MES ÉCRANS : BAGAGE
Prologue : à propos du bagage en général
Le 11 juillet 2009, lors de l’escale à Doha, sur la route de Téhéran par les airs, j’ai écrit ceci :
« Comme prévu, le Qatar est une sorte de vaste blague, pas moins artificiel et vaniteux que Las Vegas. Temple d’un kitsch arabisant et imitation des signes d’un hypothétique triomphe occidental. Vu d’ici, mais je pense que ça suffit, l’ensemble ne ressemble évidemment à rien. »
« Serre-tête et keffieh ou tissu blanc sur les crânes et me voici chez Tintin au pays de l’or noir. Un souvenir d’enfance, pas très glorieux, me revient aussi, presque logiquement. Avec quelques autres, il fut fondateur pour ma vision du monde : un Cheikh koweitien furieux descendant sur le terrain et parvenant à faire annuler un but français lors du mondial espagnol en 1982. »
Dois-je me considérer comme un mauvais voyageur ? Entre mon regard et le réel : ce petit bagage d’images construites, que l’on trimbale. Ce qui est pratique, c’est qu’il est particulièrement léger, il est juste un filtre que l’on place, ou qui s’intercale subrepticement, sans crier gare ; ce que l’on nomme les représentations mentales. Un mauvais voyageur ? Peut-être bien, mais, sans vouloir me défausser, je n’aime pas ce mot ; je suis un promeneur, on peut bien accorder le loisir de déambuler aux regards et aux pensées pendant les temps d’attente, lorsque le corps est porté par des jambes, un taxi ou un bus. Est-ce que cela empêche de bien voir ? Pas si sûr.
Jouer à Kiarostami
En Iran, où je me suis posé le 12 juillet 2009, mon petit bagage n’était pas formé d’un match de football absurde et épique ou d’une aventure de Tintin. Celui-ci s’avérait cinématographique et avait, principalement, Kiarostami pour patronyme. Les films de ce sage de l’image sont formés de flux, de déplacements, souvent en l’automobile, comme fil narratif, comme dynamique de récit et d’expérience.
En tant que piéton, il était à la fois terrifiant et bon de découvrir le flux intimidant de Téhéran ; un objet étrange apparenté à une jungle mâtinée de civilisation. Car, en effet, des règles tacites régissent les différents types de relations complexes entre automobilistes, motards et passants. Ces derniers sont supposés anticiper ce que vont décider ceux que l’on peut désigner comme des pilotes, et inversement. La chose n’est pas sans danger, mais les chances de survie sont finalement et étrangement élevées. Et il faut dire que, dans un premier temps, se mettre dans les pas d’une personne expérimentée a semblé une voie peu glorieuse mais raisonnable. Voici pour la prise de contact avec le décor kiarostamien.
Ten, dont il va être beaucoup question, est un film confiné à l’habitacle d’une voiture, ce dernier couvert par deux caméras numériques, disposées sur le tableau de bord, assurant le champ et le contrechamp. Cette bulle de fiction est animée par des comédiens non professionnels plongés un réel incontrôlé : la folle circulation de la mégapole.
Dans ce film vertigineux se joue un second qui ne l’est pas moins ; le défilement du paysage urbain à travers les vitres de l’auto. Qu’y voit-on? Avant tout une ville trépidante, arborée aussi, parcourue de passants, affairés pour certains, indolents pour d’autres, de femmes tantôt légèrement voilées, parfois de véritables ombres se déplaçant sous un tchador.
Mes trajets en taxi n’en étaient pas vraiment ; il s’agissait de mouvements de caméra, quelques rares panoramiques, mais des travellings avant tout. Quel étrange moment quand mon regard est devenu porteur d’images admirées, de personnages et de récits aussi hypothétiques qu’évidents.
Sans doute aucun, l’histoire de cette bouteille d’eau appartient à un imaginaire kiarostamien, dans la veine de ses premiers films consacrés à l’enfance, dont nous reparlerons. Il pourrait être celui-ci : dans les montagnes qui surplombent Téhéran, un petit garçon rêveur serait chargé d’une tâche ingrate par son père, comme de mener un troupeau d’un point à un autre. En traversant un ruisseau, il tenterait de capturer dans cette bouteille quelques têtards s’ébrouant dans la vase. Il y parviendrait, mais frappé de stupeur en s’apercevant que le bétail s’est éloigné, la bouteille lui glisserait des mains. On quitterait alors le jeune berger en passant à ce gamin au tee-shirt vert, désoeuvré dans la torpeur de l’immense cité. Montage alterné entre la longue déambulation de la bouteille descendant vers la capitale et celle du garçon dans les rues, jusqu’à ce que les trajectoires se recoupent. Le garçon de la ville recueillerait dans les larges caniveaux caractéristiques des villes iraniennes l’étrange embarcation, et viendrait faire part à quelques passants de sa singulière découverte. Dans un dernier plan d’ensemble laissant la part belle au paysage, on verrait le petit berger arriver au terme de son parcours, avec son troupeau.
Revenons à Ten. Abbas Kiarostami propose une lecture d’une poésie simple et brutale de son film, en expliquant qu’en dehors de l’habitacle, dans les autres véhicules, dans chacun, se jouent d’autres Ten, et ces derniers se prolongent au-delà de l’espace-temps de son métrage. Ce qui me permet, avec une certaine fierté, d’affirmer en toute modestie que j’ai joué dans un Kiarostami, même si aucune caméra n’était là pour enregistrer quoi que ce soit. Mais dans l’acceptation du cinéaste, et la mienne, ce film existe, quelque part.
À suivre : 2/3 – Mes écrans : surgissements
Photographies et images :
– affiche du film Ten et photographie du tournage, photogramme tiré de Expérience (1973)
– case issue de Tintin au Pays de l’or noir de Hergé
– vue de Téhéran : auteur inconnu
– photographies d’Amélie Juillard et Arnau Thée