Le jeudi 11 novembre 1943

11 novembre 2013

Dans la guerre (34)

Bertolt Brecht, Los Angeles

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Steff collectionne de vieux disques avec des morceaux de jazz jadis célèbres. Il y eut là un commencement de musique populaire, elle atteignit quelques sommets et se déprava, le tout très vite. Dans ce genre de domaine, rien ni personne n’arrive à quoi que ce soit. Après leur premier opuscule, les écrivains sont attirés à Hollywood et pressés comme des citrons en un tournemain. Ils n’écrivent pour personne. Tous boivent. Voir dans ce milieu Döblin et Heinrich Mann est éprouvant. Ils ne réussissent tout simplement pas. H. M. n’a pas l’argent pour appeler un médecin, et son cœur est usé. Son frère, avec la maison qu’il s’est fait bâtir et 4 ou 5 autos, le laisse littéralement crever de faim. Nelly, 45 ans seulement, vulgaire et d’une joliesse grossière, a travaillé dans une blanchisserie, elle boit. Tous deux sont installés dans une très petite villa d’Hollywood, étouffante, sans jardin, avec de pauvres meubles et les rares livres de Mann sauvés du naufrage. Et, parlant un jour du retour, il dit encore : « est-ce qu’on pourra emmener ses affaires, est-ce que cela ne reviendra pas trop cher ? À mon âge, je ne voudrais pas repartir encore une fois de rien. Plutôt rester ici. » Mais maintenant, évidemment, il sait qu’il ne peut rester ici s’il ne veut pas mourir de faim. « Si je vois encore un quelconque Ebert saluer l’armée invaincue devant la Porte de Brandenbourg, je vide tout un revolver, il n’a pas besoin d’être chargé. »

Jean Giono, Manosque

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Cette nuit, de nouveau alerte. La sirène sonne à 2 heures et demie. Je vais rassurer ma mère qui dormait d’ailleurs et n’avait pas entendu. Au surplus ce que je prenais pour le commencement de l’alerte était la fin. Je n’avais pas entendu le premier avertissement (vers 1 heure, je crois). Ce matin à 9 heures gros passage d’avions très haut.

La légende. Cette fois c’est Le Petit Marseillais qui annonce que j’ai touché 4 million ! Il en profite pour faire un parallèle avec Verlaine qui, dit-il, lui est mort dans la misère.

Commencé le texte sur Virgile. Je relis la Correspondance de Stendhal par le commencement, quand il avait 17 ans et qu’il écrivait à sa sœur Pauline.

À midi moins le quart, de nouveau alerte. J’étais en ville. Tout le monde court. Les agents sifflent et font rentrer les gens, arrêtent les autos, vident les cafés. Je fais un tour pour tâcher de rencontrer Aline qui doit rentrer de l’école à cette heure-ci. Quand je passe sur le boulevard de la Plaine, c’est déjà désert et c’est tout juste si devant le commissariat on ne m’enjoint pas se circuler. J’arrive ici et c’est le plus beau temps du monde, allègre et tiède, grand soleil, le calme, les feuillages d’or, le ciel bleu. Plus de bruit, tout le monde s’est terré. Sonne midi dans une splendeur de Paradis terrestre.

(…)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

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Le rêve se constituerait-il des magasins d’accessoires, qu’il utiliserait selon ses besoins ? D’un rêve, dont le motif était la réapparition du maire en fuite, je retiens seulement ceci : le maire est d’abord coiffé d’une casquette quelconque. Il la remplace par une petite calotte blanche, que je le prie d’ôter, car cette tâche blanche éclate, visible de partout, attire l’attention. Enfin, dans un dernier épisode il est coiffé d’une casquette noire, de forme peu courante, soutachée, dont les bords et la visière sont couverts d’ornements noir sur noir. Cette casquette, pendant le rêve, ne provoque en moi aucun étonnement. Mais, après le réveil, je l’identifie. C’est la casquette que portait il y a huit jours, dans le car de Tournus à Louhans, un grand voyou de roulottier, de « camp volant », terriblement élégant.

Sur le quai de la gare, deux officiers passent et repassent, relèvent le plan d’on ne sait quoi. Ils semblent gonflés au saindoux. Et ils font les importants, par pour nous qu’ils ne voient pas. Et sur le quai, il n’y a personne. Ils font les importants, pour eux-mêmes. Ils tapent du talon de botte et dressent la tête. Il y a contradiction entre ces visages au saindoux et cette tension musculaire. Mais c’est ainsi.

Cesare Pavese, Turin

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Raconter les choses incroyables comme si elles étaient réelles – système antique ; raconter les choses réelles comme si elles étaient incroyables – moderne.


Le mardi 20 octobre 1942

21 juin 2011

Dans la guerre (29)

Bertolt Brecht, Los Angeles

Ce que je fais volontiers, c’est l’arrosage du jardin. Étrange comme la conscience politique influe sur toutes ces opérations quotidiennes. D’où vient autrement la crainte qu’un morceau de gazon puisse être oublié, que la petite plante là-bas puisse ne rien recevoir ou recevoir moins, que le vieil arbre là-bas puisse être négligé tant il a  l’air robuste. Et mauvaise herbe ou pas, ce qui est verdure a besoin d’eau, et on découvre tant de verdure en terre à partir du moment où on se met à arroser.

Klaus Mann, New York

Mon agent me fait savoir que mes honoraires pour la conférence d’hier me seront adressés aussitôt que les dames de New Haven les auront envoyés: c’est probablement l’histoire de quelques jours seulement…

Mon nouvel ami au Chicago Sun, Mr. Spectorsky, est enthousiasmé par mes critiques de Virginia Woolf et de Maurois; mais ils ne paient qu’à la parution: c’est une question de quelques semaines seulement.

Tomski a le sentiment que la moindre demande d’argent de ma part pourrait détruire notre amitié. Christopher commence lui-même à manquer d’argent. La maison d’édition L.B. Fisher doit rester fidèle à sa politique financière extrêmement prudente – et je ne sais ni comment survivre à aujourd’hui, ni comment exister demain.

Ernst Jünger, Suresnes

Violentes crises pendant la nuit: la frousse. S’y ajoutent les ruminations: de Charlemagne à Charles Quint, de la Réforme aux troubles qui ont suivi la Première Guerre mondiale.

Pêchant au bord de la mer, je prenais une grande tortue qui, après que je l’eus tirée à terre, m’échappa et s’enfonça dans le sol. En la poursuivant, non seulement je me blessai avec l’hameçon, mais une sorte de répugnante vermine marine jaillit de la bête et grouilla sur moi avec ses innombrables pattes. C’était la première fois qu’une tortue m’apparaissait en rêve, et ce fut d’une façon très significative.

A midi, on me laissa sortir, et l’on nota dans mon livret individuel: « Catarrhe anacide de l’estomac. » La Doctoresse, qui semblait avoir redouté quelque chose de plus grave, se réjouit de ce diagnostic, et elle s’entretint une fois encore avec le médecin-chef dont elle avait fait la connaissance à la clinique Bergmann. Puis Rehm vint me chercher. J’allai avec lui en voiture au Majestic pour y faire mes préparatifs de départ.


Le mercredi 25 février 1942

25 février 2011

Dans la guerre (25)

Michel Leiris, Paris


D’après ce qu’ont su les familles, c’est avant-hier qu’a eu lieu l’exécution, vers 15 heures, ou 18 heures (dans ce dernier cas, juste au moment où commençait Don Juan). Les condamnés ont été emmenés en car automobile de la prison de Fresnes au Mont-Valérien. On leur a fait traverser Paris et le trajet a duré environ une heure. Il y avait là un aumônier. Pendant toute la route, ils ont chanté, parlé entre eux gaiement des divers coins de Paris qu’ils reconnaissaient. Ils ont aussi refusé de se laisser bander les yeux.

Je devrais être épouvanté de consigner cela sur ce cahier, comme quelque chose d’aussi abstrait…

Par ailleurs, nous avons su que D[eborah] L[ifchitz], arrêtée par la police française samedi 21 au matin, allait être envoyée pour six mois à la caserne des Tourelles.

Victor Klemperer, Dresde


Debout dans la nuit noire, une heure trop tôt, avant cinq heures. Si je me recouche, je vais me réveiller trop tard et être obligé de partir sans me laver ni prendre mon petit déjeuner comme dernièrement. Parfois, quand je me lève trop tôt, je fais la lecture à Eva – aujourd’hui, elle dormait encore. Ainsi donc un instant de gagné pour le journal. (L’après-midi, toujours autant à faire dans la maison, et il faut tellement de temps pour manger à sa faim.)

Ça me fait du bien d’être avec des gens tous plus âgés que moi. La plupart sont plus gauches, plus faibles, plus souffrants que moi, ils sont tous proches de la mort, et tous vivent, comme si cela allait de soi, dans un monde dénué d’esprit. Ils vont tous se coucher à neuf heures, et ils profitent moins que moi de la journée. Mais: lequel d’entre eux a encore une tâche qu’il aimerait mener à son terme? – Dans le fond, pas de différence entre jeunes et vieux. Quand les vieux sont entre eux ils n’ont pas besoin de faire preuve de dignité, leurs conversations sont remplies à 90% par des blagues sexuelles. Le reste étant occupé à manger et à boire – aujourd’hui comme pendant la guerre précédente. – La conversation sérieuse tourne évidemment autour de cette question: combien de temps encore? Hier, Aufrichtig avait le torse bien bombé. « Mon frère de Berlin – il a tellement de relations avec des officiers aryens et des hommes de troupe… L’armée est en grande partie démoralisée. – En plus, difficultés de ravitaillement croissantes. En avril, c’est la catastrophe… environ la moitié de la récolte de pommes de terre est détruite. »

Bertolt Brecht, Los Angeles


Le Congrès a résolu de s’attribuer une pension, un mouvement a été lancé pour collecter les dons en faveur du Congrès menacé de famine

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. 0°C. A midi – à l’hôpital rue Stawki. Le prof. Hirszfeld a fait un exposé sur le sang et les races. Ensuite, le Dr Stein a présenté l’autopsie d’une femme de 30 ans, morte de privations – mère de 5 enfants (et, de plus, 5 fausses couches).

J’ai reçu à la Communauté la visite de Gancwajch avec des demandes de nature personnelle. Personnage ignoble, méprisable.

Inventivité juive dans le ghetto: préservatifs faits avec des tétines pour bébés, des lampes à carbure [à acétylène] faites à partir de boîtes métalliques de cigarettes « Mewa » [« Mouette »]


Le lundi 29 décembre 1941

8 février 2011

Dans la guerre (23)

Bertolt Brecht, Los Angeles

Kortner m’appelle au téléphone. Quelqu’un lui a dit qu’Hitler était un second Napoléon. Il s’est fâché, a réfléchi, et découvert qui était Hitler : un second Mussolini.

 

Adam Czerniakow, Varsovie

Le matin, la Communauté. Auerswald est venu ainsi que Jesuiter, avec de sévères reproches car le rapport concernant la collecte n’a pas été déposé aujourd’hui à 9 heures. On leur a expliqué qu’il avait été impossible de compter les immenses monceaux qui pourraient remplir quelque 6 grands wagons. Ils ont exigé que le décompte soit établi pour 15 heures (la discussion a eu lieu à midi). Tous les départements ont été mis à contribution, se consacrant à compter les fourrures. A 15 heures on a indiqué que le 28 décembre, avant 18 heures, il a été rassemblé 690 manteaux de fourrure pour hommes, 2541 pour femmes ; doublures de pelisses pour hommes : 4441, pour femmes : 4020 ; 222 renards argentés, 258 renards bleus, 872 renards roux, 5118 manchons, 39 556 cols, 7205 peaux, 2201 moutons retournés. Il a été délivré 25 569 récépissés.

Wiesenberg et Popower ont été convoqués chez Rodeck au palais Brühl pour 15 heures. Le poste de garde a arrêté Wiesenberg, car il portait deux vestons (à la place du manteau de fourrure confisqué). On a eu du mal à le faire libérer.

Il n’a pas réussi à entrer au palais.

 

Enterrements

1941 1940 1938
Octobre 4716 457 379
Novembre 4801 445 413
Décembre 581 437

 

Cas de typhus

1941 1940
Octobre 3438 16
Novembre 2456 23
Décembre 17

 

 

 

 

 

 


Le vendredi 28 mars 1941

15 octobre 2010

Dans la guerre (18)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

M. Matsuoka chez M. Hitler… Coup d’Etat en Yougoslavie… Keren a capitulé… Et en France ? En France, « le buste du maréchal remplacera celui de Marianne dans les mairies, les écoles, les tribunaux ».

Jean Guéhenno, Paris


Dans ce grand silence de l’Europe, quelque chose d’extraordinaire s’est passé hier soir. Dans la prison a retenti un cri d’espoir, tout de suite étouffé, mais tout le monde l’a entendu. Les gens dans la rue n’osaient pas se regarder, craignaient qu’on vît leur joie. Mais chacun murmurait à ceux dont il était sûr, les amis se téléphonaient à travers Paris : « Vous savez la nouvelle !… »
La nouvelle, c’est que deux jours après la signature par la Yougoslavie du pacte tripartite, une révolution populaire bannit les hommes d’Etat qui l’ont signé, chasse le régent, proclame un nouveau gouvernement. Et sans doute il faut attendre pour juger exactement l’événement. Mais, à tort ou à raison, tous les prisonniers d’Europe hier soir ont espéré. Il semblait que ce jeune roi de dix-sept ans qu’un peuple pousse au-devant de lui avait rompu le cercle de la peur. Est-ce le commencement ?
J’ai pris la radio serbe à sept heures. Elle diffusait une manifestation qui avait lieu à Belgrade. Comme je regrettais de ne pas comprendre. Mais j’entendais l’histoire se faire. C’était une sorte de délire, des chants mêlés à des cris : Pe-tar-Dru-gy… J’ai discerné quelques mots encore, Hitler, Albania, et parfois, dans les accalmies, le bruit ridicule de trompes d’automobiles dans les rues embouteillées. Cela a duré deux heures.
Ce matin les journaux sont aussi vides que d’ordinaire, et nous recommençons d’attendre.

Paul Claudel, Lyon

Voyage à Lyon. Conférence à la Salle Molière sur Fr. Jammes avec un grand succès bien qu’enroué. Déjeuné avec Massigli et Pierre Brisson. En rentrant à ma chambre de l’Hotel Terminus je me trouve face à face aec Marion et Pierre ! Le lendemain déjeuné chez Henri Rambaud. Quintette d’un nommé Charvériat sur mon poème à Jacques Rivière. Le soir Francis que j’envoie à Vichy (Elle obtient ce qu’elle voulait). Retour à Brangues avec Gérard André. Le 30 retour de Gigette et arrivée de Pierre. Mauvais temps. Le Dr Carrel pour la collaboration. (Donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure !)

Le Diable lèche ses victimes avant de les dévorer.

Roger Martin du Gard

Ai-je jamais noté ce rêve qui aura, quarante ans de suite, poursuivi mon sommeil ? Toujours le même, avec de légères variantes : j’ai, dans quelques jours, un examen éliminatoire à passer à l’Ecole des chartes, et je me sais absolument incapable d’y réussir ; je n’ai pas suivi les cours, je n’ai pas ouvert mes livres, j’ignore tout d’un ensemble difficile de matières ardues… Quelle que soit ma tardive bonne volonté, il est littéralement impossible que je rattrape le semestre que j’ai gaspillé à faire autre chose que mes études, à lire, à écrire, à vadrouiller dans Paris, à voir des amis… L’échéance approche, je vais être refusé, chassé de l’Ecole, et je n’aperçois aucun moyen d’échapper à cette catastrophe !… Je me réveille, oppressé, angoissé… Et c’est une joie délirante, en reprenant conscience, de constater que c’était un cauchemar, que je suis un homme fait, délivré à jamais des examens scolaires !
Il n’y a pas d’année où je n’aie pas fait ce rêve de panique depuis quarante ans. Je l’ai fait cette nuit. C’est particulièrement à l’approche du printemps que ce cauchemar hante mes nuits. Comme si l’arrivée de la belle saison était pour moi indissolublement lié à cette épouvante de l’examen à subir. J’ai réellement subi cette épouvante annuelle entre ma dix-septième et ma vingt-cinquième année : elle a terriblement empoisonné chaque printemps de mon adolescence, et a laissé dans mon subconscient une empreinte indélébile !

Bertolt Brecht, Helsinki

Au milieu de tout le remue-ménage pour les visas et les possibilités de voyage, je travaille obstinément à la nouvelle histoire de gangster. Ne manque plus que la dernière scène. L’effet de la double distanciation – milieu de gangster et grand style – est difficile à prévoir. Egalement celui de l’exposition de formes classiques comme la scène dans le jardin de Marthe Schwertlein et la scène de demande en mariage du roi Richard III.

Les connaissances de Steff sur les collusions entre le monde des gangsters et l’administration font mon profit.


Le lundi 1er janvier 1940

10 Mai 2010

Dans la guerre (9)

Paul Claudel


L’an quarante, la quatrième dizaine ! il fait froid ! déjeuner de famille. Visite de Chouchette.

Klaus Mann, New York


Nouvelle année, nouvelle aventure, nouvelle étape, nouvelles promesses, nouvelles jérémiades et nouveau pas vers la mort – que j’attends avec joie. Je me sens en effet plus libre, plus détaché, plus triste et plus prêt que jamais. On peut devenir toujours plus sceptique et toujours plus pieux en même temps ; toujours plus désespéré et toujours plus confiant. Ma peur et mon espoir diminuent… Une seule chose serait difficilement supportable, ce serait de savoir que tout cela risque de durer bien trop longtemps… (Mais ce n’est pas probable.) – Toute aigreur est adoucie par la belle perspective de la fin…

… je suis revenu de Princeton en voiture à cause de mes nombreux bagages. J’ai une nouvelle chambre, un petit appartement. Ce n’est pas mal du tout. Je donne vie à ma solitude en fixant des photographies aux murs et en écoutant de la musique à la radio et au phonographe.

Thomas Mann, Princeton


Me suis levé, comme j’en ai maintenant l’habitude, entre 8h et 8h30. Froid vif. Promenade dans l’allée avec le caniche. Petit déjeuner avec K.. Ensuite, ai écrit les premières lignes de la curiosité indienne et ai pris des notes judicieuses. – Brève promenade avec K. (…) – Dans le Times, remarquable article d’E.W. Meyer sur les perspectives et les buts de guerre. – Après le thé, ai apporté des corrections au Texte politique et ai par ailleurs travaillé à prendre des notes. Au dîner, sans serviteurs, les Kahler. Ensuite, à la bibliothèque, feu dans la cheminée. Avons parlé de Stifter. Avons parlé d’une certaine littérature de province aigrie en Allemagne. Le « signifiant » dans la littérature, venant de l’inconscient et du savoir artistique. – Froid terrible.

Simone de Beauvoir, Megève


Le résultat de cette belle journée et de cette longue veillée c’est que je suis assez crevée le lendemain. J’écris à S. en prenant mon petit déjeuner. Puis ski : Mt d’Arbois, le Tour, Rochebrune. Pas très bien. Je fais à peu près ce que je veux maintenant mais je ne sais pas vouloir comme dirait Gandillac. Et puis fatigue. Qu’est-ce que la fatigue ? Ce n’est pas une conscience du corps fatigué, c’est la manière même de prendre conscience et de se conduire. Mais ça pose encore le problème du rapport conscience-corps – on n’est pas fatigué physiquement, c’est faiblesse du cœur toujours, ainsi qu’un état du corps conditionné. Je suis méditative et molle. Regret de Sartre, et tout ça me fait vain sans lui. (…)

Bertolt Brecht


Il faut toujours considérer que le mouvement ouvrier est partie intégrante du capitalisme, déclarait hier A(ugust) Enderle avec son accent souabe. L’URSS est encore loin d’avoir atteint le niveau des forces productives à partir duquel direction par ex. ne signifie plus domination. L’industrialisation de l’agriculture est encore loin d’avoir atteint le niveau à partir duquel la paysannerie fusionne avec les travailleurs de l’industrie. Donc il existe encore des luttes de classe, qui engendrent un appareil d’Etat. La politique extérieure de l’URSS est certainement la politique extérieure d’un Etat où s’édifient des éléments de socialisme, ce n’est pas pour autant une politique extérieure socialiste. (…) Le pacte de Staline avec Hitler, dont il aura peut-être besoin militairement demain, affaiblit Hitler face à sa bourgeoisie, il affaiblit donc la puissance militaire du partenaire, car il ne renforce pas simultanément la position du prolétariat allemand face à sa bourgeoisie. Il y a là de graves fautes politiques, qu’on ne peut s’expliquer qu’à partir de la situation interne de la Russie.

Cesare Pavese, Turin


Pas fait grand-chose. Trois œuvres : Les deux saisons, Par chez nous et le Charretier.

Les deux récits sont une chose du passé : ils valent peut-être en ce que je me suis passé une envie et ai prouvé que je sais vouloir un style et le soutenir, et voilà tout. Le petit poème est peu de chose, mais il promet peut-être pour l’avenir. Je termine en espérant y revenir maintenant, rajeuni par beaucoup d’analyse et par la purgation de mes humeurs narratives.

Quant à mes pensées, je ne les ai plus beaucoup développées dans ces pages mais, en compensation, j’en ai recueilli diverses, mûres et riches et, plus que tout, je me suis entrainé à y vivre avec agilité. Je clos l’année 39 dans un état d’aspiration désormais sûr de soi, et de tension  semblable à celle du chat qui attend sa proie. J’ai intellectuellement l’agilité et la force contenue du chat.

Je n’ai plus déliré. J’ai vécu pour créer : cela est acquis. En compensation, j’ai beaucoup redouté la mort et senti l’horreur de mon corps qui peut me trahir. C’a été la première année de ma vie empreinte de dignité, parce que j’ai appliqué un programme.

Mihail Sebastian


A Radio-Zurich, un long divertissement pour orchestre de Mozart. Voyons-y un bon signe en ce début d’année.

Je travaille depuis sept heures du soir, il est maintenant minuit, et je n’ai réussi à écrire qu’une seule page. J’en suis toujours au chapitre XVIII, dont j’ai écrit six pages jusqu’ici. Il est vrai que le régiment m’empêche de travailler, mais il n’est pas moins vrai que, lorsque j’ai un jour libre et que m’assieds enfin à mon bureau, je n’ai pas la ténacité voulue pour rester penché sur le manuscrit, attentivement, sans rêvasser, sans digressions, sans ces pauses que je m’accorde trop facilement. Le plus ridicule, c’est que j’en suis réellement à la phase finale du livre et que trois ou quatre jours de travail sérieux me suffiraient pour conclure.

Mais, demain matin, je serai de nouveau au régiment.

Ernst Jünger, Kirchhorst


En permission à Kirchhorst. La mansarde porte déjà les marques de l’inhabité ; comme le génie du logis a tôt fait d’émigrer ! Hier, le soir de la Saint-Sylvestre, Martin von Katte nous a rendu visite. Il nous a raconté certains détails de la campagne de Pologne qui, en d’autres temps, m’auraient captivé, mais notre capacité d’enregistrement est limitée. En outre, de tout temps, les événements d’outre-Vistule, lorsque je les lisais ou qu’on m’en parlait, m’ont semblé de moindre importance historique, comme s’ils se déroulaient en des pays brumeux où les contours s’effacent. Par exemple, je n’ai jamais pu me représenter le palais d’Attila, à part son aspect chaotique.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. A 13 heures réception chez Koniawa. Souvenirs de Dresde. Une délégation de réfugiés de Kalisz.


Le vendredi 1er septembre 1939

12 mars 2010

Dans la guerre (1)

Klaus Mann, Los Angeles


Depuis hier soir, quand j’ai acheté sur le boulevard d’Hollywood le journal avec « WAR! » écrit en lettres géantes, jusqu’à maintenant (après l’audition du discours de Chamberlain à Londres) – les douze dernières heures semblent presque un rêve… A 1 heure du matin, j’ai écouté le discours d’Hitler en direct de Berlin, qui fut encore plus plat, plus sordide et plus misérable qu’il ne fallait s’y attendre… the unsuccessful crook. This is his end… Angoisse, espoir. Tremblements. Tension extrême. Toujours accroché à la radio. Et souvent au bord des larmes.
Je me fais du soucis pour Erika et les parents – drossés en Suède…
Incertain également quant à mes propres projets…

Thomas Mann, Saltsjöbaden (près de Stockholm)


Bombardement de Varsovie et d’autres villes polonaises, entrée des troupes de Hitler en Pologne, bombardement de Dantzig, dont l’annexion est proclamée. Mobilisation totale des puissances occidentales. Chamberlain: « Si la manifestation de monsieur Hitler signifie que l’Allemagne déclare la guerre à la Pologne -. » Déclaration de Molotov, tout à fait éclairante. Hitler proclame l’abstention de l’Italie. – Après le petit déjeuner, un peu écrit, distrait, parce que je croyais avoir à parler à la maison municipale. Petit déjeuner là après une visite dirigée par le président de la municipalité. Pris et ramené par une auto municipale. Parmi les hôtes, Bert Brecht et sa femme. Cave de l’hôtel de ville, toasts intimes dans le sens d’une orientation favorable des événements. Pendant le trajet du retour, achat d’une radio grâce à laquelle K. et E. ont malheureusement entendu le « discours » de Hitler devant son Reichstag. Protestation d’un couple habitant la chambre d’au-dessus contre cette voix de barbare. – Notre départ d’ici pose des problèmes. L’interview d’hier est dans tous les journaux. Cité de manière imprudente la date de notre départ. – Très fatigué et irritable. – Lu des corrections.

Bertolt Brecht, Saltsjöbaden


8h45 du matin. L’Allemagne met en garde toutes les puissances neutres contre le survol du territoire polonais. Appel d’Hitler à la Wehrmacht. Dans l’intervalle, la marche mélancolique que les militaristes allemands donnent en prélude à leurs boucheries. Hier soir, un combattant anglais, officier naturellement, s’est adressé aux combattants allemands de la guerre mondiale. Conclusion: « … sinon, nous apprendrons aux maîtres de l’Allemagne à traiter honnêtement et honorablement les peuples voisins. Bonne nuit. » puis du jazz, côté allemand des marches.

(…)

Le soir même, à la radio anglaise, on aborde la question de savoir qui porte la responsabilité de la guerre. Les allemands peuvent encore entendre (avant que ne tombe le rideau de fer) que les « propositions étonnamment généreuses » n’ont jamais été transmises.

Puis de nouveau des marches militaires à la radio allemande, qui créent l’ambiance pour aider à mourir, et à la radio anglaise des consignes à la population, pour l’évacuation hors de Londres de 3 millions de personnes.

Grete hoche la tête à la pensée des « Berlinois » qui n’ont que de sacs de sable sur leur paliers pour éteindre les bombes incendiaires.

À midi lunch à l’hôtel de ville en l’honneur de Thomas Mann. (Ström, le lord mayor, Ljungdal, Edfelt, Matthis). Mann est contre l’assistance de l’URSS à Hitler. Erika Mann, sa fille, estime le pacte logique et compréhensible, mais refuse de croire qu’il sert la paix.

Ernst Jünger, Celle (près de Hanovre)


Le matin, au petit déjeuner, le garçon me demande d’un air entendu si je connaissais les nouvelles du jour. Elles annonçaient que nous étions entrés en Pologne. Dans le courant de la journée, tout en vaquant à mes affaires, je connus les autres dépêches, qui confirmaient que la guerre avait éclaté, également avec la France et l’Angleterre. Le soir, brèves informations, ordres, obscurcissement de la ville.
A 10 heures j’allai au pont du château, où j’avais un rendez-vous. La vieille ville landaise était plongée dans l’obscurité, et les hommes se mouvaient comme des êtres magiques avec un minimum de lumière. Le château s’élevait, arrosé d’un pâle reflet bleu, comme un palais ancien dans une ville de féerie. A la façon de danseurs immatériels, les cyclistes glissaient à travers l’obscurité. Et çà et là, une grosse carpe claquait dans le fossé qui longe le parc du château. Pareils à ces poissons, le plaisir nous projette parfois dans un élément étranger, plus léger.
Je passai devant un banc sur lequel étaient assises deux vieilles dames; l’une d’elles disait: « Il faut songer que, dans tout cela, il y a aussi un dessein de Dieu. »
Ensuite au café. On entre dans la lumière, la musique et le tintement des verres comme en des fêtes secrètes ou en des cavernes d’elfes. Puis on entend des voix à la radio qui annoncent des chutes de bombes et menacent les hommes.

Stefan Zweig, Bath


Les journaux du matin publient l’étonnante proposition des Allemands qui, à première vue, semble si mesurée et si raisonnable que l’on croit rêver. Mais à la relecture, on en découvre l’infamie: cette proposition n’a jamais été remise, ou transmise, aux Polonais – de plus, elle n’aurait pu être remise que si quelqu’un s’était rendu à Berlin -, un de ces mensonges perfides qu’ils ont tellement pratiqués que, espérons-le, ils ne tromperont plus personne, même les plus stupides. Je suis néanmoins optimiste et nous sommes allés voir un avocat pour discuter des possibilité de mariage, puis à l’état civil. Tout se passe apparemment sans accrocs, l’employé est d’une amabilité parfaite, on nous promet que la cérémonie aura lieu lundi – soudain, un commis passe en toute hâte et nous annonce que l’Allemagne vient, ce matin, de déclarer la guerre à la Pologne. Nous avons une occasion unique d’admirer le flegme britannique: comme si de rien n’était, l’employé continue de nous expliquer ce qu’il va faire pour nous, et tandis qu’en Autriche on se serait bousculé et qu’on aurait vociféré, chacun ici garde son sang-froid et sa maîtrise de soi. En ville, rien n’a changé. (…)

Virginia Woolf, Monk’s House (Rodmell, East Sussex)


La guerre fond sur nous ce matin. Hitler s’est emparé de Dantzig; a attaqué – ou est en train de le faire – la Pologne. Le Parlement se réunit à six heures. Cela, après une journée passée à Londres, engloutit doutes et espoirs. On nous a lu hier soir à la radio les conditions imposées à la Pologne. A ce moment-là subsistait encore un maigre espoir. A présent, à treize heures, je vais rentrer dans la maison écouter ce qui sera, sans doute, la déclaration de guerre.
Journée morne et chaude. J’ignore pourquoi j’écris ces mots, ce que je ressens ou ressentirai. Des enfants vont probablement arriver à deux heures. J’ai dit à Mabel de venir. Tout est suspendu au-dessus de nos têtes. Et puis nous avons acheté un coq de bruyère à Wimbledon pour le déjeuner avec John. L. met des sacs dans les arbres fruitiers; un ouvrier nous installe des colonnes; et partout règne un silence total. Il est une heure moins cinq.

Paul Claudel, Culoz (Ain)

Le matin la radio du boulanger hurle les proposition de Hitler. Puis brusquement c’est l’attaque de la Pologne, la guerre! En France mobilisation générale le 2 septembre.

Raymond Queneau, Lanenville-sur-Meuse


Bonne nuit, seul dans ma chambrée, les autres partis coucher dans des lits. Ce matin départ pour Lanenville-sur-Meuse, tout près de Stenay. Hier soir j’avais joué au ping-pong dans un café de Stenay. Bonne soirée. Maintenant notre affectation est: 6ème Compagnie, Dépôt d’infanterie 24, Secteur postal 54. petit village plein de soldats de toutes sortes – du moins tous du 155è. A la soupe de midi, on apprend l’annonce de la mobilisation générale et l’entrée des troupes allemandes en Pologne. Il y a encore des optimistes, des qui croient que cela va s’arranger. D’autres disent, puisque ça devait finir par arriver que ça arrive maintenant. En général, les types n’ont pas l’air trop ému. Ils n’ont pas l’air d’y croire.
On nous a logé dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires; on a un lieutenant, des sergents, des corvées.


(Dé)montage de l’histoire (2): Brecht/Didi-Huberman

14 octobre 2009

brecht

Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, l’oeil de l’histoire I, p.78

« Tout, en effet, semble rompu, brisé, sans rapport. (…)

Contrastes, ruptures, dispersions. Mais tout se brise pour que puisse justement apparaître l’espace entre les choses, leur fond commun, la relation inaperçue qui les ajointe malgré tout, cette relation fût-elle de distance, d’inversion, de cruauté, de non-sens. Il y a sans doute dans l’Arbeitsjournal, quelque chose de cette « iconologie des intervalles » que Warburg appela longtemps de ses voeux. Par exemple lorsque, à la date du 15 juin 1944, Brecht monte côte à côte trois images où l’on voit d’abord le pape Pie XII dans un geste de bénédiction, puis le maréchal Rommel étudiant une carte d’état-major, et enfin un charnier nazi en Russie. L’effet de dispersion doit être pensé, dans ce montage, sous l’angle d’une coïncidence cruelle, voire d’une concomitance. Ces trois événements séparés dans l’espace sont, en effet, exactement contemporains. Ils procèdent d’une même histoire. Leur montage nous montre comment un chef religieux ne bénit le monde qu’à se laver les mains des injustices qu’il passe sous silence; comment, aux mains levées du pape, fait écho la baguette que Rommel pointe autoritairement sur la carte, désignant sans doute là où il veut attaquer; et comment à ces deux gestes du pouvoir (religieux, militaire), répondent les gestes de souffrance et de lamentation de celles qui n’ont plus rien, ces femmes russe qui déterrent et embrassent tragiquement leurs morts. »

Rommel...

 

Brecht quitte l’Allemagne nazie le 28 février 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag qui déclenche la chasse aux communistes. Il ne revient dans son pays natal qu’en 1948 après avoir poussé  ses valises là où il le pouvait devant l’avancée allemande : France, Danemark, Finlande, URSS, Etats-Unis. Pendant son exil il rassemble images, articles, citations, qu’il colle dans son Journal de travail et à partir desquels il construit son ABC de la guerre. Proche en cela de toute une littérature et de toute une science humaine européenne des années 30 (Döblin, Benjamin, Breton, Warburg, Simmel), il privilégie la forme du montage et les associations d’images et de textes, seules manières de rendre compte de la modernité urbaine, de l’accélération du temps de l’âge industriel, puis de la catastrophe en cours. L’atlas plutôt que la chronologie comme le disait Compagnon de Proust.

L’ABC quant à lui a été publié dans sa version définitive en 1955, au moment où s’achève le Journal de travail, mais les deux livres sont contemporains et jumeaux.

REV-DIDIHUBERMAN Après avoir identifié ce qu’ils devaient à « la position de l’exilé » de Brecht, et mis en lumière la « disposition aux choses » de ce dernier, faite d’ironie grinçante et d’attention aux victimes, la magistrale analyse qu’en donne Georges Didi-Huberman dans Quand les images prennent position se tourne vers la « dysposition des choses » à l’oeuvre dans les deux livres, dans une troisième partie qui est un éloge circonstancié du montage. On comprend qu’aux yeux du philosophe français l’artiste qui sait en jouer semble jouir d’un privilège visionnaire que n’a pas l’historien.

 

En juxtaposant des images sans autre rapport apparent que leur contemporanéité, Brecht dévoile les mécanismes cachés de la destruction. En détournant le sens admis des photographies grâce à ses épigrammes ironiques et accusateurs, il pointe la responsabilité des maîtres du monde. En rassemblant des événements éloignés dans l’espace mais auxquels une thématique commune donne un air de famille signifiant, il se joue du sens de l’histoire et la « remonte ».

 

Brecht, Journal de travail, 12 juin 1940

« Cocteau affirme que le camouflage des tanks vient indirectement de Picasso qui, avant la (Première) Guerre mondiale, aurait suggéré à un ministre de la guerre français de rendre les soldats invisibles par ce procédé. Cocteau se demande également si les sauvages ne se couvrent pas de tatouages moins pour faire peur que pour se rendre invisibles. L’idée est bonne. On rend quelque chose invisible en détruisant sa silhouette, en lui donnant une forme inattendue, donc en le rendant non pas discret, mais voyant, mais étrange! Les Allemands marchent sur Paris. » (cité par Georges Didi-Huberman, p.136)

 

Crâne soldat

 

Même si Didi-Huberman, suivant Philippe Ivernel, invite à se méfier des comparaisons séduisantes avec le memento memori de l’allégorie baroque, on voit que Brecht donne une leçon ancienne sous des formes nouvelles: les choses ne sont pas seulement telles qu’elles apparaissent. La chronologie est une forme de piège si elle cache ce qu’il y a de fondamentalement anachronique dans tout événement. Le passé est toujours présent sous une forme ou sous une autre, qu’il appartient à l’artiste de dégager par des rapprochements.

L’oeil du vingtième siècle, comme l’illustrera plus tard, entre autres, Claude Simon, a perdu confiance dans le récit qui n’a que les apparences de la logiques, il doute de pouvoir tout voir et préfère, plutôt qu’une ample compréhension, la confrontation saisissante d’éléments épars. Le démontage de l’histoire, son remontage selon une raison plus lyrique que logique, permet seul de faire entendre la protestation de celui qui sait bien, tout marxiste soit-il, qu’il n’y a pas de « raison dans l’histoire » et que le discours des savants ne peut dissimuler notre condition d’enfant quand les chars déboulent et les obus tombent.

Cette « position de l’enfant » serait-elle la plus juste, la plus judicieuse? La plus efficace? La leçon a été retenue par Ourednik, de manière encore plus distanciée dans sa « brève histoire du vingtième siècle » aux apparence d’abécédaire. Laisser l’imagination faire des rapprochements a priori incongrus pour apprendre « quelque chose d’autre ». Mais on « s’expose aux images » comme on s’expose au soleil.

 

Celui qui, comme moi, a reçu une formation d’historien regarde en effet le travail de Brecht, d’Ourednik, et l’interprétation de Didi-Huberman avec un mélange de fascination, d’admiration et de circonspection. Celui qui a appris à tisser des liens (chrono)logiques, à se méfier des rapprochements hâtifs, des anachronismes, de l’émotion et du lyrisme, ne peut que se raidir un peu face à tant d’étrangeté. Qu’apprend-on vraiment des montages de Brecht? Qui les regarde? Pour qui Ourednik écrit-il? N’est-ce pas le privilège de celui qui, comme Didi-Huberman, sait déjà l’histoire, que de se délecter de cette mise en pièce des événements et de leur représentation? Il y a dans cet appel à réconcilier art et savoir quelque chose d’exaltant, d’utopique, d’inquiétant. La fin du texte s’en fait l’écho, qui évoque les possibles défaillances de la pédagogie par le montage, l’écart trop grand qui peut se creuser entre les images, les mots et les faits. Il peut y avoir, à l’évidence, un mésusage de l’imaginaire. La célébration de Pie XII a quelque chose à voir avec le geste de Rommel, mais Brecht ne nous en dit pas le tout, et les livres d’histoire consacrés à l’un et à l’autre ne sont pas de trop.

couverture images

Pour regarder correctement le travail de Brecht il faut aussi lire le manuel de savoir-voir de Didi-Huberman. Pour comprendre le vingtième siècle, il faut certes se plonger dans l’ABC et le Journal de travail, l’Europeana d’Ourednik, les textes de Benjamin, de Claude Simon, les images d’Eisenstein ou de Godard mais toujours garder à portée de main les livres d’histoire de Hobsbawm, Mosse, Audoin-Rouzeau, Enzo Traverso, Kershaw, Browning, Werth, Figes

Se laisser séduire et fasciner, mais toujours avoir en tête l’avertissement de Monsieur Teste

PaulValery

Paul Valéry, Monsieur Teste (dialogue avec Monsieur Teste), p.109-110

« – Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations: la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si l’on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué et qu’on va vous faire obéir par tous les moyens. Vous serez pris par la douceur ou par le charme de n’importe quoi, vous serez passionné par la passion d’un autre; on vous fera penser ce que vous n’avez pas médité et pesé; vous serez attendri, ravi, ébloui; vous tirerez des conséquences de prémisses qu’on vous aura fabriquées, et vous inventerez, avec quelque génie, – tout ce que vous savez par coeur.

– Le plus difficile est de voir ce qui est, – soupirai-je » (L’imaginaire Gallimard)

 

Note:

Le Journal de travail de Brecht est disponible aux éditions de l’Arche. L’Abc de la guerre a fait l’objet d’une belle édition aux éditions des Presses Universitaires de Grenoble, dans une traduction de Philippe Ivernel. Des photogrammes inédits accompagnent l’édition originale. Ce livre est malheureusement épuisé.