Les débuts dans la vie (2): Flaubert

12 février 2010

Gustave Flaubert à Ernest Chevalier. Rouen, le 23 juillet 1839:

«Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on (ne) verra mon nom imprimé. Je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui m’entourent, en voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route. Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, mille trous qu’on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la société, j’y remplirai ma place. Je serai un homme honnête, rangé et tout le reste si tu veux, je serai comme un autre, comme il faut, comme tous, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet ce qui est encore plus bête. Car il faudra bien être quelque chose de tout cela et il n’y a pas de milieu. Et bien j’ai choisi, je suis décidé, j’irai faire mon droit ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai 3 ans à Paris à gagner des véroles et ensuite? – je ne désire qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruine au bord de la mer. »

(Correspondance, T1, Pléiade, p.49-50)

J’entame la Correspondance de Flaubert, le genre de lecture au long cours qui déteint en profondeur sur les jours et les lieux. Pierre Bergounioux a bien dit cela en se retournant un jour sur les sept volumes et les milliers de pages des Mémoires de Saint-Simon qui apparaissent, disparaissent, réapparaissent comme de petites bouées au fil de l’eau, balisant les années 1994, 1995, 1996 de son Carnet de notes:

« Samedi 16.3.1996

Dans Saint-Simon jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Je ne suis plus qu’à cent pages de la fin de ses mémoires. C’est encore une de ces prodigieuses lectures comme on n’en fait pas vingt dans une vie, qui s’achève, un de ces grands voyages dans le papier imprimé. Avant lui il y a eu Marx, Buffon, Freud, l’Histoire de la langue française de Bruneau et Brunot, celle de la technique, aux PUF, Rousseau, Dostoïevski et Tolstoï, Proust et Faulkner… Des mois durant, occupé d’un grand livre, d’une seule vaste et renversante pensée. »

(Carnet de notes 1991-2000, Verdier, p.688)

J’ai un guide dans mon « grand voyage », Pierre-Marc de Biasi, dont a été publié dernièrement un Gustave Flaubert, Une manière spéciale de vivre (1). Texte fluide, cavalier, de celui qui sait tout sur l’animal, et peut se permettre de jouer un peu avec la chronologie, commencer par un entretien avec Pierre Dumayet, et retarder le récit de vie linéaire par des considérations sur le « dada » de l’écriture. D’où il ressort justement, avant d’entrer dans la succession des années, que la vie – on dirait presque la « vraie vie » – bat au rythme de la main droite qui noircit la page, ce qui permet de faire émerger, entre la voix impersonnelle des romans et l’homme anecdotique du quotidien (« les guenilles » disait-il), la figure de Flaubert écrivain, écrivant, « homme-plume ».

Dans ce premier volume (janvier 1830-avril 1851), je guette évidemment la naissance de l’auteur, les débuts de cette « vraie vie ». Le genre de chose qu’il est illusoire de vouloir dater, autant décrire la poussée d’un brin d’herbe (l’image est de Pasternak(2)). C’est l’avantage de la correspondance: elle est irrégulière, du temps passe entre les allers-retours de la malle-poste. Elle donne à voir des « états » successif et permet de faire des mesures (!) approximatives.

Voici la toute première lettre. Flaubert vient d’avoir 8 ans ans, il écrit à sa grand-mère pour l’année nouvelle:

Rouen, 1er janvier 1830:

« Ma chère Maman

je te souhaite une bonne année. Comment vous portez-vous tous. Tu feras mes compliments à mon oncle à ma tante à ma cousine à félicité à eugène mathieu poupou charonnat. Je vous souhaite une bonne année à vous tous.

Ton petit fils »

(p.3)

Curieusement, Pierre-Marc de Biasi n’y fait pas référence dans son essai. Selon lui, la « première lettre que l’on connaisse de Flaubert » (p.48) présente les voeux de l’année suivante, à son grand ami d’enfance Ernest Chevalier. Erreur, oubli, omission? En flaubertien amateur, et plutôt que de jouer au touriste pointilleux qui aime à mettre son guide dans l’embarras, je préfère penser qu’il s’agit d’un choix conscient et, à la lire, parfaitement justifié:

Rouen, le 1er janvier 1831:

« Cher ami,

Tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. Mon ami on vient de renvoyer le brave des braves La Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. Ami je t’en veirait de mes discours politiques et constitutionnel libéraux. (…) Je t’en veirait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j’écrirait des comédie et toi tu écriras tes rèves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours de bêtises je les écrirait. »

(p.4, orthographe originale respectée, l’éditeur Jean Bruneau s’en explique longuement dans sa préface)

Nous avons tous écrit à Maman, à Mamie ou à Papi, pour leur souhaiter ceci ou cela, et le jeune Gustave, dans la première lettre de l’édition pléiade, ne fait pas mieux que nous, alors que Flaubert-l’écrivain est déjà tout entier dans la première phrase de la seconde, que retient de Biasi: « le jour de l’an est bête ».

L’extrait que je cite en exergue date quant à lui de 1839. Flaubert est déjà en position, mais contrarié, pessimiste. C’est un cauchemar d’adolescent et d’artiste: il se voit en « homme assis », la hantise de l’avant-garde dix-neuvième (Rimbaud, Nietzsche). Il dit : « je serai comme un autre ». Mais qui d’autre écrit ainsi?

Les choses deviennent plus nette après son bac (1840) et une année sabbatique peu productive, pas totalement perdue (1840-1841). Les très grandes vacances sont terminées et Flaubert écrit la lettre qui suit comme un défi et un appel au secours à Gourgaud-Dugazon, son ancien professeur de littérature, aussi brillant que chahuté. Pierre-Marc de Biasi lui donne a raison une place de choix dans son essai, car le pied est mis à l’étrier:

Rouen, le 22 janvier 1842:

« Je suis arrivé à un moment décisif: il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie ou de mort. Quand j’aurai pris mon parti, rien ne m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde. Vous connaissez mon entêtement et mon stoïcisme pour en être convaincu. Je me ferai recevoir avocat, mais j’ai peine à croire que je plaide jamais pour un mur mitoyen ou pour quelque malheureux père de famille frustré par un riche ambitieux. Quand on me parle du barreau en me disant: ce gaillard plaidera bien parce que j’ai les épaules larges et la voix vibrante, je vous avoue que je me révolte intérieurement et que je ne me sens pas fait pour toute cette vie matérielle et triviale. Chaque jour au contraire j’admire de plus en plus les poètes, je découvre en eux mille choses que je n’avais pas aperçues autrefois. J’y saisis des rapports et des antithèses dont la précision m’étonne, etc. Voici donc ce que j’ai résolu. J’ai dans la tête trois romans, trois contes de genre tout différents et demandant une manière toute particulière d’être écrits. C’est assez pour pouvoir me prouver à moi-même si j’ai du talent, oui ou non.

J’y mettrai tout ce que je puis y mettre de style, de passion, d’esprit, et après nous verrons.

Au mois d’avril je compte vous montrer quelque chose. C’est cette ratatouille sentimentale et amoureuse dont je vous ai parlé. L’action y est nulle. Je ne saurais vous en donner une analyse, puisque ce ne sont qu’analyses et dissections psychologiques. C’est peut-être très beau; mais j’ai peur que ce ne soit très faux et passablement prétentieux et guindé. »

(p.94)

En ligne de mire, « trois romans, trois contes », la « ratatouille sentimentale » qu’annonce la lettre: Novembre, fragments de style quelconque d’abord, très vite (terminé en octobre de la même année), puis un conte oriental, les Sept fils du derviche, finalement inachevé; enfin, quarante ans avant sa publication posthume, les premières « sottises » qui nourriront le projet Bouvard et Pécuchet. Et pendant qu’en quelques lignes se dessine le programme de toute l’œuvre à venir, l’écrivain, lui, est déjà né.

Notes:

(1) Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre, Grasset, 2009. J’ai un autre guide, Paul Edel qui sur son blog a régulièrement cité des extraits de la Correspondance, toujours bien choisis. Son blog, Près, loin, vient juste de fermer, c’était l’un de mes préférés. On peut encore consulter les anciens articles.

(2) Je tire (je tords?) vers le récit de vie une sentence destinée à la manière dont se fait (et non s’écrit) l’histoire. La phrase exacte de Pasternak, mise en exergue de l’Herbe par Claude Simon est celle-ci : « Personne ne fait l’histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser ». Didier Alexandre, dans un article sur le roman d’Hédi Kaddour, Waltenberg, me l’a remise en mémoire récemment (« L’Art de ne pas raconter l’histoire », dans les excellentes Etudes sur Waltenberg, p.36, éditions L’Act Mem)

Images: Honoré Daumier, Planche N°3 de la série La Comédie humaine, parue dans le Charivari, 1843; Flaubert adolescent; Daumier, série Les bons bourgeois, Une position difficile, sous-titrée « Recherche infructueuse de la planète Leverrier », 1847; Daumier, série Les Gens de justice,  sous-titrée « Un avocat qui évidemment est rempli de la conviction la plus intime… que son client le paiera bien », 1845.