

2 février 2012

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1980-1990, p.7

Ma 16.12.1980

Levé avec une heure de retard. Paul, qui pousse une dent, nous a tenus éveillés longtemps, cette nuit.

Commandé L’Histoire universelle des explorations.

Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elle m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

(Verdier, 2006)

Carnet de notes 2001-2010, p.1263

Ve 31.12.2010

Le ciel bas, la froide grisaille font écho à la désolation de l’âge qui est désormais le mien.

(Verdier, 2012)

C’est la fin du troisième Carnet de notes, découvert début janvier dans ma librairie favorite, avec d’autant plus d’émotion que j’avais entamé, depuis quelques mois, une nouvelle relecture – à petites doses celle-là – de la première décennie de son journal. Je retrouve, coulées dans le même moule, les notes prises quotidiennement ou presque, relation scrupuleuse des travaux et des jours, dans une langue dont la perfection hors d’âge confère de l’exotisme aux événements les plus banals, exprime l’essence tragique des petits et grands malheurs. On pourrait s’amuser, d’un volume l’autre, à mélanger les jours et les années. Le style et les soucis demeurent, intacts. Il n’y a en un sens ni début, ni fin, seuls le cycle des saisons, les allers-retours, le sentiment de la perte.

Par exemple: de quand dater ce crépuscule matinal ?

Levés à cinq heures et demie. Nous descendons en Corrèze mais c’est pour y rencontrer d’autres motifs de tristesse. Je ne vois plus que désolation, partout. J’ai trop vécu.

Du 22.12.1989. Le premier tome.

Les Carnets m’accompagnent depuis ce printemps 2006 qu’ils ont commencé de paraître et que j’ai lu ces premières lignes que je cite en exergue. Un moment de ma vie où je ne pouvais pas ne pas m’y reconnaître. J’avais trente ans, j’étais (je suis toujours) enseignant, mon fils Pierre poussait une dent, etc…. Et puis le temps du livre a creusé, en neuf cent cinquante pages et quelques jours, dix ans entre nos deux vies. J’y suis par la suite retourné maintes fois, pour éprouver à nouveau mêlées la sensation du retour et celle de l’éloignement. Depuis ce mois de mars d’il y a bientôt six ans, parmi les quelques règles tacites et bien peu contraignantes qui rythment mon existence, s’est ajoutée celle-ci : chaque année au moins une année, au hasard, des Carnets de notes. Parfois, c’est une des deux décennies entières qui y passe, et ce « parfois », souvent dans les moments difficiles.

Dans ce dernier volume, Bergounioux creuse encore l’écart de l’âge, mais il me rejoint au moment où je le découvrais,

Lu 6.3.2006

J’arrive à la Maison de la radio, entre par la porte B. Marianne Alphant est déjà là. Geneviève Méric vient nous chercher. Rejoints par Tiphaine Samoyault et un jeune critique. On se rend au cinquième étage où nous attendait Pascale Casanova. Je n’avais pas compris que la totalité de l’émission porterait sur le Carnet, ce qui me gêne et me rend gauche, brouillon.

à d’autres que j’ai le souvenir d’avoir vécus comme lui,

Je 24.1.2002

Ronan Calan m’appelle vers une heure pour m’annoncer la mort de Pierre Bourdieu. J’en éprouve un douloureux chagrin. Toute la journée en sera obscurcie. C’est l’esprit majeur de notre temps qui nous quitte, sans avoir eu son jour.

se rejoint lui-même dans l’écrivain qu’il aspirait à être, qu’il est devenu. Se rattrape définitivement, dans sa dernière année, quand il retranscrit, de ses cahiers à l’ordinateur, les mois qui viennent tout juste de s’écouler, et prend doublement la mesure du mal qui attaque son corps et accable son esprit.

Aucune œuvre ne m’a donné ces dernières années le sentiment, la sensation du temps, si ce n’est, sur un mode tout différent, ramassé, accéléré, surplombant, Les Années d’Annie Ernaux.

Lu 4.2.2008

Je le lis avec la sensation de parcourir, mais chaussé de bottes de sept lieues, tout ce à quoi nous avons été mêlés et qui s’en est allé, si bien que presque plus rien ne rappelle, aujourd’hui, les paysages que nous avons découverts, traversés, le goût de ce qui fut, à n’en pas douter, la réalité.

Non pas simplement le temps qui passe, en réalité, mais le temps comme matière épaisse et ductile : cette « masse » dont parle Bergounioux, dans laquelle on sculpte, tant bien que mal, la forme d’une vie.

Trajectoires de transfuges, parallèles, seulement décalées de quelques années, qui ont mené deux êtres venus de la périphérie géographique et sociale à devenir des professeurs de banlieue parisienne, vite déçus, désillusionnés, bientôt en quête de s’appartenir dans l’écriture,

Les Années, p.158

Parce que dans sa solitude retrouvée elle découvre des pensées et des sensations que la vie en couple obnubile, l’idée lui est venue d’écrire « une sorte de destin de femme », entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, maris, enfants qui partent de la maison, meubles vendus.

(Gallimard, 2008)

mais obligés de disputer au temps domestique le temps nécessaire à ce qu’Ernaux appelle les « vraies pensées », celles qui peuvent un jour mettre en branle la machine littéraire

Les Années, p.99

C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire – elle n’a même plus celui de lire -, serait la matière de son livre.

Deux écrivains qui tentent de dire le temps d’une vie dans le temps du monde social, sans sacrifier à ce que Bourdieu nomma dans un de ses plus beaux textes « l’illusion biographique », tenant le point de vue d’en haut et celui d’en bas, à ceci près qu’Ernaux écrit après, Bergounioux pendant, plongé au milieu de ses semblables dans la position du reclus. L’œil ouvert, mais de plus en plus affligé par ce qu’il voit.

Me 16.5.2007

Un peu plus tard, à la station-service, le type qui s’approvisionnait à la pompe voisine, démarre en trombe pour me passer devant dans la file d’attente au guichet. Sur sa figure, le sourire heureux, irrépressible de qui a réussi son coup, se réjouit du petit préjudice profitable qu’il vient de perpétrer. C’est cette détérioration des mœurs, cette dégradation de la moralité publique qu’entérine l’élection de Sarkozy. Il est comme ces gens. Ils se retrouvent en lui.

Me 14.11.2007

Il me semble faire, continuellement, l’expérience des grands écroulements à quoi ressemble la marche du temps lorsqu’on atteint un certain âge.

Au cours de cette dernière décennie, fidèle reflet des précédentes, Pierre Bergounioux a passé le plus clair de son temps à écrire, lire

Sa 20.8.2005

Je lis Le Naufragé de Th. Bernhard

Ma 30.8.2005

Je lis Mon année dans la baie de personne de P. Handke

Sa 21.6.2003

Je lis, pour la troisième fois, Le Sens pratique, qui est sans doute l’ouvrage philosophique majeur du XXème siècle.

Di. 14.3.2010

Osselets de F.-Y. Jeannet

Sa 9.9.2006

Je lis Austerlitz de Sebald

en silence.

Je 16.9.2004

J’ai pu dire dix mots dans la journée, à l’employée du rayon de charcuterie et à la caissière. Ça me suffit, désormais.

Il a continué à enseigner, comme on boit une potion amère,

Ve 20.6.2003

Oui, j’ai eu le sentiment persistant, depuis septembre, de m’adresser à des êtres privés non seulement de raison mais aussi et surtout de compréhension, du minimum requis d’empathie, de pour-autrui, de compassion. Ce sont les deux principales facultés, l’esprit et le cœur, que les conditions d’existence dont ils sont le produit ont altérées, atrophiées.

s’est inquiété, beaucoup

Di 13.5.2001

Je songeais, ce matin, sur le boulevard Montparnasse, que près de vingt ans s’étaient écoulés depuis que Paul était tombé malade et que, chaque jour, pendant trois semaines, nous nous étions tenus à son chevet, à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul.

3.10.2003

Ceux que j’aime sont sur les routes

endeuillé, à creuser un ulcère dans son corps déjà maigre.

Trente ans entre les lignes écrites à la fin de 1980 et celles qui closent ce troisième volume.

Le doute s’est installé.

Me 11.6.2008

Il me semble avoir perdu la capacité de lire douze à quatorze heures d’affilée comme je faisais, depuis toujours.

Ma 29.89.2006

Prétendre garder trace, comme je fais, du passé relève de l’enfantillage.

Di 26.12.2010

Il était raisonnable, quand j’étais jeune, de garder  trace de ce que j’avais découvert, pour celui que je serai plus tard. Mais depuis quelque temps, les signes de la fin se multiplient et j’ai bien peur de n’avoir plus l’usage de ce registre.

Cathy, la « fée de son adolescence », veille toujours.

Paul et Jean ont grandi.

Images: Dürer, Mélancolie;  Annie Ernaux, archives privées, 1962-63, reproduite dans l’édition Quarto de ses oeuvres chez Gallimard; Photogramme du film le Temps des grâces de Dominique Marchais, édité par Capricci; les deux autres photos de Pierre Bergounioux sont d’Olivier Roller, la sculpture de Pierre Bergounioux.

How small

3 novembre 2011

Ludwig Wittgenstein, Culture and value

How small a thought it takes to fill a whole life.


Par la fenêtre (4): le point de départ

22 septembre 2011

Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, Une vie à écrire, p.181

Il va rester cinq mois alité, avec pour tout spectacle la fenêtre de l’appartement : « les voisins, les chaussures passées au blanc d’Espagne séchant sur l’appui de la fenêtre. Les toits de Toulouse mouillés, qui sèchent » (archives) ; écoute beaucoup de musique, lit des romans policiers « Série Noire ».

(Seuil, 2011)

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.14

où j’entrepris, du moins en pensée, de rédiger les pages qui suivent.

(Actes Sud, 1999, traduction Bernard Kreiss)

Dans sa biographie, Mireille Calle-Gruber revient sur l’automne 1951 pendant lequel Claude Simon est resté figé par la tuberculose dans un chambre à Toulouse. Fidèle à sa démarche d’incessants allers-retours entre la vie et l’œuvre – où l’œuvre devient une source centrale de l’histoire, l’élément fondateur d’une « vie à écrire » – elle cite un long passage du Jardin des Plantes qui transforme l’expérience immobile en un tableau de maître tout en mouvements, tendu entre les bords de la fenêtre par laquelle il aperçoit quelques pans de l’appartement voisin, oscillant entre les ténèbres et la lumières, l’appel du dehors (ces jeunes voisines dont il ne perçoit que le buste) et la menace intérieure qui lui mange les poumons :

A la fin elles éteignaient, et tout était noir de nouveau, et il recommençait à penser à cette chose, ce trou rouge sang à l’intérieur de sa poitrine où de minuscules animaux rongeaient, rongeaient, rongeaient.

L’effet d’aspiration que provoque la fenêtre, jouant à la fois comme un miroir, une longue vue et un microscope, j’en trouve un autre exemple au tout début des Anneaux de Saturne, où le narrateur, pris d’un accès mélancolique, se trouve pareillement prisonnier dans une aile de l’hôpital de Norwich :

Je me rappelle très précisément qu’aussitôt après avoir pris possession de ma chambre, au huitième étage du bâtiment, je devins la proie d’une véritable hantise, me figurant que les vastes espaces que j’avais franchis l’été précédent dans le Suffolk s’étaient définitivement rétractés en un seul point aveugle et sourd. Il est vrai que de mon lit je ne voyais qu’un morceau de ciel blafard s’inscrivant dans l’embrasure de la fenêtre.

Comme chez Simon, la vue ne semble offrir qu’un spectacle étriqué ou vide, incomplet et frustrant, qui ne fait que ramener le regard au point de départ: le désastre personnel, logé au plus profond du corps et de l’esprit.

Cependant on comprend très vite, après un passage d’anthologie inspiré de la Métamorphose de Kafka, que la fenêtre grillagée de l’hôpital de Norwich ouvre en fait sur les souvenirs du narrateur et sur l’œuvre à venir, déjà en train de se faire:

Aujourd’hui, près d’un an après ma sortie de l’hôpital, ayant entrepris de recopier mes notes au propre, je ne puis m’empêcher de penser qu’à ce moment là, tandis que mon regard plongeait du huitième étage sur la ville gagnée par le crépuscule, Michael Parkinson était encore en vie….

Par la fenêtre Simon et Sebald transforment leur cellule en espace infini de création, et le « point aveugle et sourd » auquel le monde se trouvait réduit devient un nouveau point de départ, comme le bec de la lampe merveilleuse.

Images: Décor de Fenêtre sur cour (Rear Window), d’Alfred Hitchcock (1954); Photographie tirée des Anneaux de Saturne, p.14

« Maintenant… »

14 septembre 2011


Claude Simon, Le Jardin des Plantes, Minuit, p.310

Maintenant. Maintenant. Maintenant…

Dans l’introduction de sa biographie, Mireille Calle-Gruber cite ces trois mots où le soldat s’apprête à être fauché. Ils disent l’essentiel de l’œuvre et de la vie de Claude Simon: l’angoisse de l’anéantissement d’abord, quand perdu quelque part au milieu d’un champ de débâcle, prisonnier d’un wagon, ou figé sur un lit par la maladie, il n’a plus rien d’autre à faire qu’attendre la mort, donc observer, et puiser toute la réalité possible de la moindre touffe d’herbe, de la moindre grange abandonnée, du moindre détail de la plus banale chose qui entoure d’ordinaire les vivants en silence; l’étincelle créatrice ensuite (ces trois points…), qui jaillit de cet oeil défait, donc souverain, et fait de chaque presque disparition un moment et un motif fondateurs, par lesquels la condition de survivant devient la matière même du travail littéraire.

On peut les opposer à ceux que l’auteur de l’Acacia met dans la bouche de sa mère Suzanne, au moment où elle apprend la mort de son mari au champ d’honneur, le 27 août 1914. Claude Simon avait dix mois. Il en imagine bien après coup la poignante et banale stérilité, ce qu’il ne peut écrire sans ironie :

Que votre volonté… que votre volonté… que votre volonté

Orphelin à l’aube de sa vie, miraculé de toutes les catastrophes, il semble traversé le vingtième siècle en exilé perpétuel, perpétuellement étonné, mais sans illusion aucune, d’en être encore.

Sur la reproduction de l’arbre généalogique qu’il avait réalisé de sa propre main, et qui figure au début de cette même biographie, Claude Simon apparaît déjà seul, comme un petit fruit fragile, pendu au bout d’une branche frêle, la simplicité de son patronyme achevant de lui donner des allures de spectre anonyme, l’isolant encore davantage de ses ancêtres maternels, les Lacombe (de) Saint-Michel (LSM): Jean-Pierre, Eugène, Romain… – engagés, pour les premiers, dans les grandes affaires de l’ère des révolutions.

J’ai lu à diverses reprises (chez Claudio Magris, Pascale Casanova, Pierre Bergounioux, plus récemment Tony Judt) cette observation que les grands inventeurs de forme du siècle passé furent tous des exilés, des gens de l’écart, qui ont tout mieux vu du fond leur relégation ou de leur périphérie. Proust reclus, Joyce errant, Kafka empêtré dans sa judéité compliquée, Faulkner encroûté à Oxford, Mississippi. Sebald à Norwich.

De sa propre position de survivant, Claude Simon a su comme eux faire un poste d’observation privilégié, tenant les deux bouts du microcosme et du macrocosme, de haut en bas, de bas en haut, dans un geste dont Mireille Calle-Gruber saisit en quelques mots les ressorts fondamentaux :

une sensibilité exacerbée à la précarité et à la réversibilité des situations, et un rapport très singulier au temps qui va doter peu à peu son écriture d’une fulgurance sans pareille, capable de capter le précipité du vécu, lequel ne relève pas seulement du récit des faits mais, tout ensemble – et c’est là que réside la puissance de l’œuvre -, de l’empathie pour les minuscules vivants à l’instant, et du surplomb d’une intelligence générale, sans complaisance et sans concession, des êtres et des choses.

Ce qui me rappelle une fois encore ce passage des Anneaux de Saturne que j’aime tant, où Sebald s’attarde sur la prose de Thomas Browne :

C’est comme si on avait l’œil à la fois collé à une longue vue retournée et à un microscope.

et fait aussi écho, je ne sais pourquoi (le vertige?), à cette anecdote surprenante rapportée par Mireille Calle-Gruber, qui s’ajoute de manière presque comique aux épisodes déjà connus où Simon frôla la mort:

Suzanne emmenait parfois son fils en voyage pour son instruction. A La Rochelle où ils vont visiter la tour des Quatre-Sergents, l’accident se produit. Claude tombe d’un mâchicoulis mal protégé et fait une chute de vingt mètres. Il est hospitalisé plusieurs jours, Tante Mie les rejoint et seconde sa belle-soeur jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer à Perpignan.

Vingt mètres. Le dernier étage d’un immeuble haussmannien. Voilà qui m’a laissé songeur et le nez en l’air une bonne partie de la journée.

Images: Couverture de la biographie de Claude Simon par Mireille Calle-Gruber, Seuil, 2011; Arbre généalogique préparatoire pour Histoire (détails); Claude Simon au Stalag, Mühlberg-sur-Elbe, Mai 1940 (détail), photo publiée dans la biographie; Tour des Quatre-Sergents à La Rochelle.

Le détail (3): la mouche

1 juin 2011

Josef Winkler, Natura morta

Sur la Piazza Vittorio, un macelaillo qui avait enfilé sur sa main droite un gant blanc de chirurgien et portait à la main gauche deux larges anneaux en or, et au poignet une montre en or, écarta les côtés d’une tête de mouton écorchée déjà entaillée au couperet, extirpa du crâne la cervelle de l’animal et plaça délicatement les deux moitiés de cervelle sur du papier sulfurisé rose filigrané. Dans l’orbite argentée de l’œil droit – les globes oculaires avaient été jetés sur le tas de déchets de la boucherie – marchait une mouche irisée.

(Verdier, traduction de Bernard Banoun)

Daniel Arasse, Le détail

Cependant, si, comme le veut la tradition, ce modèle est Denys le Chartreux, une seconde signification se superpose à la première : la mouche peut devenir une allusion au De venustate mundi où Denys le Chartreux décrit la beauté du monde comme une hiérarchie de beautés dont le degré le plus humble est représenté par les insectes. Loin d’être alors un memento mori, la mouche témoigne de l’universelle beauté du monde créé, telle que l’a décrite le modèle représenté.

(p.125, Champs Flammarion)

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne

Les plus petits détails vous apparaissent avec une étonnante précision. C’est comme si on avait l’œil à la fois collé à une longue vue retournée et à un microscope.

(p.31, Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)

Posant son regard un été dans les rues de Rome, Josef Winkler met en place un dispositif d’une simplicité désarmante, s’attachant – Georges Perec baroque – à tout ce qui tombe sous les yeux, sans discrimination apparente. Découpant toujours davantage, avec un plaisir d’artiste boucher,

D’un coup de hache, le macellaio sépara en deux dans le sens de la longueur les pieds de veau blancs aux pointes rougies de sang, de sorte qu’un onglon rougi tomba du côté gauche et l’autre vers la droite. Levant sa hache pour prendre son élan, il découpa les pieds de veau en six ou sept morceaux. Il se passa l’avant-bras nu sur le visage pour essuyer les particules d’os et de gélatine.

il parvient à faire miroiter ses objets morts, comme les écailles des harengs après qu’ils ont trépassé,

donnant une authentique aura aux plus petits lambeaux, aux restes les plus rebutants:

Une jeune touriste allemande resta debout, indécise et désemparée, une peau de banane à la main, devant un tas de détritus de légumes et de fruits, puis elle se pencha en avant et posa délicatement et comme il faut la peau de banane sur les détritus.

Rarement l’expression « au détail » ne m’avait paru aussi exacte que sur ces étals ou parmi ces ordures.

Jamais non plus l’usage de l’ « imparfait » et du « passé simple » n’avait sonné si juste, car Winkler ne se contente pas de disposer ses beaux morceaux derrière une vitrine, il les emballe dans une épaisse couche de temps et d’espace. Ce qu’on pourrait appeler – littéralement – ses « prises de vue » ne sont pas des instantanés figés, mais des plans-séquences plus ou moins longs, au cadre plus ou moins large, à la profondeur de champ tantôt grande, tantôt réduite, qui donnent à ce récit court une ampleur peu commune.

Comme dans les natures mortes auxquelles il rend explicitement hommage, ses images apparaissent ainsi comme des moments de présent passés, disparus mais livrés tout chauds et saignants sur la page.

Sa composition se lit comme un geste désuet, maniéré, à la fois dépassé et souverain ; un retour à l’âge d’or des temps dits modernes, quand l’artiste, comme le roi en son royaume, imposait son ordre et son désordre, rapprochait sous son pinceau les plus grandes choses des plus viles, les plus distinguées des plus vulgaires, les plus banales des plus saugrenues

Deux nonnes jumelles parlant en dialecte napolitain léchaient l’orteil couvert de chocolat d’une glace en forme de pied d’enfant.

prenant son temps pour décrire le réel dans son infinie particularité

 un petit couteau tranchant légèrement courbe

répétant certains motifs, les faisant dialoguer :

Mouches:

Une grosse mouche aux reflets gris bleu s’engouffra dans les orbites d’un espadon qui brillaient d’un éclat argenté au soleil.

 Une mouche marchait sur le palais gris bleu d’une tête de bœuf posée à l’envers sur un plateau.

Sexes :

La fille blonde en maillot de corps illustré de chameaux grenat enroba de chewing-gum sa langue tendue, si bien qu’on aurait dit un gland tendu recouvert d’un préservatif et le gonfla jusqu’à ce qu’il éclate en laissant des lambeaux bleus collés autour de la bouche et du nez.

Les yeux fixés sur l’échancrure du short de la fille – ses poils pubiens se dessinaient à travers le fin tissu de son slip couleur pêche -, le fils de la marchande de figue commença à grignoter une part de tarte aux fruits

ces derniers semblant parfois entamer leur propre discussion, d’embrasure à embrasure

tandis que la fille gesticulait avec les restes du coca-cola tiède en regardant les parties génitales pendantes du garçon et en imitant le roucoulement d’un pigeon qui picorait des miettes devant ses jambes dans les interstices des pavés et n’avait plus qu’un seul doigt à sa patte droite mutilée.

et présider, autant que les chairs mortes, au déniaisement du regard.

Au milieu de toutes ces belles et vaines choses, l’observateur (est-ce un narrateur ?) s’attache à un personnage, le « fils de la marchande de figues »,

Le garçon de seize ans dont les longs cils effleuraient les joues, appelé Piccoletto

qu’il tente de suivre de plus près, le perdant de vue, le retrouvant, le regard de plus en plus aimanté à mesure que la lecture progresse.

Jusqu’à la fin, quand tout le petit monde de Winkler se rassemble autour de lui.

Le jeune éphèbe apparaît alors comme un détail supérieur, un centre du monde encore plus riche de symboles que les autres. Comme Daniel Arasse dans la mouche de Denys le Chartreux, on peut y voir :

un memento mori,

un hommage rendu à la beauté du monde,

une signature du savoir-faire de l’artiste,

un manifeste esthétique.

Mais Arasse ajoute :

Il ne faut surtout pas trancher et décider d’un sens de ce détail à l’exclusion des autres.

Dans la même étude, il écrit par ailleurs que le souci du détail fut un trait essentiel de l’art religieux du XVème, et que la méticulosité semble-t-il morbide avec laquelle les peintres représentaient les plaies du christ et les instruments de son supplice

loin de glacer l’image par son réalisme, avait pour fin ultime de susciter une intense émotion, prélude à la dévotion (Sebald réutilisera cette vertu édifiante du détail, mais laïcisée, en particulier dans un passage des Emigrants qui rapporte le voyage de Max Ferber à Colmar, la stupeur qui le frappe à la vue du triptyque de Grünewald, et la manière dont cette vision déclenche un violent processus de remémoration de ses propres souffrances :

 j’ai tout vu de mes yeux, avec une acuité inégalable, ce que j’avais vécu et enduré, puis mon état ultérieur)

A cette lumière je comprends mieux le trouble et la fascination qui m’ont saisi à la lecture du livre de Winkler. A ceci près que,

comme si la dévotion se portait ici vers l’art lui-même

(Le détail, p.107)

, je sais qu’en l’espèce ce n’est pas un quelconque dieu, ni même (peut-être) une douleur enfouie, mais l’écrivain seul qui en est la source.

Images: Petrus Christus, Portrait de chartreux, 1446; Rembrandt, La carcasse de boeuf, 1655; Hareng tiré des Anneaux de Saturne, de Sebald;Pieter Aersten, L’étal du boucher, 1551; Enluminure tirée du Brévaire de Bonne de Luxembourg, 1345; Luchino Visconti, La mort à Venise, 1971; Antonio Pollaiuolo, Le martyr de saint Sébastien, 1475; Matthias Grünewald, Retable d’Issenheim (détails), 1512-1515

De la destruction (4): que la guerre est jolie

27 mars 2011

Charles Péguy, Notre jeunesse (1910)

Quand une grande guerre éclate, une grande révolution, cette sorte de guerre, c’est qu’un grand peuple, une grande race a besoin de sortir; qu’elle en a assez; notamment qu’elle en a assez de la paix. C’est toujours qu’une grande masse éprouve un violent besoin, un grand, un profond besoin, un besoin mystérieux d’un grand mouvement.

Revue La Voce (août 1914)

Le mystère de la génération d’un nouveau monde européen s’accomplit. La civilisation ne meurt pas! Elle recule pour mieux sauter. Elle plonge dans la barbarie pour mieux rajeunir.

Stefan Zweig, Le monde d’hier (1934-1942)

Je dois à la vérité avouer que dans cette première levée des masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant, et même de séduisant, à quoi il était difficile de ses soustraire. Et malgré toute ma haine et toute mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans ma vie du souvenir de ces premiers jours; ces milliers et ces centaines de milliers d’hommes sentaient comme jamais ce qu’ils auraient dû mieux sentir en temps de paix: à quel point ils étaient solidaires. (…) Chaque individu éprouvait un accroissement de son moi, il n’était plus l’homme isolé de naguère, il était incorporé à une masse, il était le peuple, et sa personne, jusqu’alors insignifiante, avait pris un sens.

Blaise Cendrars, La main coupée (1946)

Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout, ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome: va comme je te pousse! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on crève, on se relève, on marche et l’on recommence. De tous les tableaux de bataille auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes.

(Extraits cités par Emilio Gentile dans L’Apocalypse de la modernité, La Grande Guerre et l’homme nouveau, Aubier, 2011,  traduction de Stéphanie Lanfranchi)

Dans son Apocalypse de la modernité, l’historien Emilio Gentile a réuni l’anthologie déprimante de l’une des plus grandes faillites intellectuelles de l’histoire de l’humanité, transcendant les clivages politiques et les frontières nationales, emportant les artistes et les hommes de sciences, mobilisant les esprits les plus rationnels comme les plus sceptiques ou les plus religieux: Charles Péguy, Emile Durkheim, Henri Bergson, Giuseppe Prezzolini, Filippo Marinetti, Vladimir Maïakovski, Stefan Zweig, Thomas Mann, Ernst Jünger, Max Weber, Robert Musil, Franz Marc… A la veille de 1914 et dans les  semaines qui suivirent le début de la Grande Guerre, ce sont, à quelques exceptions près (Bertrand Russell, Romain Rolland), tous les membres de la République des lettres européenne, unis pour l’occasion, qui participèrent à la grande beuverie des grands mots creux et sonores, auxquels ils ajoutèrent souvent des majuscules pour les rendre encore plus sonores et plus creux : Apocalypse, catastrophe, Bête, Dieu, Sodome, Gomorrhe, Armageddon, régénération, fraternité, purification, totalité, décadence, Mal, Bien, sang, fleuve (de sang), laver, jeunesse, peuple, épreuve, race, Histoire,  communauté, merveilleuse, acier, feu, etc…

Confrontés à d’authentiques problèmes (la rivalité des nations, la solitude des grandes villes, l’étroitesse des perspectives bourgeoises, le sentiment de fragmentation de toute réalité), ils choisirent tous la solution la plus paresseuse, celle qui se trouvait pour ainsi dire à portée de main et trainait partout, l’idée reçue dans toute sa splendeur:  l’Europe avait besoin d’une bonne guerre, une bonne saignée la remettrait sur pied comme les malades en des temps réputés moins positifs. Tous y croyaient comme des enfants jouant aux petits soldats – en fait bien plus que des enfants, qui savent ou devinent qu’ils ne font que jouer  -, trépignant d’aller au combat « pour de vrai » ou d’y envoyer d’autres qu’eux, souvent moins savants, moins enthousiastes aussi, mais plus clairvoyants. Tous attendaient de ce conflit une grande révélation. Pourtant tous limitèrent leur prophétie à la description ce que Gentile appelle une « apocalypse mutilée », c’est-à-dire une fin du monde amputée de son « après ». Car autant les voluptueuses peintures du déchainement de violence à venir étaient précises et détaillées dans leur bouche, sur leurs toiles ou sous leur plume, autant les contours du monde et les traits de l’homme nouveaux qui devaient en sortir étaient flous, et pour cause.

Finalement la guerre eut lieu. Comme toujours elle fut morne et stupide. Il n’en sortit rien d’autre que des hommes plus accablés et (ou) plus méchants.  L’abattage des corps, le viol des femmes, les exécutions de civils, la destruction des villes et des villages, des forêts et des champs, le pillage des maisons, les fusillades pour l’exemple, le deuil des familles, la promiscuité, l’attente, l’ennui, la peur, rien décidément n’avait dans la réalité quoi que ce soit de commun avec les récits de nos grands esprits élevés au nationalisme industriel, au christianisme viril et au nietzschéisme technicolor, qui se réveillèrent – quand ils se réveillèrent – entourés de ruines et de cadavres, avec la gueule de bois des lendemains de cuites adolescentes.

 

Images: Jean-Luc Godard, Les carabiniers, 1963