Le lundi 1er janvier 1940

10 Mai 2010

Dans la guerre (9)

Paul Claudel


L’an quarante, la quatrième dizaine ! il fait froid ! déjeuner de famille. Visite de Chouchette.

Klaus Mann, New York


Nouvelle année, nouvelle aventure, nouvelle étape, nouvelles promesses, nouvelles jérémiades et nouveau pas vers la mort – que j’attends avec joie. Je me sens en effet plus libre, plus détaché, plus triste et plus prêt que jamais. On peut devenir toujours plus sceptique et toujours plus pieux en même temps ; toujours plus désespéré et toujours plus confiant. Ma peur et mon espoir diminuent… Une seule chose serait difficilement supportable, ce serait de savoir que tout cela risque de durer bien trop longtemps… (Mais ce n’est pas probable.) – Toute aigreur est adoucie par la belle perspective de la fin…

… je suis revenu de Princeton en voiture à cause de mes nombreux bagages. J’ai une nouvelle chambre, un petit appartement. Ce n’est pas mal du tout. Je donne vie à ma solitude en fixant des photographies aux murs et en écoutant de la musique à la radio et au phonographe.

Thomas Mann, Princeton


Me suis levé, comme j’en ai maintenant l’habitude, entre 8h et 8h30. Froid vif. Promenade dans l’allée avec le caniche. Petit déjeuner avec K.. Ensuite, ai écrit les premières lignes de la curiosité indienne et ai pris des notes judicieuses. – Brève promenade avec K. (…) – Dans le Times, remarquable article d’E.W. Meyer sur les perspectives et les buts de guerre. – Après le thé, ai apporté des corrections au Texte politique et ai par ailleurs travaillé à prendre des notes. Au dîner, sans serviteurs, les Kahler. Ensuite, à la bibliothèque, feu dans la cheminée. Avons parlé de Stifter. Avons parlé d’une certaine littérature de province aigrie en Allemagne. Le « signifiant » dans la littérature, venant de l’inconscient et du savoir artistique. – Froid terrible.

Simone de Beauvoir, Megève


Le résultat de cette belle journée et de cette longue veillée c’est que je suis assez crevée le lendemain. J’écris à S. en prenant mon petit déjeuner. Puis ski : Mt d’Arbois, le Tour, Rochebrune. Pas très bien. Je fais à peu près ce que je veux maintenant mais je ne sais pas vouloir comme dirait Gandillac. Et puis fatigue. Qu’est-ce que la fatigue ? Ce n’est pas une conscience du corps fatigué, c’est la manière même de prendre conscience et de se conduire. Mais ça pose encore le problème du rapport conscience-corps – on n’est pas fatigué physiquement, c’est faiblesse du cœur toujours, ainsi qu’un état du corps conditionné. Je suis méditative et molle. Regret de Sartre, et tout ça me fait vain sans lui. (…)

Bertolt Brecht


Il faut toujours considérer que le mouvement ouvrier est partie intégrante du capitalisme, déclarait hier A(ugust) Enderle avec son accent souabe. L’URSS est encore loin d’avoir atteint le niveau des forces productives à partir duquel direction par ex. ne signifie plus domination. L’industrialisation de l’agriculture est encore loin d’avoir atteint le niveau à partir duquel la paysannerie fusionne avec les travailleurs de l’industrie. Donc il existe encore des luttes de classe, qui engendrent un appareil d’Etat. La politique extérieure de l’URSS est certainement la politique extérieure d’un Etat où s’édifient des éléments de socialisme, ce n’est pas pour autant une politique extérieure socialiste. (…) Le pacte de Staline avec Hitler, dont il aura peut-être besoin militairement demain, affaiblit Hitler face à sa bourgeoisie, il affaiblit donc la puissance militaire du partenaire, car il ne renforce pas simultanément la position du prolétariat allemand face à sa bourgeoisie. Il y a là de graves fautes politiques, qu’on ne peut s’expliquer qu’à partir de la situation interne de la Russie.

Cesare Pavese, Turin


Pas fait grand-chose. Trois œuvres : Les deux saisons, Par chez nous et le Charretier.

Les deux récits sont une chose du passé : ils valent peut-être en ce que je me suis passé une envie et ai prouvé que je sais vouloir un style et le soutenir, et voilà tout. Le petit poème est peu de chose, mais il promet peut-être pour l’avenir. Je termine en espérant y revenir maintenant, rajeuni par beaucoup d’analyse et par la purgation de mes humeurs narratives.

Quant à mes pensées, je ne les ai plus beaucoup développées dans ces pages mais, en compensation, j’en ai recueilli diverses, mûres et riches et, plus que tout, je me suis entrainé à y vivre avec agilité. Je clos l’année 39 dans un état d’aspiration désormais sûr de soi, et de tension  semblable à celle du chat qui attend sa proie. J’ai intellectuellement l’agilité et la force contenue du chat.

Je n’ai plus déliré. J’ai vécu pour créer : cela est acquis. En compensation, j’ai beaucoup redouté la mort et senti l’horreur de mon corps qui peut me trahir. C’a été la première année de ma vie empreinte de dignité, parce que j’ai appliqué un programme.

Mihail Sebastian


A Radio-Zurich, un long divertissement pour orchestre de Mozart. Voyons-y un bon signe en ce début d’année.

Je travaille depuis sept heures du soir, il est maintenant minuit, et je n’ai réussi à écrire qu’une seule page. J’en suis toujours au chapitre XVIII, dont j’ai écrit six pages jusqu’ici. Il est vrai que le régiment m’empêche de travailler, mais il n’est pas moins vrai que, lorsque j’ai un jour libre et que m’assieds enfin à mon bureau, je n’ai pas la ténacité voulue pour rester penché sur le manuscrit, attentivement, sans rêvasser, sans digressions, sans ces pauses que je m’accorde trop facilement. Le plus ridicule, c’est que j’en suis réellement à la phase finale du livre et que trois ou quatre jours de travail sérieux me suffiraient pour conclure.

Mais, demain matin, je serai de nouveau au régiment.

Ernst Jünger, Kirchhorst


En permission à Kirchhorst. La mansarde porte déjà les marques de l’inhabité ; comme le génie du logis a tôt fait d’émigrer ! Hier, le soir de la Saint-Sylvestre, Martin von Katte nous a rendu visite. Il nous a raconté certains détails de la campagne de Pologne qui, en d’autres temps, m’auraient captivé, mais notre capacité d’enregistrement est limitée. En outre, de tout temps, les événements d’outre-Vistule, lorsque je les lisais ou qu’on m’en parlait, m’ont semblé de moindre importance historique, comme s’ils se déroulaient en des pays brumeux où les contours s’effacent. Par exemple, je n’ai jamais pu me représenter le palais d’Attila, à part son aspect chaotique.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. A 13 heures réception chez Koniawa. Souvenirs de Dresde. Une délégation de réfugiés de Kalisz.


Le dimanche 31 décembre 1939

9 Mai 2010

Dans la guerre (8)

Viktor Klemperer, Dresde


Ce Noël et ce Nouvel An, nous sommes dans une situation bien plus mauvaise que l’année dernière : nous risquons de perdre la maison. Et pourtant je me sens bien mieux que l’an passé ; les choses se sont mises en mouvement, à l’époque rien ne bougeait. Je suis persuadé maintenant que le nazisme va s’effondrer dans l’année qui vient. Peut-être allons-nous périr avec lui – mais lui va finir, c’est certain, et avec lui, d’une manière ou d’une autre, la terreur. Est-ce que nous allons pouvoir sauver la maison et le chat ? – Ces jours-ci, nous avons allumé notre bel arbre de Noël tous les soirs, et c’est ce que nous avons l’intention de faire ce soir encore.

Pour ce qui est de l’écriture, tout compte fait, je peux m’estimer satisfait de l’année 1939 : près de 200 pages des plus serrées du Curriculum terminées à la machine, 6 chapitres ¾.

Je me force à un mélange d’espoir et de volonté de ne pas y penser. Jour après jour, il faut s’acquitter de toutes ces choses dans les moindres détails : le ménage, le manger pour nous et pour le chat, lire à voix haute et écrire un peu.

(…)

Je crois que les pogroms de novembre 1938 ont moins impressionné le peuple que la réduction des tablettes de chocolat à Noël.

Thomas Mann, Princeton


(…)

La deuxième fin d’année dans ce pays. Ai mis en place le nouveau calendrier. Avec quelle tension on envisage l’année fatale et décisive qui vient ! Ce qu’on fait prend de plus en plus le caractère d’un passe-temps. Puisse-t-il être honorable.

Simone de Beauvoir, Megève


Grande journée fatigante. C’est le départ de Kanapa. Je corrige toute une pile de copies en prenant le petit déjeuner, c’est formidable tout ce qu’on arrive à faire quand les gens ne vous dérange pas. Trop de « charmante vermine » à Paris, c’est dévorant. On part à 8h. ½, Kanapa très préoccupé de son bagage, il le sera tout le jour, il se perd avec affectation en soucis pratiques. Manque total de générosité, goût de confort, économie d’effort. On descend sur Saint-Gervais, avec aisance et assez bien quoique la piste soit dure. Puis on va chercher le petit train qui grimpe au col de Volza ; un petit wagon en bois, avec des compartiments où on nous enferme à clef, et une locomotive charmante qui pousse le wagon – il est si beau sur les affiches au milieu de paysages de neige impressionnants. Le paysage y est – le train monte petit à petit cependant que nous mangeons notre déjeuner froid. On arrive au col vers midi et on prend le café dans le bel hôtel qui nous avait éblouis avec Sartre voici 3 ans : bar américain, nattes de paille sur les murs et la grande salle à manger qui est vraiment plaisante. On prend un café, et on part sur la piste bleue. Celle-là aussi je me la rappelle, et tous les incidents de notre descente et je me sens su fort unie à Sartre à travers toutes ces entreprises communes, toute cette vie à nous deux derrière nous – chaque tournant me revient, c’est un vrai pèlerinage. (…)

La soirée est d’une étonnante poésie. Je m’installe dans la première salle à côté de la T.S.F avec un paquet de Craven – il y a un assez beau jeune homme arrivé la veille qui s’est acoquiné avec l’isolée, elle en est tout émoustillée. (…) On sent bien fort que c’est nuit de fête. (…) Ca me fait romanesque comme tout cette soirée ; roman d’atmosphère qui se continuerait en policier ou n’importe comment. Et moi-même comme personnage de roman (sans représentation de moi ; juste la place que j’occupe et la T. S. F. sous ma main). Je ne voulais pas que la soirée s’achève ; et je n’ai même pas le courage de faire ma correspondance tant je suis prise. L’absence de Kanapa me plonge encore davantage là-dedans, isolée parmi d’autres. Forte, forte soirée comme j’en ai trop rarement et dans l’authentique. Je ne monte me coucher qu’à 11h.

Mihail Sebastian, Bucarest


Le dernier soir de l’année.

Je me proposais de le passer seul chez moi, à travailler. Mais je ne suis pas assez ferme pour cela. Je me sens esseulé, délaissé, oublié. Je ne m’étais jamais autant rendu compte que je devenais un célibataire. Pire qu’un célibataire. Zoe est à Predeal. Leny, je ne sais où. Je pense à l’une et à l’autre avec une certaine tristesse. Et pourtant, je n’ai pas besoin d’elles.

Mon seul regret (à part les vieux regrets, incurables), au moment de changer d’année, c’est de n’avoir pas fini mon livre. Je m’aperçois à présent qu’il n’y a plus rien à faire, que la dernière partie est ratée, irréparablement ratée ; mais, ainsi ou autrement, j’aurais voulu me débarrasser de ce roman, ne pas le traîner derrière moi en 1940.

Paul Claudel, Versailles


A Versailles. Temps glacial. Le dernier soleil couchant de l’année couleur d’aurore. – André Rodo(canachi), de retour du front.

Adam Czerniakow, Varsovie


Craintes pour la bibliothèque de Balaban. J’ai admonesté Nossig. A la Communauté, des obsèques : 1) au Château, un ouvrier est tombé d’une fenêtre ( ?), 2) Gamarnikow, 3) le père de la malheureuse victime de la rue Nalewki trouvé dans les décombres de l’hôpital du Saint-Esprit. Elle a dit que c’était une véritable « chance » d’avoir reconnu son père. Une nouvelle définition de la chance. Repu de gloire, je retournerai à la maison. Deux types sont venus et ont annoncé la réquisition de l’appartement. Pour le Nouvel An, ça suffit probablement.


Le jeudi 30 novembre 1939

22 avril 2010

Dans la guerre (7)

Simone de Beauvoir, Paris


Dur réveil – il est 9h. mais j’ai mal dormi, j’ai la gueule de bois, mal partout et la tête comme une forge. Mais je vais quand même au lycée, je veux me réserver de meilleures occasions de manquer. Je bois juste un quart de Vittel, et quand je commence mon cours, je crois que je vais m’évanouir, mais ça se tasse. A midi 1/2 Sorokine; on déjeune à la petite brasserie bleue, puis ensuite et à pied on monte à H. IV – elle m’a donné une petite lettre où elle me demandait mille choses -, je cause de tout avec elle, de sa paresse à travailler, etc. – elle demande tout le temps, mais elle y met de la grâce. Elle m’explique d’une façon charmante pourquoi elle m’estime et tient à moi. Cours sur les math. – achat de livres pour Sartre chez Gibert – en métro à la poste: une lettre de Sartre, deux de Bost , de dimanche et mardi qui me ravissent l’âme; il me dit à propos de Kos. qu’il sent toujours étranger, du moins pas complice devant elle, et ça m’apaise pour longtemps car ce qui me faisait vertigineux c’était l’idée d’une profonde et neuve complicité entre eux. J’écris mes lettres, puis je rentre chez moi pour la couturière; la femme lunaire essaie une robe très belle, mais sa poitrine est un désastre pire que je ne supposais. Je redescends écrire un tas de lettres (Bost, Sartre, Védrine, Poupette) et corrige jusqu’à 9 h. 1/2 des masses de copies. J’ai relu le début du Procès de Kafka ces jours-ci et je commence Fermé la nuit de Paul Morand.

A 9 h. 1/2 Kos. arrive, retour d’Atelier et avec Wanda on va manger un morceau au fond de la « Rotonde ». je suis bien terne, par fatigue noire, et elles me racontent des histoires qui ne m’amusent pas beaucoup. on rentre à 11h. et je lis un peu Morand au lit.

Virginia Woolf, Monk’s house


A ce point harassée, fatiguée, déprimée et contrariée, que je prends la liberté de venir exprimer ici ce que je ressens. R. est un ratage total; et quel mal m’a-t-il donné! Mais laissons cela. Ma tête n’en peut plus et il me faut résister à l’envie de tout déchirer, de tout biffer… et remplir mon esprit d’air, de lumière, de marche, et l’enfouir sous une nappe de brume. Les bottes en caoutchouc me sont d’un grand secours. Je peux aller patauger dans le marais. Et puis, non, je m’en vais écrire un petit mémoire.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin chez les SS. J’ai 59 ans aujourd’hui. Réunion du Conseil. A l’issue de la réunion on nous a apporté le journal Nowy Kurier Warszawski annonçant les brassards juifs, le marquage des boutiques juives ainsi que l’exécution des 53 du 9 de la rue Nalewki. Le port des brassards est obligatoire à partir de demain. Dans la soirée, convocation des SS pour le 2 décembre 1939 chez Fischer.