Hédi Kaddour: Paris-Londres par Gosford Park

28 janvier 2010

Hédi Kaddour aime le cinéma. A un moment, à peu près au milieu de son roman Savoir-vivre, il y a un gros morceau de Gosford Park.

« Et ça repleut, mais la pluie ne suffit pas à vous faire renoncer au paysage, et il faut parfois s’arrêter malgré la pluie, parce que her ladyship a toqué à la vitre de séparation, on se retourne, elle ne veut pas crier, elle montre simplement sa bouteille thermos, ça veut dire que comme d’habitude elle n’arrive pas à l’ouvrir, elle roule en voiture avec chauffeur et femme de chambre et elle est encore plus maladroite que le dernier des clochards alcooliques, le chauffeur s’arrête sur le bas-côté, on descend, on fait le tour de la voiture, on ouvre la porte, on ouvre la bouteille thermos, il pleut à verse, ça fait longtemps que votre manteau est transpercé, vous servez le thé dans un capuchon de la thermos, vous attendez que la maîtresse ait fini, elle fait la grimace, c’est sa façon de vous remercier, vous reprenez le gobelet, vous égoutter, vous le revissez, vous rangez le thermos, vous remontez dans la voiture, on repart, la seule chose à quoi se raccrocher c’est que le chauffeur vous a fait un sourire amical, vous n’êtes pas seule. » (Savoir-vivre (S-v), p.133)

C’est au début des années 1930. Le film de Robert Altman pratique une sorte de coupe dans un château de l’aristocratie anglaise déclinante, pour en faire apparaître, des cuisines aux chambres, des coulisses à la scène, les hauts, les bas, les milieux, les recoins obscurs, mais aussi les circulations subtiles qui rendent possible l’existence de ce monde perdu, tout en ruinant ses assises.

La domestique qui guide le regard est une jeune première, bonne et innocente, mais perspicace. La vérité viendra du sous-sol : bien mieux (bien plus vite) que le policier débonnaire, elle résout le mystère et découvre l’auteur du crime. Non, l’inspecteur ne réunira pas les invités dans la grande salle pour leur annoncer qui, où, comment…

Empruntant l’héroïne comme un hommage au film, Hédi Kaddour la fait d’abord un peu errer à travers l’île de Grande-Bretagne, avant de l’amener à Londres. Il la transforme, lui offre un passé et un avenir, organise une rencontre avec Max et Lena, deux échappés de Waltenberg. Elle prend une épaisseur troublante.

Il lui réserve son coup de théâtre.

Grâce aux Pierres qui montent, son journal paru le même jour que le roman, on devine où et quand l’idée lui est venue. Nous sommes à Paris, pas loin de la Place d’Italie.

3 janvier:

« Minuit passé. Quelques scènes de Gosford Park (Altman) en DVD. L’arrivée des invités au château. Les femmes de chambre vont mettre les bijoux au coffre-fort. Un des valets du château, allure insolente, enregistre et range les boîtes dans le coffre ouvert, grand comme une armoire. A un moment il est seul, il se tourne, lance la main dans la partie invisible du coffre. Un truand? Il en sort une cigarette allumée, tire une bouffée, remet la cigarette en place. Altman et l’art de suspendre le spectateur, de lui dégourdir l’attention. » (Les Pierres qui montent (PQM), p.16)

Des motifs passent d’un texte à l’autre: portes, escaliers, couloirs mènent de la cuisine du journal au salon du roman. Et inversement. Toutes les pièces, tous les chemins communiquent et convergent en un lieu commun: la bibliothèque (le lieu du crime chez Altman). La prose d’Henry James, celle de Virginia Woolf, de Colette, objets (entre cent) de profondes analyses du journal, irriguent aussi le roman, mais de manière plus discrète. Que les écrits autobiographiques éclairent la genèse de la fiction, la chose n’est pas nouvelle en littérature. C’est la simultanéité de leur publication qui attire ici l’attention. Il y a plus qu’une coïncidence: un projet. L’auteur dit avoir longtemps souhaité faire paraître les deux en un seul volume qui aurait proposé Savoir-vivre comme un feuilleton au cœur des Pierres qui montent. L’ordre imposé des jours aurait été contaminé par l’ordonnancement artiste : une reprise en main de l’agenda, une manière de contrer l’objection faite au journal (« simple livre des jours » (PQM,p.133), « lâcheté de l’écrivain » (Drieu), (PQM, p.205)), celle de déléguer au temps le travail de composition. L’éditeur (Jean-Marie Laclavetine, chez Gallimard) l’en a finalement dissuadé.

Je m’amuse à refaire le parcours de l’un à l’autre. Un fil au hasard:

Ces portraits, ces reflets:

« l’une des deux femmes de chambre avait un air autoritaire, c’était la plus grande, et l’autre avait ce qu’il fallait bien appeler une tête d’empotée, tirée à quatre épingles et empotée, comme terrorisée par sa voisine, et la grande n’était rien d’autre qu’un sinistre garde-chiourme, la tête de quelqu’un pour qui c’est bien fait d’en être arrivé là, en col de dentelle, et ça se passait dans un miroir, la grande femme de chambre c’était elle. A ce moment-là elle n’avait pas supporté ce qu’elle était en train de devenir. » (S-V, p.136)

« Cheveux trop longs, barbe incertaine, œil fatigué, chemise froissée, pantalon à deux balles, chaussures de sport blanc sale, téléphone à l’oreille: moi, dans la vitrine. » (PQM, 31 août, p.251)

Des images en écho et, plus encore, un même souci, une hantise: l’écriture juste. Savoir-vivre peut en effet se lire comme une mise en pratique et une mise en scène des préceptes développés dans les Pierres qui montent. La preuve aussi que le moment « langue littéraire », récemment identifié par l’équipe de Julien Piat et Gilles Philippe, n’est pas mort avec le vingtième siècle.

Dans les deux livres, au centre des préoccupations: le mot, le rythme, les images. La phrase littéraire doit se distinguer de celle de la langue ordinaire. L’attention se porte en particulier sur sa « droite », c’est-à-dire sur sa fin, qu’on la gonfle ou qu’on l’achève d’une coda bien sentie. Elle doit surprendre, être originale, faire entendre cette « langue étrangère » qui est l’idiome de la grande, la seule littérature. Corriger un mouvement ternaire s’il est attendu (et ajouter ou retrancher un dernier terme), sabrer dans les cohortes d’adjectifs, éviter les « peut-être » et les « semblerait que », assumer, frapper. Bannir les images « prémâchées ».

Pour décrire le petit milieu des fascistes anglais ne pas dire « panier de crabes » mais « bol d’araignées » (p.82). (Inconvénient: lisant la seconde expression, je pense beaucoup aux efforts pour éviter la première.)

Plus explicites et pédagogiques, les atermoiements du journaliste. Ou comment peindre une mort crue, étrangement sensuelle, et faire des touches et retouches le moteur même du récit:

« … en se relisant, Max voudra corriger, comme par une griffe, c’est de la graisse grammaticale, il faut enlever comme, mettre un dos déchiqueté par une griffe monstrueuse, ou alors description sèche: giclées de sang, vertèbres à nu, chairs dissection à ciel ouvert, ça tremble, déflagrations de plus en plus denses, et il aura envie de remplacer déchiqueté par dénudé, qui est moins fort, mais justement, déchiqueté, ça prévient trop, ça parle déjà de la griffe. » (S-v, p.51)

La grande obsession des adverbes: partout il faut les débusquer et les chasser de la phrase.

Même la police s’y laisse prendre:

Le commissaire du roman:

« Elle doit être désemparée, il faut la rassurer rapidement, lui dire que si les choses se passent convenablement, il n’y aura vraisemblablement pas de prison. Vous voyez où j’en suis, Max, je parle avec des adverbes, je n’aime pas ça, en plus vos adverbes français sont plutôt longs. » (S-v, p.172)

Ce n’est pas la première incartade des forces de l’ordre. Le 30 mai dans le journal:

« Kiel. Festival du roman. Une pancarte au bord de la plage. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Etat a besoin d’adverbes: « Es ist polizeitlich verboten » » Note de bas de page: « c’est « policièrement » interdit… »  (PQM, p.164)

Dire…, ne pas dire…, pas étonnant que Peter Handke (les Carnets du Rocher par exemple: « un livre rétif ») apparaisse souvent dans les Notes et croquis. Ou Jules Renard, à la recherche de la « sécheresse idéale ». Il y a là un « puritanisme littéraire » sans aucun doute, qui peut même devenir, à force de recettes et d’interdits, un académisme paradoxal.

Il faut savoir se détendre un peu, Hédi Kaddour en a conscience. Il sait, lisant Stendhal, qu’un peu de « plâtre » est parfois nécessaire pour enrober le « marbre », et que le meilleur lecteur se fatigue de trop de perfection. A propos de l’ascèse de Jules Renard il note justement:

« Il en mesure le danger: « mon style m’étrangle » (12 janvier 1898) » (PQM, p.133)

Il lui arrive donc de donner un tour savoureux et burlesque à la leçon, en convoquant au besoin des autorités insoupçonnées:

« Expression toutes faites, phrases qu’on devine avant d’être arrivé au bout: l’impression d’écœurement, de prémâché que ça provoque au bout de quelques pages de Christine Angot ou de Max Gallo. Cela fait penser à Starsky et Hutch, une conversation en cours d’enquête, quand ils se restaurent à la va-vite dans un milk-bar. Hutch après deux ou trois bouchées:

« Starsky!

Oui Hutch?

Starsky, ce gâteau a déjà été mangé! » » (PQM, p.217)

Assez drôle aussi (mais est-ce volontaire?), cette citation du grand reporter Ryszard Kapuscinski, que Kaddour destine à ses élèves de l’atelier journalisme:

« Tous mes efforts visent à dire le maximum de choses dans une quantité minimale de mots et d’images, l’expulsion de tous les adjectifs. J’aime le trait clair, droit, parcimonieux. » (PQM, p.98)

En deux phrases, l’art d’énoncer une règle et de la renier trois fois.


Alain Cavalier: la rencontre

25 janvier 2010

« Master class », l’expression fait un peu pompeux pour Alain Cavalier. En fait il s’agit d’une rencontre, jeudi soir prochain au Forum des images. Je la signale, d’abord parce qu’Alain Cavalier est à mes yeux l’un des plus grands artistes vivants, ensuite parce que c’est un bonheur de l’entendre parler, et enfin parce qu’il a l’air de bien aimer ce genre de réunion au cours desquelles il lui arrive, avec sa petite caméra, de filmer son public (pour le coup, le Forum des images ne le filmera pas, lui).

Rien à voir: je signale aussi la solution de mon énigme qui a fait flop flop, ploc ploc comme une petite pluie londonienne un week-end de janvier:

L’extrait 1: c’était, c’était… Virginia Woolf, Les Années (1937), chaque chapitre s’ouvre sur une saison, un état de l’atmosphère et du monde, avant de plonger dans la tête des personnages et de voir à nouveau les choses, mais autrement. J’y retrouve un peu des premières lignes de l’Homme sans qualité (1931-1933), mon début de roman favori:

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. » (traduction Philippe Jaccottet)

etc. je garde la suite pour une autre fois.

L’extrait 2: Hédi Kaddour, Savoir-vivre: comme une cellule de Waltenberg que l’auteur aurait ponctionnée et cultivée. J’en reparlerai aussi, très vite.

(Images: Photogramme tiré d’Irène; Abbas Kiarostami, Pluie et vent)


Londres qui brûle, Londres qui broie

22 janvier 2010

Une énigme sur Londres, la capitale prédatrice:

Extrait 1:

« 1907

L’été régnait en plein, avec ses nuits brûlantes. Le clair de lune frappait l’eau, la rendait blanche, insondable, qu’elle fût profonde ou non. mais il revêtait les objets solides d’un enduit brillant, d’une couche argentée, si bien que les feuilles elles-mêmes, sur les routes et campagne, semblaient vernies. Tout le long de ces routes silencieuses qui conduisent à Londres, des charrettes avançaient laborieusement, rênes de fer rigides dans des mains de fer, car légumes, fruits et fleurs voyagent lentement. Très haut, dans des mannes rondes, choux, cerises et œillets s’entassent. On croirait voir des caravanes chargées des biens d’une tribu qui émigre à la recherche de l’eau, forcée par ses ennemis à trouver de nouveaux pâturages. Les charrettes avancent laborieusement le long de cette route-ci, de cette route-là, se maintenant très près du bord. Les chevaux, fussent-ils aveugles, auraient pu du moins entendre le lointain bourdonnement de Londres, et les conducteurs, à moitié endormis, aperçoivent cependant, malgré leurs yeux mi-clos, la gaze de feu d’une cité qui brûle éternellement. A l’aube, dans Covent Garden, les fardeaux sont déposés; tables, tréteaux et pavés, encombrés de choux, de cerises et d’œillets, semblent ornés de volants tombés de quelque céleste blanchisserie ».

Extrait 2:

« Elle avait peur, mais elle aimait ce rythme, entre les voitures, les camions, les charrettes, l’asphalte, les pavés, la terre parfois, les obstacles et la folie des embarras, Londres était, malgré la crise, en plein mouvement, on la sentait s’étirer jour après jour, on avait la sensation de participer à ce progrès de la ville, à cette façon qu’elle avait de se jeter sur d’énormes morceaux de campagnes à sa périphérie, ou, dans certains quartiers, sur ses derniers terrains vagues, qu’elle engloutissait à coups de pelle mécanique, toute une végétation têtue de pissenlits et de chardons qui avait pourtant résisté pendant des siècles. La ville n’hésitait pas non plus à s’éventrer, à creuser son sol à des profondeurs inouïes, pour d’immenses chantiers d’immeubles sans pitié, elle creusait même sous l’eau, faisait travailler des hommes dans des caissons d’air comprimé pour lancer des ponts, elle lançait aussi des rails, et faisait passer de douze à vingt miles à l’heure la vitesse de tous les véhicules automobiles, les bus eux-mêmes passaient de quinze à cinquante passagers, et l’on rencontrait des femmes policiers qui réglaient la circulation, elle pourrait peut-être devenir une femme policier, une de celles qu’elle voyait maîtriser d’un lever de main les bus qui faisaient la course entre compagnies rivales pour se piquer les passagers, et sur la Tamise les pompiers inauguraient leurs nouveaux bateaux-pompes deux fois plus gros, deux fois plus puissants, et la ville restait la plus grande du monde, devant New York, c’était là qu’il fallait être, même si les journaux vous disaient qu’elle comptait des centaines de milliers de chômeurs, la ville accumulait les foules et G. marchait dans la ville, de foule en foule, sans appartenir à aucune. »

Du début du siècle aux années 30, la ville s’élève, creuse et s’étale, indifférente à la conjoncture, inhumaine et désirable. En 1939 Londres atteint le point culminant de sa domination, agglomérant 8,5 millions d’habitants, soit quasiment un cinquième de l’entière population britannique. Elle est aussi devenue un topos littéraire.

Les deux images méritent une petite explication. Je les ai trouvées dans Londres, l’indispensable et pesante « biographie » de Peter Ackroyd.

La photographie: « Monsieur Anti-Proteines » (cliché Sean Hickin) qu’Ackroyd légende ainsi : « Stanley Green (1915-1993) arpenta Oxford Street pendant des lustres afin de défendre son credo: « Moins de protéines, moins de passions ». Ignoré par la foule des passants, il devint un symbole poignant de la faculté qu’a la métropole d’ignorer, d’oublier et de broyer ».

Le tableau: Charles Ginner, Piccadilly Circus, 1912, Tate Modern. Commentaire : « Les marchandes de fleurs disparaitrons lors de la Première Guerre mondiale mais la ligne de bus Highbury-Battersea existe toujours ».

Je laisse les plus perspicaces deviner où je suis allé chercher les deux extraits.

Indices: l’un des deux est très récent, l’autre plus contemporain de ces scènes urbaines. Un hommage? Peut-être, quand on sait l’admiration que l’un des auteurs porte à l’autre.


Conte d’été (2): vue de Saint-Malo

18 janvier 2010

Je lis Hédi Kaddour, Les Pierres qui montent: ses notes et croquis de l’année 2008. Ils vont m’accompagner longtemps, comme Waltenberg.

Le samedi 30 août:

« …la fille au deux-pièces rouge s’est assise, voit passer le garçon aux boucles brunes, elle lance: « Elle était bonne? », il est surpris, se gratte l’oreille, reconnait la fille qui demande: « C’est la première fois que vus venez par ici? » puis: « Vous attendez quelqu’un? – Moi? non, non, pas précisément. – Asseyez-vous! » Le regard de la fille a désigné l’espace à droite, le garçon regarde au loin: « Mes affaires sont là-bas. – Allez les chercher », elle lui sourit, il y va, elle passe la main sur ses genoux, sourit encore, glisse ses cheveux derrière l’oreille, humecte ses lèvres, il revient, s’assied à côté d’elle, elle demande: « Tu es seul ici? – Pour l’instant, oui. – En vacances? – ben oui », elle frotte le sable avec son pied, sourit, il ne sourit pas, elle s’essuie doucement la cuisse en baissant les yeux puis le regarde, il regarde la mer, avant-bras posé sur les genoux repliés, tient sa serviette bleue à bout de doigts, son regard va des yeux de la fille à la serviette, oui, il fait des maths, elle? de l’ethnologie, lui, c’est Nantes, le mois d’août dans un bureau d’étude, le regard a glissé une fraction de seconde sur les seins de la fille, non, pas ingénieur, il sera plutôt prof, pour le temps libre, il regarde devant lui, sans sourire, ils parlent, puis elle prend un chemisier derrière elle, se lève, laisse le garçon parler d’avenir: « Je n’ai pas envie d’organiser ma vie en fonction de l’argent », elle enfile le chemisier, commence à ajuster un paréo, il reprend ses affaires sans qu’elle lui dise rien, et tout le mouvement vient se boucler dans le geste qui referme le paréo sur la cuisse en contre-plongée, c’est elle qui a fait la scène, elle y met fin, le garçon va la suivre, Rohmer, Conte d’été » (p.250-251)

Mais j’ai pensé à eux trente pages avant.

« Mercredi 23 juillet:

Livre sur l’estuaire de la Rance, par Caroline et Christian Daché. J’y retrouve l’histoire qu’on raconte à Saint-Malo, sur la porte Saint-Thomas, et « La Noguette », la cloche qui annonçait jadis à 22 heures la fermeture de la ville. On lâchait ensuite, extra muros, une meute de dogues. Un matin, on retrouva, déchiqueté, un couple d’amoureux qui n’avait pas vu passer le temps. » (p.216)

Curieux. Je reviens au 30 août. Kaddour a fait suivre la description de la scène d’un de ses croquis. Ainsi s’achève la journée:

« Saint-Malo la nuit. Des bruits de clochettes ou même de clarines: le cliquetis des filins contre les mâts, dans le port de plaisance ». (p.251)

Et à l’instant, à la page 300. C’est le jeudi 16 octobre:

« Fragments d’Héraclite, dans la traduction de Conche. « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache, mais donne des signes. » Ça pourrait être la première leçon d’écriture littéraire. »


De la destruction (2): Villes mortes

14 janvier 2010

Mike Davis, Dead cities, p.135:

« En effet ce qui se produisit dans le South Bronx – qui, comme le mettent en évidence les Wallace, « n’était même pas classé parmi les zones pauvres en 1967 » – ressemble étrangement aux deux dynamiques de mort décrites par Stewart dans Earth abides. Tout d’abord, tandis que la protection contre les incendies se dégradait, les propriétaires renoncèrent en masse à entretenir leurs bâtiments; ce qui, en retour, occasionna un accroissement de la fréquence des incendies. L’incinération rapide du coeur du South Bronx enfanta un exode de masse vers le West Bronx, où le surpeuplement, conjugué à la réduction continue des services d’incendies et des services du logement, mena à une deuxième vague de feux, qui se propagea aussi à Harlem et à certaines parties de Brooklyn. Après avoir culminé à 153 263 urgences en 1976 (alors que les incendies sérieux étaient trois fois supérieurs aux taux de 1964), la tempête de feu finit par s’épuiser d’elle-même; « le déclin des feux de structure après 1976, soulignent avec consternation les Wallace, ne représente pas la fin de la crise ou le renforcement des services d’incendie, mais plutôt la pure et simple pénurie de carburant dans les principales zones d’ « infection » incendiaire comme le South Bronx, Bushwick, etc. »

(Les prairies ordinaires, traduction de Maxime Boidy et Stéphane Roth)

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.201

« Notre propagation sur terre passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIème siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un coeur qui se consume lentement. Toute la civilisation n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. En attendant, nos villes rayonnent encore, les feux gagnent encore du terrain. »

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.189-190:

« De telles irruptions catastrophiques de la mer dans l’intérieur des terres se produisirent de manière répétée au cours des siècles suivants, et bien entendu, l’érosion de la côte s’accentua dans les intervalles calmes. La population de Dunwich se plia peu à peu à l’irréversibilité de cette évolution. Le combat était sans issue, on y renonça. On tourna le dos à la mer, et chaque fois que les moyens le permettaient, l’on bâtit vers l’ouest, prolongeant de génération en génération le processus de fuite en vertu duquel la ville qui se mourait lentement suivait – comme par réflexe, pourrait-on dire- l’un des mouvements fondamentaux de la vie humaine sur terre. Un nombre remarquablement élevé de nos agglomérations sont en effet tournées vers l’ouest et, pour peu que les conditions le permettent, s’étendent dans cette direction. L’est est synonyme d’absence d’issue. A l’époque de la colonisation du continent américain, notamment, on pouvait voir les villes se déployer vers l’ouest en même temps que les quartiers situés à l’est étaient abandonnés et tombaient en ruine. »

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Dead cities examine la manière dont la guerre aérienne et les bombardements systématiques des populations civiles se sont imposés à l’esprit des stratèges britanniques puis américains comme un moyen efficace de remporter la seconde guerre mondiale; les trois courts essais qui composent le livre nous font découvrir le site de Dugway (étrange la consonance avec Dunwich), au milieu de l’Utah, où fut élevé un quartier Potemkine dont les Mietzkazerne n’avaient été construites en 1942 – d’après le modèle des immeubles berlinois – que pour étudier les ravages du feu et accélérer les incendies des grands ensembles ouvriers de la capitale allemande.

Ils racontent aussi la destruction par les flammes de blocs entiers de New York, l’effondrement des tours du World Trade Center, la progression de nouvelles espèces végétales, comme le buddleia davidii, dans les ruines des villes allemandes bombardées. L’ouvrage présente les tableaux apocalyptiques de romans d’anticipation comme After London de Richard Jefferies (1885), A Crystal Age, de William Henry Hudson (1887), Nouvelles de nulle part de William Morris (1890), la Guerre des airs d’H. G. Wells (1898). De la même crise fin de siècle il convoque les figures de Nietzsche et de Freud. Plus près de nous l’auteur se ressource aux utopies d’Ernst Bloch et rend hommage au travail photographique de Camilo Vergara, l’un des seuls à avoir archivé par ses clichés la progression des ruines qui a dévasté le Bronx et Harlem au coeur des années 1970.

Mike Davis incarne le rêve américain et son revers: ancien ouvrier des abattoirs, ancien camionneur, il est devenu, après avoir découvert Marx, professeur d’université, suivant le parcours inverse (à l’européenne pourrait-on dire) de Sebald, passé de l’Alma mater à la vie d’écrivain. Il fait partie de ces self-made-writers passés par tous les petits boulots, devenus les contempteurs de l’Amérique: Charles Bukowski, John Fante, Joseph Heller, Raymond Carver, la liste est aussi longue que celle des jobs complaisamment égrenés en quatrième de couverture et dans les ouvertures d’articles élogieux.

Ses études proposent des analyses hybrides et novatrices, mêlant des considérations classiques sur le zoning, les politiques fiscales, la géopolitique, à un usage décomplexé de la fiction. On retrouve le plaisir romanesque que l’on ressentait déjà à la lecture de son City of Quartz (1997) dans lequel il mettait en scène le Los Angeles des écrivains (The Day of the Locust de Nathanael West) moins pour tirer l’analyse froide des représentations d’une ville (Mike Davis ne fait pas de géographie littéraire) que pour appuyer un discours moral, parfois moralisateur, sur les dérives urbaines. Ses travaux ont eu le mérite de donner une résonance médiatique à bon nombre de sujets longtemps cantonnés à quelques niches académiques -le phénomène des nimbies (« Not in my backyard! ») dans City of Quartz; les interactions insoupçonnées entre nature et ville et la dimension géomorphologique de nos ponctions dans le sous-sol terrestre dans Villes mortes. On ne regarde pas la ville tout à fait de la même manière après ses révélations.

Dead cities, p.73:

« Depuis la fin du XIXème siècle environ, la majeure partie de l’énergie à disposition de la race humaine a été investie dans la construction et l’entretien de l’habitat urbain. Objet premier du travail humain et animal depuis huit mille ans, l’agriculture est aujourd’hui secondaire comparée au drame (littéralement) « géologique » de l’urbanisation. Les géologues estiment que l’énergie fossile actuellement dévolue à l’aménagement de la surface terrestre pour les besoins d’une population humaine de citadins en pleine explosion est géomorphologiquement équivalente, du moins à court terme, aux formes premières de l’activité tectonique planétaire: la dérive des continents et l’érosion des reliefs. »

L’idée que l’on peut faire une « histoire naturelle » de la construction et de la destruction n’est pas très éloignée des préoccupations de Sebald. Le passage sur les villes bombardées rappelle les conférences de Zurich réunies en français sous le titre De la destruction comme éléments de l’histoire naturelle. La modernité occidentale, en tournant le dos (vers l’ouest donc…) à la nature et en refusant de considérer la destruction à l’œuvre, a fait de bien des parties du monde un enfer qui fait regretter le Paradis perdu. On lit une vision orientée et prophétique (apocalyptique: une révélation) de l’histoire, considérée comme un processus d’ignition inéluctable, même si, à la différence de Sebald (chez qui le marxisme est pour le moins discret, même s’il affleure à l’occasion de descriptions de Manchester par exemple), les responsabilités du désastre sont plus clairement attribuées aux élites politiques et économiques. L’attention portée au phénomène de combustion semble-t-il spontané fait penser à bien des passages des Anneaux de Saturne. Quant au sermon, on l’entend aussi dans Austerlitz.

Sebald, Austerlitz, p.64

«  J’étais déjà au lit et Elias, assis sur un tabouret près de la fenêtre, contempla encore très longtemps ce spectacle en silence. Je crois que c’est la vision de cette vallée soudain éclairée par l’éclat du feu puis plongeant de nouveau dans les ténèbres qui lui inspira le sermon du lendemain, sur le thème de la vengeance du Seigneur, de la guerre et de la dévastation des lieux habités par les hommes, un sermon dans lequel, comme le lui dit le marguillier au moment des adieux, il s’était surpassé. O combien. L’auditoire, pendant le sermon, avait été pétrifié d’effroi, mais pour ma part la violence dépeinte par Elias n’aurait pas à ce point marqué mon esprit si dans la petite ville au sortir de la vallée, où le soir même le prédicateur devait présider à la prière, une bombe n’était tombée en plein après-midi sur le bâtiment abritant le cinéma. Les ruines fumaient encore quand nous arrivâmes. Les gens formaient des grappes dans la rue, beaucoup, horrifiés, sous l’emprise de l’émotion masquaient encore leur bouche de la main? Les pompiers étaient arrivés, écrasant avec leur voiture le massif de fleurs, et sur la pelouse, en habits du dimanche, gisaient les corps de ceux qui, Elias n’avait pas eu besoin de me le dire pour que je le comprenne, avaient péché en enfreignant le commandement sacré du sabbat. Peu à peu s’élabora dans ma tête une sorte de mythologie inspirée des représailles de l’Ancien Testament, dont au demeurant la pièce maîtresse a toujours été l’engloutissement de la commune de Llanwddyn dans les eaux du lac de Vyrnwy. »

La prose de Davis ne parvient pourtant pas toujours à s’élever au dessus des décombres comme celle de Benjamin et de Sebald. Les essais se lisent sans déplaisir: sa plume imprécatrice et son talent de conteur (il faut lire le récit de la fondation de Los Angeles dans City of Quartz) lui ont assuré un succès peu commun dans le monde universitaire. Mais l’auteur a parfois la main lourde. Les descriptions n’échappent pas toujours à la grandiloquence et, c’est peut-être ce qui l’éloigne le plus de l’auteur des Anneaux de Saturne (quoique..), on a parfois le sentiment qu’elles trahissent le plaisir ambigu que le prêcheur peut ressentir, de sa chaire, à raconter l’apocalypse devant des fidèles médusés.

L’analyse elle-même prête à discussion. La perspective est géographiquement et historiquement large mais les études de cas étroites, les travaux sont souvent de seconde main et anciens (par exemple sur les articles des époux Wallace), le biais idéologique marxiste a ses vertus et ses faiblesses. Les réflexions sur le 11 septembre -une punition méritée et un ironique accomplissement des fantasmes organisés pendant des décennies par Hollywood au service des puissants- sont discutables et de peu d’intérêt scientifique. Le détour par les oeuvres d’anticipation offre des perspectives nouvelles et éclairantes, mais menace de tomber dans le ridicule quand les récits sont utilisés comme éléments de preuve et leurs auteurs comme des voyants, davantage que comme les témoins des angoisses d’une époque et d’un lieu.

La vision de cet universitaire progressiste ou « radical » (selon les étiquettes américaines) a finalement une dimension antimoderne (mais c’est toute la contre-culture américaine qui plonge une partie de ses racines dans les mythes originels de l’Amérique rurale des Pères fondateurs). Mike Davis est un puritain, qui pense que les villes américaines incarnent une faute originelle. On n’est pas étonné de trouver sous sa plume des auteurs  comme Ruskin qui, à la fin du 19ème siècle qualifiait la ville industrielle de « métropole toxique » et prédisait la disparition de la population anglaise dans un nuage empoisonné. On comprend ce qui l’attire dans After London de Jefferies où la nature sauvage (mais n’est-ce pas aussi l’Angleterre « verte », aristocratique?) triomphe de Londres la populeuse et toxique (p.90). La destruction des villes apparaît comme la juste punition et la revanche de la nature sur les dérives prométhéennes de la modernité, considérations dont on voit assez facilement ce qu’elles peuvent avoir – utilisées par d’autres, et à d’autres fins – de réactionnaires. Davis ne cache d’ailleurs pas les prolongements, bien éloignés de ses propres valeurs, auxquels a pu aboutir ce genre de déploration. Il rappelle ainsi l’existence des « utopies » éco-fascistes en vogue pendant la guerre au sein de certains cercles nazis. Leurs membres accueillaient avec un certain contentement les bombardements alliés et prévoyaient la disparition de la grande métropole « juive » au profit de villes-jardins bien aryennes.

Dead cities touche moins, on le voit, par la rigueur de sa démonstration que par l’originalité de son objet d’étude, l’outrance et la beauté un peu archaïques de sa prose, qui en font un étonnant recueil d’exempla à l’usage des laïcs du XXIème siècle.

Note:

Pour une critique plus approfondie et académique du travail de Davis, lire la recension qu’a faite Cynthia Ghorra-Gobin d’un autre de ses ouvrages: Paradis infernaux (écrit en collaboration avec Daniel B. Monk)

(Images: Photographies de Harlem et du Bronx par Camilio Vergara, Un puritain admonestant ses compagnons aux Etats-Unis, vers 1620, par Howard Pyle (1853 – 1911); John Ruskin, par John Millais, 1854)


Conte d’été

12 janvier 2010

Eric Rohmer filme les amours compliquées de Gaspard et Margot sur la plage de Dinard. Où j’ai découvert, un soir de juin 1996, ce que pouvait être le cinéma. Ce qu’il était avant, je ne sais plus.


La voix de Claude Simon

8 janvier 2010

Il faut écouter et podcaster le Mardi des auteurs du 5 janvier dernier consacré à Claude Simon. On pourra de nouveau entendre sa voix merveilleuse d’ambiguïtés, dont on ne sait pas trop si elle est rocailleuse ou douce, aiguë ou grave, dont on se demande si elle se moque un peu de la question posée (quand cette dernière étonne ou amuse l’écrivain), ou si l’on doit rendre hommage à sa bienveillance et à sa pédagogie. Car Claude Simon est un des écrivains qui parlent le mieux de la littérature, de l’art en général, et de ses propres textes en particulier. Un de ceux qui sait se sortir de ce genre obligé et souvent ennuyeux – l’interview d’auteur – pour s’élever, sans jargonner ni simplifier, au-dessus de son oeuvre, et à nouveau, mais d’une autre manière, faire entendre sa littérature. Ses textes, comme il est dit au cours de l’émission (par lui, par d’autres), naissent d’un regard et puis, une chose appelant l’autre, l’observation gagnant encore en acuité et en précision, les branches se ramifient à l’extrême, l’artiste décompose, recompose, un nouveau bourgeon apparait, une nouvelle efflorescence, et le « bricolage » devient art. C’est donc un oeil, avant tout, et on ne saurait lire facilement cette prose à haute voix. Lui-même a toujours refusé l’exercice.

Il est ici accompagné par d’autres (Michel Butor notamment, voilà qui plaira à Loran Bart) au cours de ce beau programme, très simple et très efficace pour qui voudrait découvrir son oeuvre. Les deux metteurs en ondes, Matthieu Garrigou-Lagrange et Jean-Claude Loiseau, lui laissent le mot de la fin. C’est le 9 décembre 1985, une seul journaliste française (Marianne Alphant pour Libération) a fait le déplacement pour écouter son discours de réception du Prix Nobel de littérature. Claude Simon parait un peu ému:

« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Sur les sentiments que peut éprouver un lauréat distingué par l’Académie royale suédoise, l’un de mes « confrères Nobel », comme nous appelle le docteur André Lwoff dans une lettre qu’il a eu la gentillesse de m’adresser, s’est on ne peut mieux expliqué:

« La recherche étant un jeu, écrivait-il dans son remerciement, il importe peu, en théorie tout au moins, que l’on gagne ou que l’on perde. Mais les savants » (et je dirais aussi les écrivains), « les savants, donc, possèdent certains traits des enfants. Comme eux ils aiment gagner et comme eux ils aiment être récompensés », à quoi André Lwoff ajoutait: « Au fond de lui-même, tout savant (tout écrivain, dirais-je encore) « désire être reconnu ».

Et, si j’essaie d’analyser les composantes multiples de cette satisfaction par certains côtés puérile, je dirais que s’y mêle une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et malgré le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, en dépit de ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l’esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d’être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l’inertie ou parfois même à l’hostilité des divers pouvoirs, quelques-unes des valeurs les plus menacées aujourd’hui. »

(Discours de Stockholm, Pléiade, p.887, légèrement modifié, fidèle ici à la version orale)


Qui a mieux peint l’hiver (3)? (Dictionnaire des lieux sebaldiens (15): l’Escaut)

7 janvier 2010

Austerlitz, p.20-21
« Et, de la même manière qu’il avait conclu ce premier soir, Austerlitz poursuivit ses considérations le lendemain, sur la promenade en terrasse au bord de l’Escaut où nous nous étions donné rendez-vous. Il désigna le large ruban liquide qui étincelait sous le soleil du matin et parla d’un tableau datant de la fin du XVIème siècle, époque que l’on a appelée la petite période glaciaire, où Lucas Van Valckenborch donne à voir depuis l’autre rive l’Escaut entièrement gelé, avec derrière, obscures, la ville d’Anvers et une bande de terre plate s’étendant jusqu’à la côte. Au-dessus de la tour de la cathédrale Notre-Dame, un ciel sombre libère une chute de neige, et là-bas, au loin, sur le fleuve que nous contemplons quatre siècles plus tard, les Anversois s’ébattent sur la glace, gens du peuple en sarraus couleur de terre et personnes de condition en pèlerines noires, avec fraises de dentelle blanche autour du cou. Au premier plan, vers le bord droit du tableau, une dame est tombée. Elle porte une robe jaune canari et le galant homme qui se penche vers elle avec sollicitude des culottes rouges, très voyantes  dans la lumière blafarde. »
(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

C’est le deuxième jour à Anvers, au bord de l’Escaut. En ce mois de juin 1967 les eaux s’écoulent tranquillement mais l’esprit de Jacques Austerlitz fige l’image un instant d’insouciance : le cours du temps est remonté de quatre siècles et suspendu au pinceau de Van Valckenborch (1535-1597), au geste de l’homme aux culottes rouges et aux joies du patin à glace. Anvers oublie les désordres qui la déchirent alors entre Espagnols et Hollandais, catholiques et protestants. Les deux personnages, quant à eux, achèvent de sceller une complicité nouée la veille, dans la salle des pas perdus de la Gare centrale.

Pourquoi la chute de cette femme anonyme, en « robe jaune canari », retient-elle autant l’attention ? Au seuil du récit, cette figure du désarroi et de la fragilité annonce d’autres malheurs, d’autres tentatives de sauvetage, d’autres visages impossibles à dessiner avec exactitude (celui de sa mère Agatha, en particulier). Le détail sur lequel Austerlitz attire le regard devient un augure métonymique de l’ensemble d’un texte et d’une oeuvre qui fonctionnent constamment de la complémentarité entre la petite et la grande échelle.

Comme on ne devise jamais au bord du même fleuve, les deux compagnons se retrouvent un autre hiver, sur la même rive mais en aval dans le récit et sur l’estuaire, du côté des Hollandais qui en ont longtemps contrôlé l’accès stratégique, après bien d’autres (Espagnols, Anglais, Autrichiens, Français), le fermant même parfois à la navigation. Cependant l’Escaut des débuts de la construction européenne n’a plus rien du fleuve disputé des siècles précédents, et près de son embouchure il ne ressemble plus à un « ruban serpentant » à travers la ville; s’ouvrant à la Mer du Nord il se confond de plus en plus avec elle et perd son identité de cours d’eau.

Austerlitz p.41
« ce jour où nous restâmes tout un calme après-midi de novembre à deviser dans un café à billard de Terneuzen – je me rappelle la patronne, une femme portant des lunettes très épaisses qui tricotait une chaussette vert bocage, les boulets de charbon dans le foyer, la sciure mouillée répandue sur le sol, l’odeur amère de la chicorée – et à regarder par la baie vitrée l’immense embouchure de l’Escaut noyée dans un brouillard gris ».

On ne reconnait pas non plus, dans ce passage, l’autoroute fluviale charriant les produits de l’ère industrielle. Dans ces contrées poldérisées mais toujours menacées par les eaux et la vase (et on pense à Venise (Vertiges, All’Estero, p.52-67), Dunwich (Anneaux de Saturne, p.185-190 ) ou Vyrnwy, la ville galloise ennoyée (Austerlitz, p.65-66 et p.268)), c’est pourtant cette voie majeure qui a donné naissance à la première région économique de Belgique et au deuxième port d’Europe. Par comparaison Sebald fait ailleurs dans le récit un tableau moins apaisant et oisif du Rhin parcouru de péniches pleines à craquer, roulant « ses eaux lourdes » (p.268) qui rappellent celles, plus douteuses encore, de la Tamise:

Austerlitz, p.139:
« et je n’oublierai jamais, jaillissant du néant, l’estuaire courbe de la Tamise, une queue de dragon d’un noir de cambouis serpentant dans la nuit tombante, au long de laquelle s’allumaient maintenant les lumières de Canvey Island, de Sheerness et de Southend-on-Sea »

A Anvers comme à Terneuzen l’Escaut parvient à échapper à ce qu’en fait l’homo economicus et peut encore être un pur objet de contemplation et de méditation. Tels la Vlatva plus loin, ou encore – à d’autres moments de l’œuvre, de l’année, de l’histoire – le Danube:

Vertiges, p.42-43
« J’étais monté pour la première fois au Greifenstein à la fin des années soixante et de la terrasse panoramique du café, j’avais contemplé le fleuve étincelant et ses basses terres marécageuses sur lesquelles les ombres du soir commençaient à se poser. En ce lumineux jour d’octobre où Ernst et moi, assis côte à côte, jouissions de cette belle perspective, une brume bleutée flottait sur la mer de feuillage venant se briser au pied des murailles du château. Des vagues de vent parcouraient les cimes des arbres et les feuilles détachées de leurs tiges trouvaient les courants ascendants et montaient si haut qu’elles finissaient par se dérober au regard. »
(traduction Patrick Charbonneau)

« Étincelant » à la fin des années soixante, mais ça n’était plus tout à fait l’hiver, et tout a changé depuis:

« On a construit une retenue d’eau en contrebas de la forteresse. Le cours du fleuve en a été régularisé et offre maintenant un spectacle auquel la force du souvenir ne résistera plus longtemps ». (p.43)

(Lucas Van Valckenborch, Vue d’Anvers et de la rivière gelée, 1590, 42,5 cm par 63,5, Stadelsches Kunstinstitut, Francfort). J’ai trouvé le détail et la meilleure reproduction sur le site allemand consacré à Sebald, wgsebald.de)


Qui a mieux peint l’hiver (2)?

3 janvier 2010

C’est aussi l’Épiphanie au chef-lieu du département N.

Tchékhov, Le Gel

« Le gel avait blanchi les arbres, les chevaux, les barbes; il semblait que l’air lui-même craquait, ne supportant pas le froid, mais, malgré cela, aussitôt après la bénédiction des eaux, la police était déjà près de la patinoire et à une heure précise l’orchestre militaire attaqua.
Lorsque, vers quatre heures, la fête battait son plein, l’élite de la société locale se rassembla pour se réchauffer dans le pavillon du gouverneur et sa femme, l’évêque, le président de la cour, le directeur du lycée et bien d’autres. les dames étaient assises dans des fauteuils tandis que les hommes se massaient près de la large porte vitrée et regardaient la patinoire. » (p.332)

Mais Iégor Ivanytch vient doucher la contemplation des notables:

« Le gel était cruel, effroyable. je sortais avec ma vieille et je me mettais à souffrir. Dieu Tout-puissant! On commence par glagater comme si on avait la fièvre, on se recroqueville, on sautille, puis les oreilles, les doigts, les pieds commencent à faire mal. Ils font mal comme si quelqu’un les serrait dans des pinces. Mais tout cela ne serait encore rien, pas grand-chose, pas important. le malheur, c’est quand le corps se glace. On se promène deux ou trois heures par le froide, saint prélat, et on perd toute ressemblance. On a des crampes dans les jambes, la poitrine écrasée, le ventre rentré et surtout on a dans le coeur une douleur comme il n’y en a point de pire. Le coeur souffre, on n’en peut plus, tout le corps se languit, comme si ce n’était pas une vieille femme qu’on conduisait par la main mais la mort elle-même. On est tout engourdi, tout pétrifié, comme une statue, on marche et on croit qu’on ne marche pas, que c’est un autre qui bouge les jambes à notre place. Comme l’âme est figée, on ne sait plus ce qu’on se doit: on est prêt à abandonner la vieille sans guide, ou à chiper un petit pain chaud sur un étalage, ou à chercher une bagarre. Mais quand on rentre du froid pour passer la nuit dans le chaud, on n’en est pas plus heureux! On ne dort pas jusqu’à minuit ou presque et on pleure, et pourquoi pleure-t-on? On ne le sait pas… » (p.335)

(Pochothèque, traduction Vladimir Volkoff)

Aert Van der Neer (1603-1677), Paysage d’hiver avec villageois jouant et glissant sur la rivière gelée (je traduis de l’anglais (sans doute maladroitement)).


Qui a mieux peint l’hiver?

1 janvier 2010

Avec l’inclinaison du globe à l’angle de l’écliptique le soleil s’éloigne des hautes latitudes et frappe la surface terrestre de manière très oblique, allongeant les ombres, plongeant le jour dans un crépuscule permanent. Par ce froid (c’est alors le début du « petit âge glaciaire ») et ces fortes densités (déjà les plus élevées d’Europe), les rayons doivent traverser la brume d’eau condensée qu’exhalent ou transpirent les hommes, les bêtes, les plantes. Hagards et égarés (ils paraissent s’être perdus en route), comme  frigorifiés eux-mêmes, ils ont renoncé à chauffer et se contentent de dispenser un éclairage pâle. Le monde se recouvre d’un voile, c’est étrange comme les choses deviennent à la fois plus statiques et plus flottantes. Le peintre (muet) observe  sa vie durant ce spectacle et entreprend de le mettre sur la toile. Incroyable, la lumière hollandaise qui baigne le petit théâtre humain. Infinie la compassion de l’artiste pour la finitude des êtres. La scène villageoise – ses figures tour à tour empruntées, fières, ridicules, enthousiastes, malheureuses – ne nous dit pas « nous ne sommes rien » (de si petites choses) mais « nous sommes tout » (tout cela, et il n’y a rien d’autre), ou du moins elle parvient à dire les deux.

Je pensais à cet équilibre instable quand je suis tombé sur ces mots de Pessoa, dans son Livre de l’Intranquillité :

« Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles. »

(traduction Françoise Laye)

Ils éclairent de manière peut-être trop lugubre le tableau lumineux d’Hendrick Avercamp, mais à mes yeux les deux pièces consonnent trop nettement pour ne pas les rapprocher.

Il n’y a pas moyen, malheureusement, d’agrandir davantage le Paysage d’hiver (78cm par 132 cm), l’un des centaines (des milliers?) que nous ont offerts les successeurs de Bruegel, en Flandre ou au Pays-Bas. Avercamp est un des meilleurs héritiers du maître, et cette vue (est-ce Kampen? la rivière Ijssel prise par les glaces?) une des ses réussites majeures.

Une manière pour moi de souhaiter une bonne année aux habitués qui fréquentent plus ou moins régulièrement ce site, et à ceux qui trébuchent, tombent, échouent par hasard sur l’une ou l’autre de ces pages.

Hendrick Avercamp, Paysage d’hiver, 1610, Rijksmuseum

Pessoa dans une rue de la « Baixa » à Lisbonne (Document José Fabiao).