Lieux communs

20 mars 2011

Énigme du dimanche du printemps: qu’ont de commun tous ces lieux?

Amérique

Bagnolet

Basilique

Bois

Campagne

Cavernes

Chambre à coucher dans un vieux château

Château fort

Colonies

Damas

Désert

Donjon

Étranger

Esplanade

Fabrique

Faubourgs

Gares de chemin de fer

Grottes à stalactites

Grenier

Gulf-Stream

Hameau

Horizons

Italie

Jardins anglais

Lune

Mer

Musée

Moulin

Oasis

Odéon

Opéra

Palmyre

Pérou

Villes lacustres

Indice: pour rendre le jeu moins facile, et encore…, j’ai enlevé le dernier.

Image: Daumier, Dimanche au musée

Accélération (4): décélérations

7 novembre 2010

Voici douze ralentis, pauses, sorties de piste. Des moments et des mouvements suspendus hors du temps que j’ai trouvés chez W. G. Sebald et quelques autres, comme c’est la règle sur ce blog. Je laisse aux plus joueurs le plaisir d’identifier les auteurs et les oeuvres :

Ralenti 1

Les morts n’étaient-ils pas hors du temps ? Les mourants ? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux.

Ralenti 2

Ce qui est certain, c’est que jamais plus je ne me suis reposé de cette façon, les pieds obscènement posés par terre, les bras sur le guidon et sur les bras la tête, abandonnée et brimbalante. C’était en effet un triste spectacle, et un triste exemple, pour les citadins, qui ont tellement besoin d’être encouragés, dans leur dur labeur, et de ne voir autour d’eux que des manifestations de force, de joie et de cran, sans quoi ils seraient capables de s’effondrer, en fin de journée, et de rouler par terre.

Ralenti 3

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui trainent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ?

Ralenti 4

C’est qu’aujourd’hui encore et, à y regarder de près, aujourd’hui surtout, quiconque voyage à pied, à moins de correspondre à l’image de l’estivant randonneur, suscite immédiatement la méfiance des habitants de la localité où il vient à passer.

Ralenti 5

Dès lors il me parut impossible de ne pas contempler le fleuve roulant ses eaux lourdes dans le crépuscule, les péniches en apparence immobiles, enfoncées jusqu’au ras de la ligne de flottaison, les arbres et les fourrés sur l’autre rive, les fines hachures verticales striant les vignobles (…)

Ralenti 6

Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de ****, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge.

Ralenti 7

A Smederevo, là-bas derrière le fort au bord du fleuve que les Allemands avaient à demi fait sauter pendant la Seconde Guerre mondiale, pas un bruit ne parvenait de l’eau lumineuse et spacieuse qui pourtant coulait rapidement ; pendant toute l’heure sur la rive pas le moindre glougloutement, pas le moindre gargouillement, aucun bruit.

Ralenti 8

Malachio coupa le moteur. Le bateau roulait au gré des vagues et un long temps, me sembla-t-il, s’écoula. A nos yeux s’offrait l’éclat déclinant de notre monde, une vue dont on ne se laissait pas de se repaître, le spectacle d’une ville céleste. Le miracle de la vie née du carbone, entendis-je dire Malachio, part en flammes.

Ralenti 9

Comme flottant entre deux eaux, à la façon de quelque monstre marin aveugle et très vieux, quelque cétacé blanchi émergeant de la préhistoire, vaguement phallique, son avant aux contours imprécis est apparu, sortant lentement des ténèbres au milieu des rafales de neige (…)

Ralenti 10

On entendait au loin la rumeur étouffée de la ville et dans le ciel le grondement des gros avions qui à une minute d’intervalle apparaissaient au  nord-ouest à la hauteur de Greenwich et planaient très bas, incroyablement lents, me semblait-il, pour disparaître vers l’ouest en direction de Heathrow.  Tels des monstres retournant le soir à leurs tanières ils restaient suspendus au-dessus de nos têtes dans l’air qui s’assombrissait, les ailes écartées du corps, comme tétanisées.

Ralenti 11

Juste à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il s’en fallut d’un cheveu que je ne quitte la route en voyant s’élever lourdement, tel un monstre préhistorique, un Jumbo au ras de la véritable montagne d’ordures accumulées à cet endroit. Il laissait échapper derrière lui une trainée de fumée noirâtre et un instant j’eus l’impression qu’il avait battu des ailes.

Ralenti 12

Il semblait qu’on glissât tout naturellement sur cette large chaussée. Les dépassements, si tant est qu’ils eussent lieu étant donné les infimes différences de vitesse, s’effectuaient avec une lenteur telle que, avançant ou reculant pouce par pouce, on devenait pour ainsi dire une connaissance de voyage du conducteur sur la file d’à côté.

Ces derniers extraits, où la plus grande vitesse donne l’impression de la plus grande inertie, me font penser aux remarques de Marc Desportes dans Paysages en mouvement: les moyens de transports modernes (trains, automobile, avions…) ont poussé le regard à se porter au loin, vers un arrière-plan de plus en plus panoramique, de plus en plus stable, de plus en plus immobile en comparaison du premier qui, pendant ce temps, file à toute vitesse et échappe à l’œil humain.

Ils me rappellent aussi que parmi les cinq formes de décélérations identifiées par Hartmut Rosa dans Accélération, la plus paradoxale, même si ce n’est pas la mieux étayée, est celle qui relève de la « pétrification culturelle et structurelle », principe selon lequel la vitesse des changements dans nos « sociétés modernes avancées » n’est que le masque de l’immobilité et de l’absence d’avenir.

Images: Photogramme tiré de L’emploi du temps de Laurent Cantet (2001); La lagune de Venise et les cheminées de Mestre, photographie Romain Bonnaud; Photographie tirée de Vertigo; Le long de la Metro North Railroad, entre New York et Beacon, par Romain Bonnaud.

Enigme: qu’as-tu donc dans… (6) (pour les vacances)?

10 juillet 2010

A quelques heures du départ la pile des possibles est encore grosse, et il va falloir élaguer pour que tout tienne à côté des autres choses inutiles. Adieu les trop beaux ou trop lourds ouvrages, ou trop longs; adieu Naissance et renaissance du paysage de Michel Baridon, les tragédies de Shakespeare en Pléiade (dans quel état auraient-ils fini ?), adieu le Proust de Painter. Au revoir.

(Il existe aujourd’hui des appareils pratiques et légers qui me permettraient sans doute d’échapper au dilemme du début de l’été. Observez:

Mais:

Peut-on télécharger les textes dont je parle?

Ai-je vraiment envie d’échapper à mon dilemme? (qu’il est bon d’élire et d’écarter))

Une place est d’ores et déjà prise par celui-ci

Je lis les premières lignes de ceux qui restent. N’est-il pas plus juste de les considérer à l’aveugle ?

« J’ai fait une fois dans ma vie, jusqu’à présent, l’expérience de la métamorphose. Auparavant, elle n’était pour moi qu’un simple mot, et lorsqu’elle commença, non pas doucement, mais d’un seul coup, je la pris d’abord pour ma fin. »

« Edwin Abraham Mulhouse, dont la mort tragique, le 1er août 1954 à 1h06 du matin, a privé l’Amérique du plus doué de ses écrivains, était né le 1er août 1943 à 1h06 du matin dans la sombre ville de Newfield, Connecticut. »

« Il n’est que de vomir l’âme et de la rendre une fois pour toutes ; le reste suit, sans l’ombre d’un doute, serait-ce au cœur du chaos. Dès le commencement, je n’ai connu que le chaos : un fluide dont j’étais enveloppé, que j’inhalais par les branchies. »

« Two mountains chains traverse the republic roughly from north to south, forming between them a number of valleys and plateaux. Overlooking one of these valleys, which is dominated by two volcanoes, lies, six thousand feet above sea-level, the town of Quauhnahuac. »

« Mon cher Mario
Voici désormais deux ans que je t’ai fait parvenir ce fameux compte-rendu. Tu m’avais transmis la demande de notre archevêque qui voulait – je présume – mettre de l’ordre dans les archives diocésaines et faire inscrire au fichier, pour le profit éventuel de futurs chercheurs, un témoignage sérieux sur cette vieille mission. »

« Le cinéma a dû commencer après la guerre, sans doute pour nous donner de la vie une image par laquelle s’effacerait le montage chaotique, à vrai dire parfaitement burlesque, des événements extraordinaires au milieu desquels nous avions fait nos premiers pas, comme autant de dés jetés sur une roulette dont le mouvement ne s’arrêterait jamais : les voyages interminables, l’odeur je ne sais pourquoi rance et poivrée des uniformes gris de l’occupant, la cave et sa malle d’osier, les sirènes des bombardements, la fin des alertes dont je sentais qu’elle terminait toujours trop tôt nos rôles de héros, comme si le grand principe de déception s’installait déjà par l’abréviation d’un tableau d’apocalypse dans lequel, sûrement, une place nous était aménagée à côté des anges sonnant la trompette, des séraphins, alliés de l’archange précipitant de son épée de feu les réprouvés dans un abîme de flammes. »

« Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise. »

« Ceci est l’histoire d’Ella Bend Hess, de la façon dont elle est devenue extralucide, et de ce qu’elle a pu voir.»

Mystère. On verra.

J’aurais aussi cette série d’essais de William H. Gass, qu’internet rend aujourd’hui disponible au moindre coût.

Du même auteur, à mes yeux le plus grand écrivain vivant, je viens de terminer Le Tunnel. Si je n’avais qu’un conseil à donner, ce serait celui-là. J’en laisse quelques aperçus dans un billet à venir.  L’hiver de Gass vaut bien l’été.

Pause. Bonnes vacances.

Image de l’en-tête: Martin Parr, Humanity is not pretty (1994)

L’énigme du dimanche: filmer ou écrire?

30 Mai 2010

Des citations et des images prises ici et là (mais où?) dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Le cinéma tente son coup d’État sans se débarrasser totalement de la littérature. Question de légèreté.

Extrait 1

Le cinéma a déjà changé la face de l’histoire intellectuelle. Aujourd’hui, un Descartes s’enfermerait dans sa chambre avec une caméra 16 mm et filmerait, ou voudrait écrire en filmant, le Discours de la méthode.

Extrait 2

Écrire, c’était déjà faire du cinéma, car, entre écrire et tourner, il y a une différence quantitative, non qualitative (…) Je me considère comme un essayiste, je fais des essais en forme de romans, simplement je les filme au lieu de les écrire. Pour moi, la continuité est très grande entre toute les façons de s’exprimer. Tout fait bloc.

Extrait 3

Cela [un film] coûte incroyablement cher… (…) Lorsque l’on écrit, dans un scénario, « il pleut », ce qui parait tout simple, il faut ensuite mobiliser les pompiers et au moins vingt personnes pour quelques minutes de tournage…

Je m’en console sans trop de regrets (après tout…) en écrivant aussi librement que j’en ai envie « il pleut », « il fait soleil » ou « il neige », tout ce qui me passe par la tête et qui commence à faire maintenant un assez gros bouquin qui ne m’aura couté que quelques francs de papier et de stylo feutre… Quel bonheur de pouvoir fabriquer comme ça un tas de choses et de gens à si peu de frais…


Enigme printanière et philosophie de plein air

21 mars 2010

Une petite énigme bucolique pour célébrer le printemps:

Un grand penseur et sa pensée se cachent sur cette photographie. Saurez-vous les retrouver?

Pour vous aider – mais je crois que c’est assez facile – je vous livre un extrait d’anthologie. Le grand penseur a beau être athlétique et vif, mobile, léger (bondissant même) – au point d’être parfois insaisissable -, l’auteur des lignes qui suivent a su le figer en pleine action avec une netteté étonnante.

J’ai vu une série de photographies qu’une photographe de très grand talent a faites de ***, qui a toujours eu l’air d’un officier d’état-major bedonnant, à la retraite, a dit **, et que je vous montrerai un jour; sur ces photographies, *** se lève de son lit, *** se recouche dans son lit, *** dort, il s’éveille, il met son caleçon, il enfile ses mi-bas, il boit une gorgée de vin nouveau, il sort de son blockhaus et contemple l’horizon, il taille son bâton, il met son bonnet, il ôte son bonnet, il tient son bonnet dans ses mains, il écarte les jambes, il lève la tête, il baisse la tête, il met sa main droite dans la main gauche de sa femme, sa femme met sa main gauche dans sa droite à lui, il marche devant la maison, il marche derrière la maison, il se dirige vers sa maison, il s’éloigne de sa maison, il lit, il mange, il trempe sa cuiller dans sa soupe, il se coupe une tranche de pain (cuit par lui-même), il ouvre un livre (écrit par lui-même), il ferme un livre (écrit par lui-même), il se baisse, il s’étire, et ainsi de suite, a dit **. C’est à vomir.


Londres qui brûle, Londres qui broie

22 janvier 2010

Une énigme sur Londres, la capitale prédatrice:

Extrait 1:

« 1907

L’été régnait en plein, avec ses nuits brûlantes. Le clair de lune frappait l’eau, la rendait blanche, insondable, qu’elle fût profonde ou non. mais il revêtait les objets solides d’un enduit brillant, d’une couche argentée, si bien que les feuilles elles-mêmes, sur les routes et campagne, semblaient vernies. Tout le long de ces routes silencieuses qui conduisent à Londres, des charrettes avançaient laborieusement, rênes de fer rigides dans des mains de fer, car légumes, fruits et fleurs voyagent lentement. Très haut, dans des mannes rondes, choux, cerises et œillets s’entassent. On croirait voir des caravanes chargées des biens d’une tribu qui émigre à la recherche de l’eau, forcée par ses ennemis à trouver de nouveaux pâturages. Les charrettes avancent laborieusement le long de cette route-ci, de cette route-là, se maintenant très près du bord. Les chevaux, fussent-ils aveugles, auraient pu du moins entendre le lointain bourdonnement de Londres, et les conducteurs, à moitié endormis, aperçoivent cependant, malgré leurs yeux mi-clos, la gaze de feu d’une cité qui brûle éternellement. A l’aube, dans Covent Garden, les fardeaux sont déposés; tables, tréteaux et pavés, encombrés de choux, de cerises et d’œillets, semblent ornés de volants tombés de quelque céleste blanchisserie ».

Extrait 2:

« Elle avait peur, mais elle aimait ce rythme, entre les voitures, les camions, les charrettes, l’asphalte, les pavés, la terre parfois, les obstacles et la folie des embarras, Londres était, malgré la crise, en plein mouvement, on la sentait s’étirer jour après jour, on avait la sensation de participer à ce progrès de la ville, à cette façon qu’elle avait de se jeter sur d’énormes morceaux de campagnes à sa périphérie, ou, dans certains quartiers, sur ses derniers terrains vagues, qu’elle engloutissait à coups de pelle mécanique, toute une végétation têtue de pissenlits et de chardons qui avait pourtant résisté pendant des siècles. La ville n’hésitait pas non plus à s’éventrer, à creuser son sol à des profondeurs inouïes, pour d’immenses chantiers d’immeubles sans pitié, elle creusait même sous l’eau, faisait travailler des hommes dans des caissons d’air comprimé pour lancer des ponts, elle lançait aussi des rails, et faisait passer de douze à vingt miles à l’heure la vitesse de tous les véhicules automobiles, les bus eux-mêmes passaient de quinze à cinquante passagers, et l’on rencontrait des femmes policiers qui réglaient la circulation, elle pourrait peut-être devenir une femme policier, une de celles qu’elle voyait maîtriser d’un lever de main les bus qui faisaient la course entre compagnies rivales pour se piquer les passagers, et sur la Tamise les pompiers inauguraient leurs nouveaux bateaux-pompes deux fois plus gros, deux fois plus puissants, et la ville restait la plus grande du monde, devant New York, c’était là qu’il fallait être, même si les journaux vous disaient qu’elle comptait des centaines de milliers de chômeurs, la ville accumulait les foules et G. marchait dans la ville, de foule en foule, sans appartenir à aucune. »

Du début du siècle aux années 30, la ville s’élève, creuse et s’étale, indifférente à la conjoncture, inhumaine et désirable. En 1939 Londres atteint le point culminant de sa domination, agglomérant 8,5 millions d’habitants, soit quasiment un cinquième de l’entière population britannique. Elle est aussi devenue un topos littéraire.

Les deux images méritent une petite explication. Je les ai trouvées dans Londres, l’indispensable et pesante « biographie » de Peter Ackroyd.

La photographie: « Monsieur Anti-Proteines » (cliché Sean Hickin) qu’Ackroyd légende ainsi : « Stanley Green (1915-1993) arpenta Oxford Street pendant des lustres afin de défendre son credo: « Moins de protéines, moins de passions ». Ignoré par la foule des passants, il devint un symbole poignant de la faculté qu’a la métropole d’ignorer, d’oublier et de broyer ».

Le tableau: Charles Ginner, Piccadilly Circus, 1912, Tate Modern. Commentaire : « Les marchandes de fleurs disparaitrons lors de la Première Guerre mondiale mais la ligne de bus Highbury-Battersea existe toujours ».

Je laisse les plus perspicaces deviner où je suis allé chercher les deux extraits.

Indices: l’un des deux est très récent, l’autre plus contemporain de ces scènes urbaines. Un hommage? Peut-être, quand on sait l’admiration que l’un des auteurs porte à l’autre.


L’arrivée à New-York

6 décembre 2009

Ma première énigme fut un fiasco, inutile de le cacher. Peut-être que celle-ci (beaucoup plus facile!) aura plus de succès.

Arrivée N°1:

« Le port.

Le port de New-York.

1834.

C’est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte; ceux qu’une passion romantique a bouleversés. Les premiers socialistes allemands, les premiers mystiques russes. Les idéologues que les polices d’Europe traquent; ceux que la réaction chasse. les petits artisans, premières victimes de la grosse industrie en formation. Les phalanstériens français, les carbonari, les derniers disciples de Saint-Martin, le philosophe inconnu, et des Ecossais. Des esprits généreux, des têtes fêlées. Des brigands de Calabre, des patriotes hellènes. Les paysans d’Irlande et de Scandinavie. Des individus et des peuples victimes des guerres napoléoniennes et sacrifiés par les congrès diplomatiques. Les carlistes, les Polonais, les partisans de Hongrie. Les illuminés de toutes les révolutions de 1830 et les derniers libéraux qui quittent leur patrie pour rallier la grande République, ouvriers, soldats, marchands, banquiers de tous les pays, même sud-américains, complices de Bolivar. Depuis la Révolution française, depuis la déclaration de l’Indépendance (vingt-sept ans avant l’élection de Lincoln à la présidence), en pleine croissance, en plein épanouissement, jamais New-York n’a vu ses quais aussi continuellement envahis. Les émigrants débarquent jour et nuit, et dans chaque bateau, dans chaque cargaison humaine, il y a au moins un représentant de la forte race des aventuriers. »

Arrivée N°2:

« Pour une surprise, c’en fut une. A travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous…

Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et de belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.

On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. »

Deux coups d’essai. Deux coups de maîtres. Je les offre en ce jour à la belle jeune femme de la librairie de Tréguier.

(Photographie: Alfred Stieglitz, The City of Ambition, 1910)


Un happy end au milieu de nulle part

28 octobre 2009

brehat

Avant de partir quelques jours loin des écrans mais près des livres et de l’océan, je cède à la tentation d’un petit jeu littéraire: le jeu le plus simple, le jeu par excellence, illustré de bien des manières, de l’Oulipo aux Papous, en passant par de nombreux blogs.

Deux extraits. Qui en sont les auteurs? De quels textes sont-ils tirés?

J’ai choisi un début (parmi mes préférés) et une fin (lue il y a peu) qui semblent se répondre (une fois encore). Des écrivains face à un monde singulièrement vide et comme dépeuplé, l’un immobile dans sa baraque, l’autre sur le chemin en quête du lieu élu, qui reprennent et renouvellent tous deux à leur manière la posture romantique.Une forme de happy end cependant: le second extrait promet une réconciliation que le premier passage ne laisse guère présager. J’en dis déjà trop.

Indice supplémentaire: j’ai déjà cité ces deux auteurs.Avec les photos cela devient encore plus facile.

12-16brookston6-1967

Un début :

« Un lieu

Ainsi, j’ai parcouru les mers, et maintenant je suis… à B…, petite bourgade amarrée à un champ de l’Indiana. Par deux fois, il s’est trouvé ici mille deux cents personnes pour répondre au recensement. La ville est exceptionnellement propre et ombragée et présente toujours son meilleur profil à la route. Sur une pelouse, il y a même un cerf de bronze, en bois ou en plastique.

Pour arriver jusqu’à nous, vous traverserez une rivière. Au printemps les pelouses sont vertes, les forsythias font leurs trilles, et même la voie ferrée qui éventre la ville a des rails brillants et bien droits qui murmurent quand arrive le train; le train lui-même, d’ailleurs, corne fort joliment.

Dans les petites rues de derrières, l’asphalte se désagrège en gravier. Là se trouvent la maison des Westbrook, avec ses géraniums, celle des Horsefall, celle des Mott. Les trottoirs s’en vont en morceaux. La poussière de gravier suit comme une haleine le passage des carrioles. Quant à moi, c’est ici que je me suis retiré de l’amour. »

Hrusevica

Une fin:

« Narrateur dans ta cabane en plein champ envahie par les herbes, toi l’homme doué du sens de l’orientation, tu peux tranquillement te taire, garder peut-être le silence dans les siècles des siècles, écoutant l’extérieur, descendant à l’intérieur de toi-même, mais ensuite, roi, enfant, rassemble tes forces, redresse-toi, appuie-toi sur tes coudes, souris à la ronde, reprends une profonde respiration, et fais à nouveau entendre celui qui apaise tous les conflits, ton: « Et… » »