Le jeudi 11 novembre 1943

Dans la guerre (34)

Bertolt Brecht, Los Angeles

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Steff collectionne de vieux disques avec des morceaux de jazz jadis célèbres. Il y eut là un commencement de musique populaire, elle atteignit quelques sommets et se déprava, le tout très vite. Dans ce genre de domaine, rien ni personne n’arrive à quoi que ce soit. Après leur premier opuscule, les écrivains sont attirés à Hollywood et pressés comme des citrons en un tournemain. Ils n’écrivent pour personne. Tous boivent. Voir dans ce milieu Döblin et Heinrich Mann est éprouvant. Ils ne réussissent tout simplement pas. H. M. n’a pas l’argent pour appeler un médecin, et son cœur est usé. Son frère, avec la maison qu’il s’est fait bâtir et 4 ou 5 autos, le laisse littéralement crever de faim. Nelly, 45 ans seulement, vulgaire et d’une joliesse grossière, a travaillé dans une blanchisserie, elle boit. Tous deux sont installés dans une très petite villa d’Hollywood, étouffante, sans jardin, avec de pauvres meubles et les rares livres de Mann sauvés du naufrage. Et, parlant un jour du retour, il dit encore : « est-ce qu’on pourra emmener ses affaires, est-ce que cela ne reviendra pas trop cher ? À mon âge, je ne voudrais pas repartir encore une fois de rien. Plutôt rester ici. » Mais maintenant, évidemment, il sait qu’il ne peut rester ici s’il ne veut pas mourir de faim. « Si je vois encore un quelconque Ebert saluer l’armée invaincue devant la Porte de Brandenbourg, je vide tout un revolver, il n’a pas besoin d’être chargé. »

Jean Giono, Manosque

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Cette nuit, de nouveau alerte. La sirène sonne à 2 heures et demie. Je vais rassurer ma mère qui dormait d’ailleurs et n’avait pas entendu. Au surplus ce que je prenais pour le commencement de l’alerte était la fin. Je n’avais pas entendu le premier avertissement (vers 1 heure, je crois). Ce matin à 9 heures gros passage d’avions très haut.

La légende. Cette fois c’est Le Petit Marseillais qui annonce que j’ai touché 4 million ! Il en profite pour faire un parallèle avec Verlaine qui, dit-il, lui est mort dans la misère.

Commencé le texte sur Virgile. Je relis la Correspondance de Stendhal par le commencement, quand il avait 17 ans et qu’il écrivait à sa sœur Pauline.

À midi moins le quart, de nouveau alerte. J’étais en ville. Tout le monde court. Les agents sifflent et font rentrer les gens, arrêtent les autos, vident les cafés. Je fais un tour pour tâcher de rencontrer Aline qui doit rentrer de l’école à cette heure-ci. Quand je passe sur le boulevard de la Plaine, c’est déjà désert et c’est tout juste si devant le commissariat on ne m’enjoint pas se circuler. J’arrive ici et c’est le plus beau temps du monde, allègre et tiède, grand soleil, le calme, les feuillages d’or, le ciel bleu. Plus de bruit, tout le monde s’est terré. Sonne midi dans une splendeur de Paradis terrestre.

(…)

Léon Werth, Bourg-en-Bresse

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Le rêve se constituerait-il des magasins d’accessoires, qu’il utiliserait selon ses besoins ? D’un rêve, dont le motif était la réapparition du maire en fuite, je retiens seulement ceci : le maire est d’abord coiffé d’une casquette quelconque. Il la remplace par une petite calotte blanche, que je le prie d’ôter, car cette tâche blanche éclate, visible de partout, attire l’attention. Enfin, dans un dernier épisode il est coiffé d’une casquette noire, de forme peu courante, soutachée, dont les bords et la visière sont couverts d’ornements noir sur noir. Cette casquette, pendant le rêve, ne provoque en moi aucun étonnement. Mais, après le réveil, je l’identifie. C’est la casquette que portait il y a huit jours, dans le car de Tournus à Louhans, un grand voyou de roulottier, de « camp volant », terriblement élégant.

Sur le quai de la gare, deux officiers passent et repassent, relèvent le plan d’on ne sait quoi. Ils semblent gonflés au saindoux. Et ils font les importants, par pour nous qu’ils ne voient pas. Et sur le quai, il n’y a personne. Ils font les importants, pour eux-mêmes. Ils tapent du talon de botte et dressent la tête. Il y a contradiction entre ces visages au saindoux et cette tension musculaire. Mais c’est ainsi.

Cesare Pavese, Turin

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Raconter les choses incroyables comme si elles étaient réelles – système antique ; raconter les choses réelles comme si elles étaient incroyables – moderne.

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