Franz Kafka, Lettres à Felice, p.527
Au lieu de supplier mon directeur à genoux de m’emmener à Vienne, que ne l’ai-je supplié de ne pas m’emmener.
(TII, Gallimard, 1972, traduit par Marthe Robert)
W. G. Sebald, Vertiges, p.130
Le plus pénible est peut-être de continuer vaille que vaille.
(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)
Martin Klebes, « Infinite Journey : from Kafka to Sebald », p.133
To trace these internal states back to Kafka’s letter to Felice or to his diary is either to fall into a trap or to set up a trap oneself.
(in J.J. Long et A. Whitehead, W.G. Sebald – A critical companion, p.123-139, UWP, 2004)
J’ai ce rêve borgésien de livres entiers composés d’un livre et des livres qui l’ont inspiré d’une manière ou d’une autre, ou qu’il a inspiré, ainsi que des livres d’où ces derniers sont nés, ou auxquels ils ont eux-mêmes donné naissance. Et ainsi de suite. Leurs lignes seraient entremêlées et disposées successivement au gré des citations, emprunts, plagiats, clins d’oeil. Apparaîtraient sans doute, si l’on prend soin de choisir le bon point de départ, des livres sans fin – comme des miroirs se reflètent.
En dépit de l’avertissement formulé plus haut par Martin Klebes, c’est guidé par cette idée – ici illustrée en sa première étape – que je me suis amusé à rechercher les sources littérales du troisième récit de Vertiges, faisant à cette occasion, de Sebald à Kafka, le voyage inverse (mais tout aussi infini) de celui que l’universitaire américain propose. À sa manière si caractéristique, et déjà éprouvée dans le premier récit, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » – où il fait entendre, mêlée à sa prose, transformée, et pourtant toujours sensible, celle d’Henry Beyle/Stendhal – Sebald retrace un court épisode de la vie de Kafka: le séjour à Riva, au bord du Lac de Garde, en septembre 1913, que ce dernier a relaté dans son journal et surtout dans ses lettres à Felice.
Au cours de cette série, les lignes de Kafka apparaîtront en grisé, sous forme de citations introduites comme des échos – ou des fantômes – dans celles celles de Sebald. Parfois, elles prendront le dessus, et ce sont alors les fragments de Sebald qui viendront hanter ceux de Kafka.
Vertiges, p.129-131
Lettres à Felice, T2, p.523-530
« Le samedi 6 septembre 1913, le vice-secrétaire de la compagnie pragoise d’assurance ouvrière, le Dr K. , est en route pour Vienne, où il doit assister à un congrès sur le secourisme et l’hygiène.
Hier au dernier moment on a tout de même décidé que j’irai.
Dehors, c’est déjà la gare de Heiligenstadt. Sinistre, vide, avec des trains vides.
vide avec des trains vides
Rien que des stations de bout de ligne. Le Dr K. sait qu’il aurait dû supplier à genoux le directeur de ne pas l’emmener avec lui. Mais maintenant il est trop tard.
Si je pouvais annuler ces journées à Vienne – et cela jusqu’à la racine -, ce serait le mieux.
A Vienne, le Dr K. s’installe à l’hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y déjeunait
« très simple, mais bon », comme dit Laube, son biographe.
tous les midis. Un acte de piété
qui malheureusement s’avère inefficace. La plupart du temps, le Dr K. se sent très mal. Il souffre d’oppression et de troubles visuels.
je me suis mis des compresses sur le front
sur la tête,
ce qui ne m’a pas empêché de me retourner inutilement en tous sens
Insomnie impitoyable.
reste longtemps debout près de la fenêtre à regarder par la ruelle et souhaite se retrouver
couché
quelques étages plus bas, sous terre.
quelques étages plus bas sous terre.
Bien qu’il décommande autant qu’il le peut, il se retrouve, lui semble-t-il, constamment au milieu d’une foule effrayante de gens.
un nombre de gens effrayant
Assis comme un fantôme
je joue à leur table le rôle du revenant
à leur table, l’angoisse l’étreint et il se croit percé à jour par chaque regard qui l’effleure.
Il est impossible,
impossible de tout dire, et impossible de ne pas tout dire. Impossible de garder sa liberté, impossible de ne pas la garder.
note-t-il le lendemain,
J’y pensais dans le train tout en bavardant avec P.
de mener la seule vie possible,
je veux dire vivre ensemble, chacun libre, chacun pour soi, n’être marié ni extérieurement ni réellement, être simplement ensemble
de vivre en communauté avec une femme, chacun libre, chacun pour soi, mariés ni extérieurement ni réellement, de seulement être ensemble
et avoir fait par là le dernier pas possible au-delà de l’amitié virile,
le seul pas possible pour dépasser l’amitié masculine
tout contre la frontière qui m’est assignée, là où le pied se met déjà en mouvement.
le pied qui va l’écraser.
Dans le tramway, il ressent soudain une violente aversion pour Pick,
bavardage stupide
dans l’ensemble, un très brave homme
parce que celui-ci a une petite faille désagréable dans sa personne
son caractère
par laquelle parfois, constate à présent le Dr K., son être ressort
en rampant tout entier
tout entier. L’irritation du Dr K. s’exacerbe encore
Pitié et ennui
lorsqu’il s’avère qu’Ehrenstein, tout comme Pick, porte une moustache noire et pourrait presque être son frère jumeau.
Comme deux gouttes d’eau, ne peut s’empêcher de penser le Dr K. Sur le chemin du Prater, la compagnie des deux hommes lui apparait de plus en plus comme une monstruosité, et sur le lac aux Gondoles, déjà, il se sent complètement prisonnier. C’est une faible consolation de voir qu’ils le ramènent à terre. Ils auraient pu tout aussi bien l’assommer
Maux de tête continuels.
à coups de rame. Lise Kaznelson,
Lise Weltsch
qui est aussi de la partie,
traverse à présent la forêt vierge sur un manège.
« Un jour dans la jungle » (de quel air emprunté elle se tient en haut, sa robe qui se gonfle
bouffante
bien faite, lamentablement portée).
Le Dr K. la voit perchée, là-haut, désemparée,
Ma compassion pour ces sortes de filles
Quand tous ensemble, par plaisanterie, ils se font photographier en passagers d’un aéroplane survolant la grande roue et les flèches de l’église votive, le Dr K., à son propre étonnement, est le seul qui, à cette hauteur, parvienne encore à esquisser un semblant de sourire.
Photographie, tir, manège. »