Le vendredi 28 mars 1941

15 octobre 2010

Dans la guerre (18)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

M. Matsuoka chez M. Hitler… Coup d’Etat en Yougoslavie… Keren a capitulé… Et en France ? En France, « le buste du maréchal remplacera celui de Marianne dans les mairies, les écoles, les tribunaux ».

Jean Guéhenno, Paris


Dans ce grand silence de l’Europe, quelque chose d’extraordinaire s’est passé hier soir. Dans la prison a retenti un cri d’espoir, tout de suite étouffé, mais tout le monde l’a entendu. Les gens dans la rue n’osaient pas se regarder, craignaient qu’on vît leur joie. Mais chacun murmurait à ceux dont il était sûr, les amis se téléphonaient à travers Paris : « Vous savez la nouvelle !… »
La nouvelle, c’est que deux jours après la signature par la Yougoslavie du pacte tripartite, une révolution populaire bannit les hommes d’Etat qui l’ont signé, chasse le régent, proclame un nouveau gouvernement. Et sans doute il faut attendre pour juger exactement l’événement. Mais, à tort ou à raison, tous les prisonniers d’Europe hier soir ont espéré. Il semblait que ce jeune roi de dix-sept ans qu’un peuple pousse au-devant de lui avait rompu le cercle de la peur. Est-ce le commencement ?
J’ai pris la radio serbe à sept heures. Elle diffusait une manifestation qui avait lieu à Belgrade. Comme je regrettais de ne pas comprendre. Mais j’entendais l’histoire se faire. C’était une sorte de délire, des chants mêlés à des cris : Pe-tar-Dru-gy… J’ai discerné quelques mots encore, Hitler, Albania, et parfois, dans les accalmies, le bruit ridicule de trompes d’automobiles dans les rues embouteillées. Cela a duré deux heures.
Ce matin les journaux sont aussi vides que d’ordinaire, et nous recommençons d’attendre.

Paul Claudel, Lyon

Voyage à Lyon. Conférence à la Salle Molière sur Fr. Jammes avec un grand succès bien qu’enroué. Déjeuné avec Massigli et Pierre Brisson. En rentrant à ma chambre de l’Hotel Terminus je me trouve face à face aec Marion et Pierre ! Le lendemain déjeuné chez Henri Rambaud. Quintette d’un nommé Charvériat sur mon poème à Jacques Rivière. Le soir Francis que j’envoie à Vichy (Elle obtient ce qu’elle voulait). Retour à Brangues avec Gérard André. Le 30 retour de Gigette et arrivée de Pierre. Mauvais temps. Le Dr Carrel pour la collaboration. (Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure !)

Le Diable lèche ses victimes avant de les dévorer.

Roger Martin du Gard

Ai-je jamais noté ce rêve qui aura, quarante ans de suite, poursuivi mon sommeil ? Toujours le même, avec de légères variantes : j’ai, dans quelques jours, un examen éliminatoire à passer à l’Ecole des chartes, et je me sais absolument incapable d’y réussir ; je n’ai pas suivi les cours, je n’ai pas ouvert mes livres, j’ignore tout d’un ensemble difficile de matières ardues… Quelle que soit ma tardive bonne volonté, il est littéralement impossible que je rattrape le semestre que j’ai gaspillé à faire autre chose que mes études, à lire, à écrire, à vadrouiller dans Paris, à voir des amis… L’échéance approche, je vais être refusé, chassé de l’Ecole, et je n’aperçois aucun moyen d’échapper à cette catastrophe !… Je me réveille, oppressé, angoissé… Et c’est une joie délirante, en reprenant conscience, de constater que c’était un cauchemar, que je suis un homme fait, délivré à jamais des examens scolaires !
Il n’y a pas d’année où je n’aie pas fait ce rêve de panique depuis quarante ans. Je l’ai fait cette nuit. C’est particulièrement à l’approche du printemps que ce cauchemar hante mes nuits. Comme si l’arrivée de la belle saison était pour moi indissolublement lié à cette épouvante de l’examen à subir. J’ai réellement subi cette épouvante annuelle entre ma dix-septième et ma vingt-cinquième année : elle a terriblement empoisonné chaque printemps de mon adolescence, et a laissé dans mon subconscient une empreinte indélébile !

Bertolt Brecht, Helsinki

Au milieu de tout le remue-ménage pour les visas et les possibilités de voyage, je travaille obstinément à la nouvelle histoire de gangster. Ne manque plus que la dernière scène. L’effet de la double distanciation – milieu de gangster et grand style – est difficile à prévoir. Egalement celui de l’exposition de formes classiques comme la scène dans le jardin de Marthe Schwertlein et la scène de demande en mariage du roi Richard III.

Les connaissances de Steff sur les collusions entre le monde des gangsters et l’administration font mon profit.


Le lundi 24 mars 1941

11 octobre 2010

Dans la guerre (17)

Virginia Woolf, Monk’s House (dernière entrée du journal)

Elle avait < un visage > un nez pareil au duc de Wellington, des dents de cheval et des yeux exorbités et froids. Lorsque nous sommes arrivés, elle était perchée sur un trépied, son tricot à la main. Une broche en forme de flèche fermait son col. Et il ne s’était pas écoulé cinq minutes que, déjà, elle nous avait raconté que deux de ses fils avaient été tués à la guerre. Cela, pensait-on, était tout à son honneur. Elle donnait des leçons de couture. Tout dans la pièce était d’un brun rougeâtre et lustré. Assise là, j’ai bien tenté d’émettre quelques amabilités. Mais elles sombrèrent dans cette mer glacée qui nous séparait. Et puis plus rien.
Curieuse impression de bord de mer aujourd’hui. Cela me fait penser aux appartements le jour du grand défilé de Pâques. Chacun s’arc-boutant, luttant contre le vent, saisi, réduit au silence. Entièrement vidé de sa chair.
Quel coin venteux que celui-ci ! Et Nessa est à Brighton, tandis que, moi, j’essaie d’imaginer dans ma tête ce qui se passerait si on pouvait infuser des âmes.
L’histoire d’Octavia. Ne pourrais-je pas la synthétiser, d’une façon ou d’une autre ? La jeunesse anglaise en 1900.
Deux longues lettres de Shena et d’O. Je me sens incapable de m’attaquer à cela et, pourtant, cela m’a fait plaisir de les recevoir.
L. est en train de tailler les rhododendrons.

Victor Klemperer, Dresde


Je me suis si bien habitué à l’idée de la prison qu’elle ne me gêne plus pendant le travail et que je prends la chose presque avec humour. Il y a d’ailleurs encore un certain espoir. Je suis allé à la préfecture de police pour me renseigner. Information polie : on me conseille de faire une demande écrite. Elle est jointe ici. (Je l’ai envoyée écrite à la main pour ne pas attirer l’attention sur ma machine à écrire.)
Langue
: sur le formulaire de mandat d’arrêt, « La Préfecture de police » a été remplacé par « Le Préfet de Police ». De la même manière, « Contre vous (…) a été fixée la peine suivante… » se transforme en « Je fixe contre vous la peine suivante… ». Principe du Führer ! – Pourquoi sozialistische < sozial sans nuance péjorative, mais liberalistisch < liberal péjoratif ? (Memento le jeune lycéen qui m’avait dit très naïvement : « nous sommes liberalistisch. » Il ne connaissait plus du tout le mot liberal.) – Depuis quand : « charakterlisch » ? (forme abrégée comme Berichter ?)
A la préfecture de police, on m’a dit que j’aurais le droit de lire et d’écrire (avec un crayon).


Accélération (2): qu’est-ce que j’peux faire?

27 septembre 2010

Thomas Mann, La Montagne magique, p.120-121

Sur la nature de l’ennui, des conceptions erronées sont répandues. On croit en somme que la nouveauté et le caractère intéressant de son contenu font « passer le temps », c’est-à-dire : l’abrègent, tandis que la monotonie et le vide alourdiraient son cours. Mais ce n’est pas absolument exact. Le vide et la monotonie allongent sans doute parfois l’instant  ou l’heure et les rendent « ennuyeux », mais ils abrègent et accélèrent, jusqu’à presque les réduire à néant, les grandes et les plus grandes quantités de temps. Au contraire, un contenu riche et intéressant est sans doute capable d’abréger une heure, ou même une journée, mais, compté en grand, il prête au cours du temps de l’ampleur, du poids, de la solidité, de telle sorte que les années riches en événements passent beaucoup plus lentement que ces années pauvres, vides et légères que le vent balaye et qui s’envolent.

(Livre de Poche, traduction de Maurice Betz)

Hartmut Rosa, Accélération, p.175

Ce phénomène bien connu sous l’expression de « paradoxe du temps subjectif » s’explique aisément : les épisodes de vécu ressentis comme intéressants laissent des traces mémorielles plus fortes que les épisodes « ennuyeux », leur contenu mémoriel plus riche est donc interprété comme une extension du temps remémoré et inversement.

En revanche, un autre phénomène que je propose, à la suite des remarques d’A. Barth, de désigner comme « paradoxe de la télévision », est bien moins étudié. Il montre que le temps passé devant la télévision (par exemple, devant une série policière) présente, pendant que l’on regarde, toutes les caractéristiques du temps vécu bref (grande densité de stimuli, implication émotionnelle, élévation du pouls, de la pression sanguine lorsque l’assassin entre en scène ou que le buteur s’apprête à tirer un penalty, et sentiment du temps qui « fuit à tire-d’aile ») pour se transformer, dès que l’on a éteint le téléviseur, et à plus forte raison dans les remémorations, en expérience vécue du temps long : « il n’en reste plus rien », le temps du souvenir s’amenuise rapidement, ce qui explique pourquoi les sujets font état, une fois l’émission terminée, d’un sentiment de « grand vide » (…)

La télévision semble donc avoir tendance à produire, face aux modèles de l’expérience vécue du temps « traditionnelle », un modèle bref-bref inédit et paradoxal, même si ce n’est pas toujours le cas.

(La Découverte, traduction par Didier Renault)

De leur Zauberberg à la vue imprenable sur la matière temporelle, Hans Castorp et ses compagnons se livrent à diverses observations et expériences dans l’espoir de percer le mystère de la durée, cependant qu’au même moment, dans la vie réelle, des savants et artistes de toutes sortes (les frères James, Bergson, Einstein, Joyce, Proust, Delaunay, Duchamp, les futuristes, etc.) examinent eux aussi dans le plus grand détail ce qu’il en est du passé, de l’avenir, et surtout du présent, qui commence alors à prendre pas mal d’épaisseur.

Dans son étude sur le sujet et sur ces auteurs – The Culture of Time and Space (1880-1918)Stephen Kern relève même qu’au début des années 1880, après de longues études sur la question, un certain Wilhelm Wundt avait réussi à établir la durée exacte d’un « bloc de présent »

that interval of time that can be experienced as an uninterrupted whole

Résultat : 5 secondes.

Un ambitieux (ou sceptique) de ses étudiants refit par la suite l’expérience, et la science fit un nouveau bond en avant: 12 secondes, avant que l’esprit humain prenne conscience qu’il passe à « autre chose ». Mais quoi?

Bel élan de positivisme fin de siècle en tout cas, dont on sait maintenant qu’il a peu duré.

Le ciel s’est assombri en une trentaine d’années.

Quand Thomas Mann formule son paradoxe, l’Europe connait une de ses crises de conscience les plus aiguës, et le soleil se couche déjà sur le « monde d’hier ». Le projet de la Montagne magique est né peu avant 1914, le roman fut écrit pendant le premier conflit mondial, et publié quelques années après (1924). L’écrivain connaît la fin de l’histoire et se doute que tout n’est pas terminé : les malades du Berghof attendent la mort comme l’Europe attend la guerre. Pour la première fois depuis l’ère des révolutions, la flèche du temps semble pousser les masses non plus vers un avenir radieux, mais à la catastrophe.

Curieuses, les années d’apprentissage du jeune Castorp. C’est parce qu’il n’y a que le néant au bout que l’attente s’étire dangereusement, rythmée par les coups de thermomètre, la couverture en poil de chameau, les repas dans la grande salle, les morts, les discussions sans fin.

Revers rétrospectif de l’expérience : si l’ennui ne laisse aucune trace dans le souvenir, si, comme l’écrit encore Thomas Mann

lorsqu’un jour est pareil à tous, ils ne forment tous qu’un seul jour

et puisque

dans une uniformité parfaite, la vie la plus longue serait ressentie comme très brève, et serait passée en un tournemain

alors c’est le signe que le cours des choses s’accélère, et c’est dans cette monotone immobilité que le petit monde du sanatorium galope vers sa fin.

Entre l’ennui et la guerre les hommes ont choisi la guerre, et on connaît la suite. Virginia Woolf écrivait dans son journal, un soir de septembre 1939 : « je note que la violence est bien la chose la plus inintéressante ».

Les temps ont changé, et avec eux les paradoxes. Le modèle dit « bref-bref » correspond au passage à une modernité avancée où l’innovation s’emballe, met sans cesse à disposition de nouveaux outils, de nouveaux objets, et propose toujours plus de nouveaux « contenus » ; riche période où des changements sociaux de plus en plus rapides, et à grande échelle, provoquent des crises toujours plus inédites les unes que les autres. Pendant ce temps, les dernières minutes de notre quotidien pacifié sont vidées par la multiplication des  activités requérant un faible investissement intellectuel (input), mais procurant les satisfactions immédiates de plus en plus grandes (output).

Que vivons-nous, de plus en plus souvent (« même si, dit Harmut Rosa,

ce n’est pas toujours le cas »)?

Des moments intenses, en rafale; des instantanés déconnectés les uns des autres; des tranches de « vécu » décontextualisées, inaptes à former un terreau, donner sa  forme à une vie, s’inscrire dans ce que Walter Benjamin appelait une « expérience ». Et que le mot « expérience » soit aujourd’hui utilisé à tort et à travers dans des réclames de toutes sortes ne change rien à l’affaire, au contraire. Le vide est notre seul horizon.

Comme à son habitude, Thomas Bernhard avait résumé tout cela mieux que tout le monde

Nous avons le vertige et nous avons froid. Nous avons cru qu’étant des hommes, nous allions perdre l’équilibre, mais nous n’avons pas perdu l’équilibre; et nous avons fait ce que nous pouvions pour ne pas mourir de froid.

(Mes prix littéraires, Gallimard, p.139, traduction par Daniel Mirsky)

C’était en 1965, l’année de Pierrot le fou, au milieu d’un discours lapidaire – littéralement – prononcé devant les représentants de la « Ville hanséatique libre de Brême », qu’on imagine médusés.


Le jeudi 30 novembre 1939

22 avril 2010

Dans la guerre (7)

Simone de Beauvoir, Paris


Dur réveil – il est 9h. mais j’ai mal dormi, j’ai la gueule de bois, mal partout et la tête comme une forge. Mais je vais quand même au lycée, je veux me réserver de meilleures occasions de manquer. Je bois juste un quart de Vittel, et quand je commence mon cours, je crois que je vais m’évanouir, mais ça se tasse. A midi 1/2 Sorokine; on déjeune à la petite brasserie bleue, puis ensuite et à pied on monte à H. IV – elle m’a donné une petite lettre où elle me demandait mille choses -, je cause de tout avec elle, de sa paresse à travailler, etc. – elle demande tout le temps, mais elle y met de la grâce. Elle m’explique d’une façon charmante pourquoi elle m’estime et tient à moi. Cours sur les math. – achat de livres pour Sartre chez Gibert – en métro à la poste: une lettre de Sartre, deux de Bost , de dimanche et mardi qui me ravissent l’âme; il me dit à propos de Kos. qu’il sent toujours étranger, du moins pas complice devant elle, et ça m’apaise pour longtemps car ce qui me faisait vertigineux c’était l’idée d’une profonde et neuve complicité entre eux. J’écris mes lettres, puis je rentre chez moi pour la couturière; la femme lunaire essaie une robe très belle, mais sa poitrine est un désastre pire que je ne supposais. Je redescends écrire un tas de lettres (Bost, Sartre, Védrine, Poupette) et corrige jusqu’à 9 h. 1/2 des masses de copies. J’ai relu le début du Procès de Kafka ces jours-ci et je commence Fermé la nuit de Paul Morand.

A 9 h. 1/2 Kos. arrive, retour d’Atelier et avec Wanda on va manger un morceau au fond de la « Rotonde ». je suis bien terne, par fatigue noire, et elles me racontent des histoires qui ne m’amusent pas beaucoup. on rentre à 11h. et je lis un peu Morand au lit.

Virginia Woolf, Monk’s house


A ce point harassée, fatiguée, déprimée et contrariée, que je prends la liberté de venir exprimer ici ce que je ressens. R. est un ratage total; et quel mal m’a-t-il donné! Mais laissons cela. Ma tête n’en peut plus et il me faut résister à l’envie de tout déchirer, de tout biffer… et remplir mon esprit d’air, de lumière, de marche, et l’enfouir sous une nappe de brume. Les bottes en caoutchouc me sont d’un grand secours. Je peux aller patauger dans le marais. Et puis, non, je m’en vais écrire un petit mémoire.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin chez les SS. J’ai 59 ans aujourd’hui. Réunion du Conseil. A l’issue de la réunion on nous a apporté le journal Nowy Kurier Warszawski annonçant les brassards juifs, le marquage des boutiques juives ainsi que l’exécution des 53 du 9 de la rue Nalewki. Le port des brassards est obligatoire à partir de demain. Dans la soirée, convocation des SS pour le 2 décembre 1939 chez Fischer.


Le mercredi 6 septembre 1939

17 mars 2010

Dans la guerre (2)

Virginia Woolf, Monk’s House, Rodmell, Sussex

Notre première alerte aérienne ce matin à huit heures et demie. Un bourdonnement qui petit à petit s’est insinué dans la maison alors que j’étais encore au lit. Me suis habillée et suis sortie sur la terrasse avec L. Le ciel était dégagé. Toutes les maisons étaient fermées. Petit déjeuner. Fin de l’alerte. Dans l’intervalle, un raid sur Southwark. Rien aux informations.

Les Hepworth sont venus lundi. Une visite aux allures de traversée en mer. Conversation forcée. Ennui. Les choses ont perdu tout leur sens. Il est pratiquement inutile de lire les journaux. La BBC donne toutes les nouvelles la veille. Le vide. L’inefficacité. Autant que je consigne ceci. J’ai l’intention d’obliger mon cerveau à travailler de force sur Roger. Mais, grand Dieu, voilà bien la pire expérience qu’il m’ait été donnée de vivre. Je note que la violence est bien la chose la plus inintéressante. (…)

Ernst Jünger, Blankenburg (Centre de l’Allemagne)

Après une brève permission, me voici à Blankenburg où je suis un stage. Toutes les guerres commencent par des périodes d’instruction. A Kirchhorst, où j’arrivai tard, je trouvai la petite communauté dans sa caverne de lumière. Au jardin les fruits mûrissent déjà. La vigne aussi réussit de façon surprenante pour cette contrée nordique et marécageuse, grâce il est vrai à la réverbération d’un mur de briques qui conserve chaque rayon de soleil ainsi qu’un capitonnage.

L’état d’esprit du permissionnaire tient du Paradise lost, parce que les conditions dans lesquelles nous vivions habituellement nous sont maintenant accordées par exception. Après une absence prolongée, la figure de celui qui rentre prend une allure fantomatique, une allure de revenant. La vie aime à combler les vides. Depuis l’époque d’Agamemnon, c’est le sujet de la tragédie dont le souffle nous effleure pour peu que nous revoyions un jardin que nous avons quitté. Les fleurs, les fruits fleurissent et mûrissent désormais sans nous.

Paul Claudel, Grenoble

Grenoble pour voir le préfet qui me reçoit aimablement. Toute la correspondance postale ou télégraphique arrêtée.

Adam Czerniakow, Varsovie


Pas dormi de minuit à 5 heures du matin.


Le vendredi 1er septembre 1939

12 mars 2010

Dans la guerre (1)

Klaus Mann, Los Angeles


Depuis hier soir, quand j’ai acheté sur le boulevard d’Hollywood le journal avec « WAR! » écrit en lettres géantes, jusqu’à maintenant (après l’audition du discours de Chamberlain à Londres) – les douze dernières heures semblent presque un rêve… A 1 heure du matin, j’ai écouté le discours d’Hitler en direct de Berlin, qui fut encore plus plat, plus sordide et plus misérable qu’il ne fallait s’y attendre… the unsuccessful crook. This is his end… Angoisse, espoir. Tremblements. Tension extrême. Toujours accroché à la radio. Et souvent au bord des larmes.
Je me fais du soucis pour Erika et les parents – drossés en Suède…
Incertain également quant à mes propres projets…

Thomas Mann, Saltsjöbaden (près de Stockholm)


Bombardement de Varsovie et d’autres villes polonaises, entrée des troupes de Hitler en Pologne, bombardement de Dantzig, dont l’annexion est proclamée. Mobilisation totale des puissances occidentales. Chamberlain: « Si la manifestation de monsieur Hitler signifie que l’Allemagne déclare la guerre à la Pologne -. » Déclaration de Molotov, tout à fait éclairante. Hitler proclame l’abstention de l’Italie. – Après le petit déjeuner, un peu écrit, distrait, parce que je croyais avoir à parler à la maison municipale. Petit déjeuner là après une visite dirigée par le président de la municipalité. Pris et ramené par une auto municipale. Parmi les hôtes, Bert Brecht et sa femme. Cave de l’hôtel de ville, toasts intimes dans le sens d’une orientation favorable des événements. Pendant le trajet du retour, achat d’une radio grâce à laquelle K. et E. ont malheureusement entendu le « discours » de Hitler devant son Reichstag. Protestation d’un couple habitant la chambre d’au-dessus contre cette voix de barbare. – Notre départ d’ici pose des problèmes. L’interview d’hier est dans tous les journaux. Cité de manière imprudente la date de notre départ. – Très fatigué et irritable. – Lu des corrections.

Bertolt Brecht, Saltsjöbaden


8h45 du matin. L’Allemagne met en garde toutes les puissances neutres contre le survol du territoire polonais. Appel d’Hitler à la Wehrmacht. Dans l’intervalle, la marche mélancolique que les militaristes allemands donnent en prélude à leurs boucheries. Hier soir, un combattant anglais, officier naturellement, s’est adressé aux combattants allemands de la guerre mondiale. Conclusion: « … sinon, nous apprendrons aux maîtres de l’Allemagne à traiter honnêtement et honorablement les peuples voisins. Bonne nuit. » puis du jazz, côté allemand des marches.

(…)

Le soir même, à la radio anglaise, on aborde la question de savoir qui porte la responsabilité de la guerre. Les allemands peuvent encore entendre (avant que ne tombe le rideau de fer) que les « propositions étonnamment généreuses » n’ont jamais été transmises.

Puis de nouveau des marches militaires à la radio allemande, qui créent l’ambiance pour aider à mourir, et à la radio anglaise des consignes à la population, pour l’évacuation hors de Londres de 3 millions de personnes.

Grete hoche la tête à la pensée des « Berlinois » qui n’ont que de sacs de sable sur leur paliers pour éteindre les bombes incendiaires.

À midi lunch à l’hôtel de ville en l’honneur de Thomas Mann. (Ström, le lord mayor, Ljungdal, Edfelt, Matthis). Mann est contre l’assistance de l’URSS à Hitler. Erika Mann, sa fille, estime le pacte logique et compréhensible, mais refuse de croire qu’il sert la paix.

Ernst Jünger, Celle (près de Hanovre)


Le matin, au petit déjeuner, le garçon me demande d’un air entendu si je connaissais les nouvelles du jour. Elles annonçaient que nous étions entrés en Pologne. Dans le courant de la journée, tout en vaquant à mes affaires, je connus les autres dépêches, qui confirmaient que la guerre avait éclaté, également avec la France et l’Angleterre. Le soir, brèves informations, ordres, obscurcissement de la ville.
A 10 heures j’allai au pont du château, où j’avais un rendez-vous. La vieille ville landaise était plongée dans l’obscurité, et les hommes se mouvaient comme des êtres magiques avec un minimum de lumière. Le château s’élevait, arrosé d’un pâle reflet bleu, comme un palais ancien dans une ville de féerie. A la façon de danseurs immatériels, les cyclistes glissaient à travers l’obscurité. Et çà et là, une grosse carpe claquait dans le fossé qui longe le parc du château. Pareils à ces poissons, le plaisir nous projette parfois dans un élément étranger, plus léger.
Je passai devant un banc sur lequel étaient assises deux vieilles dames; l’une d’elles disait: « Il faut songer que, dans tout cela, il y a aussi un dessein de Dieu. »
Ensuite au café. On entre dans la lumière, la musique et le tintement des verres comme en des fêtes secrètes ou en des cavernes d’elfes. Puis on entend des voix à la radio qui annoncent des chutes de bombes et menacent les hommes.

Stefan Zweig, Bath


Les journaux du matin publient l’étonnante proposition des Allemands qui, à première vue, semble si mesurée et si raisonnable que l’on croit rêver. Mais à la relecture, on en découvre l’infamie: cette proposition n’a jamais été remise, ou transmise, aux Polonais – de plus, elle n’aurait pu être remise que si quelqu’un s’était rendu à Berlin -, un de ces mensonges perfides qu’ils ont tellement pratiqués que, espérons-le, ils ne tromperont plus personne, même les plus stupides. Je suis néanmoins optimiste et nous sommes allés voir un avocat pour discuter des possibilité de mariage, puis à l’état civil. Tout se passe apparemment sans accrocs, l’employé est d’une amabilité parfaite, on nous promet que la cérémonie aura lieu lundi – soudain, un commis passe en toute hâte et nous annonce que l’Allemagne vient, ce matin, de déclarer la guerre à la Pologne. Nous avons une occasion unique d’admirer le flegme britannique: comme si de rien n’était, l’employé continue de nous expliquer ce qu’il va faire pour nous, et tandis qu’en Autriche on se serait bousculé et qu’on aurait vociféré, chacun ici garde son sang-froid et sa maîtrise de soi. En ville, rien n’a changé. (…)

Virginia Woolf, Monk’s House (Rodmell, East Sussex)


La guerre fond sur nous ce matin. Hitler s’est emparé de Dantzig; a attaqué – ou est en train de le faire – la Pologne. Le Parlement se réunit à six heures. Cela, après une journée passée à Londres, engloutit doutes et espoirs. On nous a lu hier soir à la radio les conditions imposées à la Pologne. A ce moment-là subsistait encore un maigre espoir. A présent, à treize heures, je vais rentrer dans la maison écouter ce qui sera, sans doute, la déclaration de guerre.
Journée morne et chaude. J’ignore pourquoi j’écris ces mots, ce que je ressens ou ressentirai. Des enfants vont probablement arriver à deux heures. J’ai dit à Mabel de venir. Tout est suspendu au-dessus de nos têtes. Et puis nous avons acheté un coq de bruyère à Wimbledon pour le déjeuner avec John. L. met des sacs dans les arbres fruitiers; un ouvrier nous installe des colonnes; et partout règne un silence total. Il est une heure moins cinq.

Paul Claudel, Culoz (Ain)

Le matin la radio du boulanger hurle les proposition de Hitler. Puis brusquement c’est l’attaque de la Pologne, la guerre! En France mobilisation générale le 2 septembre.

Raymond Queneau, Lanenville-sur-Meuse


Bonne nuit, seul dans ma chambrée, les autres partis coucher dans des lits. Ce matin départ pour Lanenville-sur-Meuse, tout près de Stenay. Hier soir j’avais joué au ping-pong dans un café de Stenay. Bonne soirée. Maintenant notre affectation est: 6ème Compagnie, Dépôt d’infanterie 24, Secteur postal 54. petit village plein de soldats de toutes sortes – du moins tous du 155è. A la soupe de midi, on apprend l’annonce de la mobilisation générale et l’entrée des troupes allemandes en Pologne. Il y a encore des optimistes, des qui croient que cela va s’arranger. D’autres disent, puisque ça devait finir par arriver que ça arrive maintenant. En général, les types n’ont pas l’air trop ému. Ils n’ont pas l’air d’y croire.
On nous a logé dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires; on a un lieutenant, des sergents, des corvées.


Alain Cavalier: la rencontre

25 janvier 2010

« Master class », l’expression fait un peu pompeux pour Alain Cavalier. En fait il s’agit d’une rencontre, jeudi soir prochain au Forum des images. Je la signale, d’abord parce qu’Alain Cavalier est à mes yeux l’un des plus grands artistes vivants, ensuite parce que c’est un bonheur de l’entendre parler, et enfin parce qu’il a l’air de bien aimer ce genre de réunion au cours desquelles il lui arrive, avec sa petite caméra, de filmer son public (pour le coup, le Forum des images ne le filmera pas, lui).

Rien à voir: je signale aussi la solution de mon énigme qui a fait flop flop, ploc ploc comme une petite pluie londonienne un week-end de janvier:

L’extrait 1: c’était, c’était… Virginia Woolf, Les Années (1937), chaque chapitre s’ouvre sur une saison, un état de l’atmosphère et du monde, avant de plonger dans la tête des personnages et de voir à nouveau les choses, mais autrement. J’y retrouve un peu des premières lignes de l’Homme sans qualité (1931-1933), mon début de roman favori:

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. » (traduction Philippe Jaccottet)

etc. je garde la suite pour une autre fois.

L’extrait 2: Hédi Kaddour, Savoir-vivre: comme une cellule de Waltenberg que l’auteur aurait ponctionnée et cultivée. J’en reparlerai aussi, très vite.

(Images: Photogramme tiré d’Irène; Abbas Kiarostami, Pluie et vent)


Londres qui brûle, Londres qui broie

22 janvier 2010

Une énigme sur Londres, la capitale prédatrice:

Extrait 1:

« 1907

L’été régnait en plein, avec ses nuits brûlantes. Le clair de lune frappait l’eau, la rendait blanche, insondable, qu’elle fût profonde ou non. mais il revêtait les objets solides d’un enduit brillant, d’une couche argentée, si bien que les feuilles elles-mêmes, sur les routes et campagne, semblaient vernies. Tout le long de ces routes silencieuses qui conduisent à Londres, des charrettes avançaient laborieusement, rênes de fer rigides dans des mains de fer, car légumes, fruits et fleurs voyagent lentement. Très haut, dans des mannes rondes, choux, cerises et œillets s’entassent. On croirait voir des caravanes chargées des biens d’une tribu qui émigre à la recherche de l’eau, forcée par ses ennemis à trouver de nouveaux pâturages. Les charrettes avancent laborieusement le long de cette route-ci, de cette route-là, se maintenant très près du bord. Les chevaux, fussent-ils aveugles, auraient pu du moins entendre le lointain bourdonnement de Londres, et les conducteurs, à moitié endormis, aperçoivent cependant, malgré leurs yeux mi-clos, la gaze de feu d’une cité qui brûle éternellement. A l’aube, dans Covent Garden, les fardeaux sont déposés; tables, tréteaux et pavés, encombrés de choux, de cerises et d’œillets, semblent ornés de volants tombés de quelque céleste blanchisserie ».

Extrait 2:

« Elle avait peur, mais elle aimait ce rythme, entre les voitures, les camions, les charrettes, l’asphalte, les pavés, la terre parfois, les obstacles et la folie des embarras, Londres était, malgré la crise, en plein mouvement, on la sentait s’étirer jour après jour, on avait la sensation de participer à ce progrès de la ville, à cette façon qu’elle avait de se jeter sur d’énormes morceaux de campagnes à sa périphérie, ou, dans certains quartiers, sur ses derniers terrains vagues, qu’elle engloutissait à coups de pelle mécanique, toute une végétation têtue de pissenlits et de chardons qui avait pourtant résisté pendant des siècles. La ville n’hésitait pas non plus à s’éventrer, à creuser son sol à des profondeurs inouïes, pour d’immenses chantiers d’immeubles sans pitié, elle creusait même sous l’eau, faisait travailler des hommes dans des caissons d’air comprimé pour lancer des ponts, elle lançait aussi des rails, et faisait passer de douze à vingt miles à l’heure la vitesse de tous les véhicules automobiles, les bus eux-mêmes passaient de quinze à cinquante passagers, et l’on rencontrait des femmes policiers qui réglaient la circulation, elle pourrait peut-être devenir une femme policier, une de celles qu’elle voyait maîtriser d’un lever de main les bus qui faisaient la course entre compagnies rivales pour se piquer les passagers, et sur la Tamise les pompiers inauguraient leurs nouveaux bateaux-pompes deux fois plus gros, deux fois plus puissants, et la ville restait la plus grande du monde, devant New York, c’était là qu’il fallait être, même si les journaux vous disaient qu’elle comptait des centaines de milliers de chômeurs, la ville accumulait les foules et G. marchait dans la ville, de foule en foule, sans appartenir à aucune. »

Du début du siècle aux années 30, la ville s’élève, creuse et s’étale, indifférente à la conjoncture, inhumaine et désirable. En 1939 Londres atteint le point culminant de sa domination, agglomérant 8,5 millions d’habitants, soit quasiment un cinquième de l’entière population britannique. Elle est aussi devenue un topos littéraire.

Les deux images méritent une petite explication. Je les ai trouvées dans Londres, l’indispensable et pesante « biographie » de Peter Ackroyd.

La photographie: « Monsieur Anti-Proteines » (cliché Sean Hickin) qu’Ackroyd légende ainsi : « Stanley Green (1915-1993) arpenta Oxford Street pendant des lustres afin de défendre son credo: « Moins de protéines, moins de passions ». Ignoré par la foule des passants, il devint un symbole poignant de la faculté qu’a la métropole d’ignorer, d’oublier et de broyer ».

Le tableau: Charles Ginner, Piccadilly Circus, 1912, Tate Modern. Commentaire : « Les marchandes de fleurs disparaitrons lors de la Première Guerre mondiale mais la ligne de bus Highbury-Battersea existe toujours ».

Je laisse les plus perspicaces deviner où je suis allé chercher les deux extraits.

Indices: l’un des deux est très récent, l’autre plus contemporain de ces scènes urbaines. Un hommage? Peut-être, quand on sait l’admiration que l’un des auteurs porte à l’autre.