Le mur, la nuit

3 janvier 2019

Thomas Jones Mur à Naples 1782

Noté sur le carnet bleu, daté du 2, alors qu’on est déjà le 3, dans la nuit:

Insomnie. Je retrouve P. dans le salon. Lui aussi.

JC Bailly sur Thomas Jones. Première aventure galloise.

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Il n’y est presque question que de Naples. C’est le geste du peintre qui permet le va-et-vient avec le Homeland.

Ce qui change, et radicalement, ce sont les couleurs, le climat, c’est l’absence de la référence humaine dans le paysage, mais le sentiment de l’espace, le sentiment que l’espace est la forme intransitive du temps, demeure.

Puis Bergounioux, encore et toujours. Comme souvent j’ouvre au hasard, mais un même moment de l’année, espérant (ou redoutant) d’y trouver, comme à d’autres époques ou en d’autres lieux les lecteurs de certains livres sacrés,

Sa. 8.1.2005

Cathy, qui s’est levée très tôt, quittait déjà la maison pour le laboratoire lorsque j’ai ouvert les yeux. Je finis de dactylographier les pages hasardées depuis la Toussaint.

L’après-midi, à Versailles puis à Vélizy où Cathy a commandé un lit pour la petite. Il n’est pas arrivé. Au retour, elle allume le feu, s’installe sur le canapé avec un roman policier, une coupe qu’elle a remplie de dragée, et de la voir ainsi occupée, toute à elle-même et à ce qu’elle fait, me remplit, par procuration, d’un parfait bonheur, moi que l’anxiété, la haine de soi, tire continuellement à la périphérie, loin du repos, hors du présent. »

un reflet.

Moi : moins la haine de soi que la crainte de toute perte, de toute disparition. C’est ce que je laboure, c’est ce que je pétris la nuit.

M. opéré : j’imagine son corps ouvert, ses artères, la Leçon d’anatomie de Rembrandt.

Noté enfin cette phrase pour B. ou autre création :

il avait besoin d’imaginer la première phrase du lendemain pour pouvoir s’endormir

Au matin, l’huile sur papier de Thomas Jones m’accompagne encore, mêlée à celle d’un tableau bien plus connu, de Vermeer – mais pas celui où Proust isole le « petit pan de mur jaune »,

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– plutôt celui-ci,

La ruelle 1658

où j’entends encore les mots de la nuit.


Par la fenêtre (3): Le Tunnel de William H. Gass

13 juillet 2010

William H. Gass, Le Tunnel, p.14

 

Hier soir, les paupières closes sur moi-même, je me suis mis à voir comme si j’étais une fenêtre ouverte. Livré aux vents. Je ne reposais pas dans une paisible obscurité, cette obscurité à laquelle j’aspirais, cette paix dont j’avais besoin. Ma tête résonnait de mille feux, plus désolée cependant qu’un jardin en hiver : les pensées vaguaient et volaient en tous sens tels des papiers gras puis disparaissaient. Il y avait des avenues foulées par des pas invisibles, des bruissements sans feuilles ni arbres, des aboiements détachés de leurs chiens.

 

p.333

 

Un livre, écrivis-je, est comme une galerie de fenêtres ; chaque page perçoit un monde et raconte sa fortune ; chaque page même faiblement reflète le visage de son lecteur, et transmet un jugement ; chaque page est faite d’esprit, et c’est ce même esprit qui perçoit le monde extérieur, et c’est ce même esprit qui reflète un monde intérieur, et c’est ce même esprit qui se tient dans sa transparence entre la perception et le reflet, unissant et divisant, jouant un double jeu.

(Le Cherche Midi, traduction Claro)

 

Tiphayne Samoyault, « L’occupation des temps »

 

Du temps a passé sur les longs romans. J’ai passé du temps à les lire. Ils sont signes pour moi de l’époque révolue où je passais du temps à les lire. Ils rythmaient mon temps, les détours, au sortir de l’école, du côté de la bibliothèque municipale où je lisais par « œuvres complètes » et indifféremment Zola, Mazo de la Roche ou Jules Romains. Ils appartiennent à leur temps de longs romans qui correspond à un moment de l’histoire littéraire, un entre-deux-guerres, où l’on a su prendre le temps pour les lire sans qu’on comprenne bien pourquoi d’ailleurs : pourquoi ce temps-là, où les urgences étaient déjà grandes, et brûlantes et où commençait à être compté le temps du monde, et des hommes ? Du temps a passé sur les longs romans qui ont identifié le temps à leur cours, qui ont fait de l’histoire, de ses ruptures récentes et bientôt à venir – naguère et demain – le présent ininterrompu de ce qui devenait leur matière : ce qu’il y avait à raconter et à dire quand il était encore temps.

(Études sur Waltenberg, p.240, Editions l’Act Mem)

 

C’est la vie de William Frederick Kohler, historien. Un jour, caché des hommes et de sa femme, il se met à creuser un tunnel au sous-sol de sa maison, cependant qu’en haut, dans le bureau, l’introduction de son livre – la dernière pièce de son chef-d’oeuvre – se transforme en introspection de sept cents pages. Autre forage, mêmes secrets.

Impossible de dire à quiconque: ceci est mon trou. Ceci est mon sublime éden personnel. Vous ne l’admirez donc pas? N’est-il pas grandiose?

Résonances : Kafka pour le Terrier; Céline pour la vocalité et la syncope; Bernhard, l’autre imprécateur, pour le ressassement et la mise à nu (à l’os) de toute chose qui a de la chair ; Pynchon pour le va-et-vient musée haut / musée bas, culture savante / culture populaire, préciosité / vulgarité, pour l’énaurmité des références philosophiques, historiques, littéraires ; Sterne : le récit comme renaissance problématique, le goût de la digression sans fin, les jeux typographiques ;

les campus novels aussi, pour le flingage méthodique de ses collègues de papier (dissolution de l’empiriste Planmantee, destruction de l’idéaliste Governalli, éreintement du poète dominical Culp ; sans oublier « ce cher Herschel », le raté qui, « seul au milieu de toilettes publiques, paraitrait quand même perdu dans la foule »),  pour les intrigues d’alcôves, les scolastiques disputatio.

Et Rabelais, et Flaubert, Joyce, etc.

C’est un « roman-monde » comme on dit parfois des plus ambitieux textes venus des Amériques (l’Arc-en-ciel de la gravité, 2666, la Maison des Feuilles, d’autres que j’oublie…) depuis qu’on ne dit plus « roman-total » en Europe, où la moyenne s’est raccourcie. Si « monde » est ce qui se trouve dans la tête d’un homme quand un écrivain sait le mettre sur une feuille. Ou si « monde » est tout ce qui  se trouve à l’intérieur du mot.

Il y a ces résonances et tous ces précédents, et tous ces héritiers, mais la voix de Gass est unique. Pas de plan labyrinthique (en apparence), pas d’étayage virtuose (ouvertement virtuose, ostensiblement virtuose), mais des aplats comme des coups de pelle. Tout est dans la phrase, lyrique et ravageuse, qui n’élève que pour abîmer. La métaphore (objet de sa thèse de doctorat) exile, abat, creuse sous le texte, et fait sombrer le monde familier. On n’est jamais chez soi dans la prose de Gass.

J’ai lu le Tunnel non pas une mais deux, trois fois, car j’ai relu bien des phrases une fois, deux fois. Je relirai encore

« Un jour, un de ces jours, il n’y aura plus de jour. »

« Ce n’est pas une autre journée. C’est la même au carré. Pas moyen d’échapper au froid, à la grisaille, à l’horloge, au désordre, aux pièces mal chauffées, à l’heure de la répétition, aux pensées obsessionnelles, à mes crimes innocents, aux martinets ramoneurs pareils à des tâches dans les yeux.
J’erre dans la maison. Désœuvré. Les escaliers. Ils descendent. Je grimpe. Les fenêtres. Je regarde dehors. Dans la salle à manger, un conclave de chaises vides. De la lumière dans l’évier comme des gouttes d’eau tombées d’un robinet qui fuit. Autrefois, la moindre pacotille nous rappelait notre mariage, quand nous achetions du bonheur aux enchères, et une cuiller à sucre remuait un souvenir dans un autre, le café dans le lait, le rêve dans le désir. Et que nous faisions des choses quand nous n’avions pas d’argent mais avions des mains. »


 

« Quel calme. Les lumières ont déserté le bâtiment – comme je devrais le faire – et les couloirs vont joindre leurs échos aux miens. »

« La graisse a alourdi ses hanches et ajouté des bastions à ses seins. »

 

« Mon sentiment pour elle, comme une fine sueur, me glace en séchant. »

 

« L’hiver s’attarda si longtemps que leurs crocus fleurirent sous la neige, que nos jonquilles moururent en terre, et que le soleil rêva. »

« Les parcs cernaient les gens de tant d’espace. »

 

C’est quand il parle du Midwest, et plus encore de sa maison, et plus encore de l’hiver, le cœur du cœur de son pays, son véritable enfer, que Gass est le meilleur, nettement meilleur, me suis-je dit (un moment idiot), que quand il voyage dans l’Europe des années noires, dont il ne parvient pas – malédiction américaine  – à faire autre chose qu’un barnum grotesque, grossier, hollywoodien même, et même si c’est avec un talent bouffon, au second, au troisième degré. Peut-être n’y a-t-il plus mieux à faire.

Quel acteur pour jouer l’infâme Magus Tabor, universitaire sulfureux, grandiloquent oracle de l’histoire-dite-par-un-idiot-pleine-de-bruit-et-de-fureur ?

Où reconstituer les rues de Berlin une Nuit de Cristal ?

Qui pour filmer, en travelling, les pavés luisant de verre brisé ?

Kohler lui-même?


Voilà, lisant le chapitre Kristallnacht, maugréant contre ce qui m’apparaissait comme un temps faible du texte, le genre de questions que je me posais. Avant d’être cueilli

La fumée semblait le symbole muet du cri.

Au milieu de ces volutes de bile noire et de ces monceaux de ruines, je me suis délecté à chercher les traces (il dirait sans doute « flaques », j’aurais pu écrire « preuves ») de lumière. Des restes de bonheur dans la solitude de l’enfance.

p.34

Il s’absenta un temps, mais quand la menace de son absence eut diminué je pus alors regarder sereinement autour de moi les herbes, les fougères, et les arbres ; et, dans un silence si complet que mon souffle semblait une brise, je pus sentir la qualité du moindre frémissement dans leurs frondes délicates et leurs tiges fines. Il y avait des herbes pareilles à des chevelures folles, du lierre inlassable, des graines pourpres et dorées, des clochettes bleues. Les coupes pleines des trous d’eau scintillaient comme des cuillers à thé, et je voyais clairement des grains de sable rouler lentement sur le fond d’où la lumière s’élevait tel un nuage de vapeur, tandis que l’eau elle-même semblait se tenir au-dessus de la roche érodée comme si elle était de l’air – une autre atmosphère – , le médium d’une existence autre. Je me penchai sur les fonds, étudiai la mousse et les vairons, suivis le lit du cours d’eau le long de ses rives douces et tièdes, vis une feuille semblable à un baigneur (attitude on ne peut plus inadaptée à ma nature) et m’emparai prestement d’un éclat de soleil – j’t’ai eu.

L’épiphanie me rappelle Rousseau, le rêveur solitaire en sa deuxième promenade. Il reprend connaissance après avoir été renversé par un gros chien sur les pentes de Ménilmontant

 

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de riens ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Quant aux fenêtres

Elles sont belles, mais sombres, aussi belles et sombres que celle d’Au cœur du cœur de ce pays, quand Gass écrit

ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort.

Il y en a beaucoup au long du Tunnel, grandes fermées sur l’extérieur, à la transparence louche, car Kohler dit avoir « armé son cœur » de haine et s’être entouré « d’un mur d’indifférence dépourvu de grille afin qu’on ne le franchisse jamais».

Une partie entière


leur est explicitement dédiée :

Trois espaces comptent dans ma vie ; ils forment ma trinité ; le carreau de la fenêtre, le blanc de la page, et le noir du tableau. J’aimerais ajouter, le corps de ma bien-aimé, mais je ne peux pas.

 

La fenêtre par laquelle je regardais alors, la fenêtre qui ne m’offrait rien, soir après soir, nuit après nuit, aube après aube, était également toutes les fenêtres que j’avais connues, qu’elles fussent réelles ou mélancoliques.

Depuis cette fenêtre je peux voir le poil rêche de notre jardin sous la neige, et plus loin, derrière une haie dépouillée, l’étendue plate et gelée du pré où parfois mes enfants font du patin ; puis, beaucoup plus loin, telle une brume grise, des arbres.

 

Je referme le livre dans un état incertain. Que se passe-t-il quand le pacte est rompu entre la voix qui parle et celle qui lit, et que la langue qui nous abreuve de tant de plaisir fait entendre tant de foi mauvaise et de haine recuite ?

Il fait alors si noir de l’autre côté qu’on ne voit plus par la vitre que son propre reflet.

Si les gens n’aimaient pas en moi ce que je n’aime pas en eux, je ne les détesterais pas. Nous serions parvenus à une compréhension.

Depuis trois semaines qu’il m’accompagne, je me demande comment Gass a pu couver son Kohler pendant près de trente ans.

Il a déjà répondu à ce genre de question :

Better to have him on the page than inside of you.

Dans la critique du New York Times où j’ai trouvé cette citation, Robert Kelly écrit aussi: « It is not a nice book. It will have enemies, and I am not sure after one reading (forgive me, it’s a big book) that I am not one of them. »

Je ne suis pas sûr pour ma part qu’il ne me laisse pas (mais pour d’autres raisons) aussi désarmé que son personnage face à son tas de feuilles

Mon livre, Das Meisterstücke. Le but de ma vie était de l’écrire, et le voilà posé à ma gauche tel un verre vide.

Images:
Paysage du Midwest français par la fenêtre du train, par Fabien Darrouzet ; Le Terrier de Kafka, par Robert Crumb et David Zane Mairowitz; détails du Tunnel; Disputatio, vers 1500 (auteur inconnu); The World within the word, recueil d’essais critiques de William Gass, détail de la couverture; Hopper, A woman in the sun, 1961; Michael Gambon et Matt Damon dans The Good Shepherd, de Robert de Niro (2006) ; Clint Eastwood, Gran Torino (2008); le Cri, d’Edvard Munch, 1893; Rousseau herborisant à Ermenonville, auteur inconnu; Façade d’immeuble à Bruxelles, par Romain Bonnaud; Midwest français (2), par Fabien Darrouzet; William H. Gass, auteur inconnu.
PS :
Peut-être faut-il commencer par , chez Libellules : superbe article sur le sujet Gass et l’objet Tunnel, sa poésie, sa traduction.

Dictionnaire des lieux sebaldiens (17): Saint-Pétersbourg

23 février 2010

W.G. Sebald, D’Après Nature

«Cronstadt, Oranienbaum, Peterhof
et pour finir, dans le vide torricellien
un bâtard de trente-quatre ans,
déposé dans le delta marécageux de la Neva,
Saint-Pétersbourg sous la forteresse,
nouvelle capitale russe,
effroyable pour un étranger,
rien d’autre que l’éruption d’un chaos,
des bâtiments qui s’enfoncent
à peine édifiés, et nulle part une perspective droite.
Agencés selon le nombre d’or,
les quais et les ponts, les rues et les places,
les lignes de fuite, les façades et les rangées de fenêtres
n’émergent que lentement
du vide sonore de l’avenir
pour imposer un plan éternel à une ville née
de l’angoisse devant l’immensité de l’espace,
surpeuplée, grouillant d’Arméniens, de Turcs, de Tatars,
de Kalmouks, de Suédois immigrés,
d’Allemands, de Français et des corps
mutilés, torturés à mort,
des criminels pendus,
exhibés tout au long de l’avenue. »

(Traduction Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, p.39)

Alexandre Pouchkine, Le Cavalier de bronze, Prologue

«  Et il songeait
D’ici nous menacerons la Suède,
Ici, une ville s’élèvera
Pour narguer l’impudent Suédois,
Nous percerons, d’un seul élan
Une fenêtre vers l’Occident,
Sur la mer nous nous ancrerons.
Alors, portés par des vagues neuves,
Les pavillons du monde entier
Viendront avec nous festoyer. »

(traduction Léonid et Nata minor, Edition des Syrtes, p.129)

Le Cavalier de bronze, Première partie:

«  En cette année
Régnait encore sur la Russie,
Dans toute sa gloire, le tsar défunt.
Il se tenait sur son balcon,
Pensant que des projets divins
Les tsars ne peuvent avoir raison.
Et là, assis, l’air accablé,
Il contemplait l’inondation.
Les places devenaient des estuaires,
En elles dévalaient en rivières
Les rues en pente et le palais
Semblait une île désolée… »

(p.139)

A quelques années de distance, deux regards et deux trajectoires se croisent en ce lieu.

En fondant sa nouvelle capitale Pierre le Grand (1682-1725) ouvre à la Russie sa « fenêtre vers l’Occident » qu’il regarde avec des yeux de prédateur. Une vingtaine d’années plus tard, dans un mouvement inverse, Georg Wilhelm Steller, fraîchement débarqué d’Allemagne, ne voit dans Saint-Pétersbourg qu’une porte de l’Orient, un moyen de fuir la carrière promise à l’université, la vie bourgeoise au coin du feu, la certitude du professeur en chaire.

L’arrivée du naturaliste allemand dans le port est l’occasion pour Sebald d’écrire une nouvelle variation sur la catastrophe urbaine. A peine bâtis (la scène se déroule au début des années 1730) les immeubles et les quais menacent déjà de s’enfoncer sous terre et sous l’eau, frappés par un dieu courroucé et vengeur qui aurait vu s’élever là une nouvelle Babel, une autre Sodome, une autre Gomorrhe.

Quelle est la faute ici? Moins peut être la démesure de l’ambition que le froid calcul qui fit naître Saint-Pétersbourg des eaux marécageuses du delta, comme si ce dernier n’existait pas et qu’il s’agissait d’une plaine fertile à l’abri des tempêtes. C’est le triomphe de l’abstraction qu’a dénoncé plus tard toute une tradition hostile aux révolutions trop radicales (son grand théoricien: Burke et ses Reflections on the Revolution in France, 1790). L’idée que le monde est une table rase, une page blanche sur laquelle on peut tracer les figures les plus complexes et faire naître les symétries les plus audacieuses: le rêve des philosophes, des bureaucrates et des ingénieurs au service du despote éclairé.

Un plan radial, des rues au cordeau, des bâtiments comme à la parade, la pierre partout : une ville nouvelle sur le modèle de la ville nouvelle de l’époque, Versailles, dont l’imitation la plus aboutie se trouve en périphérie, à Peterhof; Pierre-le-Grand dans les pas de Louis XIV.

Au départ, ce ne sont pourtant que marais sablonneux traversés par les bras de la Neva, eux-mêmes séparés par des îles inondables couvertes de forêts, et puis le 16 mai 1703, après avoir pris le lieu aux Suédois lors de la seconde guerre du Nord (1700-1721), le tsar pose la première pierre de la forteresse Pierre-et-Paul; mais bientôt une autre s’avère nécessaire sur l’île de Cronstadt pour protéger l’entrée du delta, avant que les chantiers navals se mettent à construire la nouvelle flotte. Du bâtiment de l’Amirauté s’ouvrent alors deux « perspectives », comme un compas, et une ville garnison émerge, une Venise du Nord autour son arsenal qui enserre les courbes du fleuve, le prive de ses plaines inondables naturelles et le rend indomptable en cas de crue. Bien conscient de ces dangers, Pierre le Grand décide malgré tout, ou plutôt pour toutes ces raisons, dans un geste de défi à la nature et à la tradition, d’en faire sa capitale. Elle est baptisée en 1712, d’un nom qui enveloppe le tsar régnant d’une aura d’apôtre.  Mais Pierre a d’autres projets encore pour sa ville, qui dépassent de loin le renforcement de son propre pouvoir: en détrônant la trop archaïque et trop religieuse Moscou, elle doit ancrer son pays en Europe et devenir le coeur de la Russie moderne qui irriguera d’idées nouvelles et de réformes le reste de l’immense territoire. C’est donc la ville d’un pouvoir absolu, dont l’arbitraire s’est perpétué par la suite et se lit jusque dans les changements successifs de toponyme: Saint-Pétersbourg (1712-1914), Petrograd (1914-1924), Leningrad (1924-1991), Saint-Pétersbourg à nouveau depuis la disparition de l’URSS.

Dans l’oeuvre de Sebald elle n’est qu’un des exemples délirants de ces constructions modernes qui semblent porter dans leur plan-même l’idée de leur propre croissance infinie et de leur propre ruine. On trouvera dans les quarante première pages d’Austerlitz les développements les plus complets sur l’irrationalité qui présida à l’édification des places-fortes, gares, palais de justice et autres bibliothèques qui se sont multipliés depuis le dix-septième siècle sur le continent européen.

Austerlitz, p.23

« (…) il était possible de reconnaître que vers la fin du XVIIème siècle les différents systèmes avaient fini par se quintessencier pour donner naissance à un plan privilégié, une étoile à douze branches avec contrevallation, sorte de parangon déduit d’à partir de la section dorée, qui effectivement, ainsi qu’on s’en rendait compte aisément en voyant l’intrication extrême des ébauches et esquisses dressées dans le but de fortifier des sites tels que Coeverden, Neuf-Brisach ou Saarlouis, parlait à l’esprit du dernier des profanes, conquis par l’évidence de ce qui ne manquait pas d’apparaître à la fois comme l’emblème du pouvoir absolu et comme celui du génie des stratèges attachés à son service. Toutefois dans la pratique guerrière, les forteresses en étoile construites et sans cesse améliorées au cours du XVIIIème siècle n’avaient pas rempli leur fonction; car, enfermé comme on l’était dans ce schéma, on avait négligé que les places les plus fortes étaient par nature celles qui attirent aussi les armées ennemies les plus fortes (…) »

On imagine aussi ce qu’il aurait pu faire du chantier dantesque où périrent sans doute une centaine de milliers de semi-esclaves. Il se limite ici à l’évocation des souffrances infligées: les « corps mutilés, torturés à mort » des pauvres hères souvent déplacées de force et de loin pour construire et peupler la capitale. L’esquisse (une eau-forte) me fait penser à d’autres grands travaux de l’Europe moderne, dont Pierre Michon a fait récemment un brillant tableau en quelques touches :

« – depuis que le cardinal-duc avait fait lever, plus ou moins à coups de trique, plus ou moins à coup d’écus, des bataillons de Limousins pour construire au large de la Rochelle et autant dire alors en pleine mer de grands apparaux de guerre, des digues, des babels bien cimentées de ciment limousin, sang et boue, où lui, le cardinal-duc de Richelieu, debout sur les digues par-dessus les Limousins dans son habit de fer et de pourpre, pensait que tous les huguenots du monde viendraient se fracasser et mourir toujours, sortir de l’Histoire- »

(Les Onze, Verdier p. 35)

Le Cavalier de Bronze de Pouchkine raconte un autre malheur des temps, la grande inondation qui a frappé Saint-Pétersbourg en 1824. La catastrophe y apparaît comme une punition divine et une inévitable conséquence du despotisme hydraulique (1). La nature reprend ses droits pour un moment. Places, quais et rues redeviennent les estuaires, les îles, les rivières qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être. Seule la statue équestre de Pierre reste intacte, superbe, tandis que les victimes s’entassent, que les corps dérivent au long de la Neva une fois la tempête passée. Neuf ans après la catastrophe qu’il avait au départ sous-estimée, Pouchkine, dont le grand-père maternel était un prince africain au service du tsar, écrit un poème plein d’admiration amère, d’amour douloureux pour la ville et son bâtisseur.

Les deux textes font le procès de l’ordonnancement classique, d’une forme de rationalité instrumentale et de l’empire absolu qu’elle semble donner sur le monde. Le nombre d’or et l’obsession de symétrie ne peuvent que mener au chaos. La subversion de l’ordre apparent et le dévoilement des ombres de la raison pure imposent aux écrivains l’adoption d’un point de vue quelque peu halluciné, baroque, fantastique même, où le plan grandiose se renverse en tableau macabre, ce qu’illustre chez Sebald les pendus de la Perspective Nevski, chez Pouchkine le destin d’Eugène qui contemple le désastre juché sur la statue de Pierre-le-Grand, avant de sombrer dans la folie, poursuivi par le cavalier de bronze, et de rejoindre dans la mort sa bien-aimée Paracha.

Mais il ne faudrait pas lire uniquement ces textes comme des condamnations sans appel de la modernité occidentale. A la manière du poète russe dans son prologue, Sebald donne aussi à voir la face plus lumineuse de Saint-Pétersbourg. Comme en cette époque et en ces lieux-là le temps s’étirait d’une manière inconnue de nos jours, Steller y demeure en effet quatre années au cours desquelles il peut aussi échapper à l’agitation de la ville en attendant l’autorisation de rejoindre l’expédition de Béring. On le voit se promener dans les jardins botaniques de l’Hospice de la marine (p.40) où la contemplation de l’infinie diversité du vivant procure un apaisement précaire et précieux. Il obtient un poste à l’Académie des sciences, y fait la connaissance d’un savant aux nerfs malades, Messerschmidt, et, par son intermédiaire, de celle qui deviendra sa femme et demeurera sans nom, une fille de boulanger qui refuse finalement de le suivre dans sa quête angoissante.

Enfin il y a une autre rencontre, pleine d’augures, celle du patriarche Théophon. Peu avant de mourir, ce dernier lui livre le secret de la tendance frénétique à créer et accumuler que le naturaliste observe chaque jour chez les plantes, les animaux et les hommes, dans les jardins ou au bord de la Neva, et sous laquelle il devine qu’un vide se creuse sans fin.

D’Après Nature, p.41

« Mais tout, dit Théophon,
tout, mon fils, se mue en vieillesse,
la vie devient moindre,
tout diminue,
la prolifération
des espèces n’est qu’une
illusion, et personne
ne sait où cela mène. »

Puis, en 1736, a lieu le grand départ pour rejoindre Béring à Petropavlovsk, l’autre bout du monde, contrepoint dégradé, provincial et boueux de Saint-Pétersbourg.

Note:
(1) La thèse de Karl Wittfogel sur le despotisme oriental (1957) met en rapport la démesure des projets hydrauliques avec degré de tyrannie exercée par les régimes politiques qui ont dominé une bonne partie de l’Asie depuis des siècles. J’en ai trouvé la référence dans un beau livre étrange: Les ingénieurs de l’âme, de Paul Westermans, Christian Bourgois.
(Images: Projet de Jean-Baptiste Leblond (1679-1719) venu de France à la demande de Pierre 1er, 1717. Il ne fut pas exécuté mais Leblond put commencer les travaux du « Versailles russe », Peterhof; Pierre le Grand interroge le tsarévitch à Peterhof, Nicolas Gué, 1871; Carte du delta de la Neva, vers 1705. On distingue la Forteresse Pierre-et-Paul entre la petite île du Lièvre et l’ïle Pietrogradski; Plan de la forteresse Pierre-et-Paul; Plan de Saarlouis, dix-huitième siècle; La grande inondation de 1824, gravure anonyme d’époque; Le Jardin des plantes de Paris, gravure de Daubigny, 1842.)

PS: Un grand merci à ma haute(?)-commissaire spéciale déléguée à la littérature russe, qui se reconnaîtra.


Alain Cavalier: par la fenêtre (2)

19 novembre 2009

Kafka, La Métamorphose

« Souvent il restait étendu là, tout au long de la nuit, sans dormir un instant, restant pendant des heures à gratter le cuir. Ou bien, ne reculant pas devant le grand effort de pousser un fauteuil vers la fenêtre, il grimpait jusqu’à la tablette et, s’arc-boutant sur le fauteuil, il s’appuyait contre la vitre, manifestement repris par une sorte de réminiscence de la sensation libératrice qu’il éprouvait autrefois à regarder par la fenêtre. » (traduction de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, LP)

C’est une géographie du deuil qui se déploie et se resserre : la grande ville – Paris, Lyon -, la banlieue parisienne, et surtout une maison de banlieue. Au premier étage une chambre et par la fenêtre de cette chambre : la cour, c’est là qu’Alain Cavalier a parlé pour la dernière fois à sa femme Irène. Le trottoir devant la maison, on ne l’aperçoit plus (il est caché par un arbre), c’est de là qu’il a vu Irène partir en voiture, et depuis la place est vide pour toujours. Il y a le salon, toujours au premier, et au bout près de la fenêtre, un canapé, la place la plus proche du mur était celle qu’il occupait pendant les heures d’attente avant que le téléphone, ce téléphone là précisément (il nous le montre, il s’en saisit) sonne pour annoncer la mort d’Irène.

Ce que parcourt Cavalier, ce sont des lieux au sens le plus simple, concret, ponctuel, précis du terme. D’ailleurs tout est précis, car tout est noté sur ses carnets tenus à l’époque (1971, 1972, janvier, la mort d’Irène). Cavalier écrivait, désormais il filme. C’est son journal.

On se déplace beaucoup (et ce n’est pas qu’un un chemin de croix) mais Cavalier le filmeur sort rarement (ou alors la nuit). Des fenêtres de ses chambres d’hôtels, des fenêtres d’un château, de celles de cette maison maudite, de la sienne, ou encore à travers celles de Françoise, qui donnent sur une petite cour intérieure, il filme le monde comme un autoportrait. Les fenêtres protègent : on peut contempler un pur paysage sans bruit, ni vent, ni pluie. Les vagues se brisent silencieusement sur un montant et sur un gros rocher, tandis que le reflet du filmeur, un peu fantomatique, apparaît sur la vitre. Le monde n’est pas troublé, lui non plus, par la présence de l’artiste. Tout est bien: l’intériorité idéalement ouverte et fermée.

Les miroirs aussi abondent dans le Filmeur et dans Irène. Comme les fenêtres ils rappellent un genre plus ancien, bien plus ancien que le cinéma. En redoublant le cadre, le sujet, l’acte créateur lui-même, Cavalier refait une fois encore le geste renaissant de la mise en abyme.

Le monde est une toile.

L’artiste est un voyeur tout puissant, mais il a la fragilité de l’insecte.

Chez Cavalier il y a un écart entre la légèreté du dispositif choisi depuis une vingtaine d’année, cette petite caméra (son carnet et son stylo) qui permet toutes les libertés, et la pesanteur du lieu clos, le poids du monde qui vous assigne une place.

Le regard myope vole comme une mouche à travers les pièces, se pose, grandit les objets minuscules et ils deviennent d’impressionnantes reliques ou d’intimidants totems. Le filmeur semble fuir les autres humains (sauf ceux qu’il aime). Il se réfugie souvent dans la salle de bain, les toilettes.

Si le cœur se serre devant les images d’Alain Cavalier, c’est peut-être parce qu’elles rappellent le malheureux Gregor Samsa dont le regard scrute à travers les vitres de sa chambre le monde extérieur qui disparaît chaque jour un peu plus.

Gregor, qui se découvre méthodiquement, un matin, patte par patte, avec ce mélange d’effarement et de curiosité un peu froide (d’amusement?) que Cavalier cultive quand il observe son visage attaqué par le cancer, ravagé par une chute, son cou et ses épaules recouverts d’un zona purulent.

Par sa fenêtre, surtout, Cavalier attend : patiemment qu’un oiseau se pose, qu’un petit chat maigre entre dans la pièce, qu’un fruit pourrisse.


Dans l’angoisse qu’Irène revienne, et en écho, vingt-cinq ans plus tard, avec une impatience légère, légèrement inquiète, que l’ami Joël arrive enfin, qui doit l’accompagner dans un café pour voir la finale de la coupe du monde de football (et la France perd). Cavalier ira seul et revient dans le noir de la nuit, ivre de bonheur.

Mais il y a un plus beau moment encore, qui survient en pleine lumière de midi: un autre ami (Philippe Davenet) en plan serré, on devine bien à gauche la fenêtre ouverte qui laisse entrer le son d’une volée régulière de cloches (c’est Claudel à Cambridge!), mais on ne soupçonne pas le piano qui attend sous ses doigts. Les cloches donnent le tempo d’un petit prélude de Bach, exécuté devant nous sans façon, avec un sourire tendre, comme ce qu’il y a de plus naturel, de plus anodin, de plus extraordinaire, tout cela en même temps, comme tout ce que filme Alain Cavalier.

Films d’Alain Cavalier évoqués:

Irène (2009)

Le Filmeur (2005)

La Rencontre (1996)

J’attends Joël (2006)

On trouvera les trois derniers dans le coffret L’intégrale autobiographique


Par la fenêtre

9 octobre 2009

friedrich

Peter Handke, A ma fenêtre le matin, Carnets du rocher 1982-1987, p.226

« Un instant de splendeur, le jour d’hier: les feuilles de chêne qui dans la lueur du soleil hivernal planent, tombent, se détachent, sans offrir de résistance; et se détachant ainsi de la branche ces feuilles rouvraient tout grand les portes du royaume de l’imaginaire; et le secret une fois encore était dans le verbe; le secret? la parabole: les feuilles de chêne ne « tombaient » pas, elles…? elles « métaphorisaient », c’est-à-dire qu’elles signifiaient, sans métaphore particulière, un autre, l’autre monde: celui-ci cessait enfin, dans la parabole des feuilles qui se détachaient de l’arbre, inassignables, craquetaient sur le ciel bleu d’avant l’hiver, d’être une chose déterminée, et le monde dans la contemplation de ces feuilles parties sans plus de façons versait une indétermination à vous réchauffer le cœur; l’autre monde, indéterminé, indéterminable, ou une fois encore: « monde muet, ma seule patrie » »

p.112

« Trois fenêtres dans la pièce où je travaille: dans l’une les feuillus; dans l’autre l’épicéa sombre et le rocher voisin (le Rainberg), avec sa lumière clignotante pour les avions; dans la troisième, à portée de main, les buissons, la vigne vierge, les cordes de liane – je n’ai encore jamais vu ça (et pourtant voilà bientôt cinq ans que je vis ici même)  »

p.186

 » La première fois de ma vie que j’ai découvert un lieu – les anciens bunkers souterrains cachés parmi les hautes herbes et les broussailles, au bord de la Mur, au sud de Graz, en mai 1963 -, mon premier récit est né (18 août 1984) »

(traduction Olivier Le Lay)

Qu’observe Peter Handke par la fenêtre, sur son rocher? La langue: « verbe pour », « il faudrait dire », « il ne faut pas dire », « partir sur la trace du mot juste ». Dans les livres, la langue étrangère: Spinoza, René Char, Emmanuel Bove, Héraclite, Parménide. Ceux qui regardent le monde comme une nature morte, ceux qui pensent la nature naturans, ceux qui ont fait descendre les dieux dans l’ici-bas en se mettant sur leur piédestal. Qu’observe-t-il encore? Le monde? Des morceaux du monde, qui ont la forme du monde. Des microcosmes qui disent le tout à leur manière. Une feuille, et sur la feuille, une goutte de rosée. Une abeille dans une fleur de tilleul. De gros escargots de l’autre côté de la vitre, « comme plaqués là par la tempête ». Le mauvais rire des « gens d’ici ».

Qu’écrit-il, le matin ?

p. 18

« Je marchais au bord du lac, l’angélus du soir tintait, un ébranlement parcourait les eaux gelées, comme si une bête cachée se levait (Saint-Moritz, 29 déc.) »

p.57

« Description de lieu: rendre ce lieu-ci au monde; rendre le monde à ce lieu-ci »

Mortlake Terrace

p.59

« La lumière et l’air toujours changeants d’un objet à l’autre: ce que je voudrais tout au long de centaines de pages lumineuses et aérées pouvoir décrire et raconter ».

p.320

« Le soleil brille et ça peut commencer. Ça? Lire, relier, être là »

Handke

Des fragments qui forment un ensemble compact, solide, qui donnent à ses journées, ses mois, ses années l’allure d’un fleuve de pierre, d’une coulée de marbre descendue par un esprit en quête de clartés. Que cherche-t-il exactement? Rien dit-il, « l’artiste (je n’ai pas d’autre mot) ne questionne pas, il attend bien plutôt, peut-être pendant des années, que se dévoile le secret (je n’ai pas d’autre mot) ». Peter Handke a voyagé, et voyage encore (le Karst (le Corso de Magris), la Provence, la Suisse, la Slovénie proche de sa Carinthie natale). Il reste pourtant sédentaire. Il attend. Il écrit ces lignes comme une sorte d’expérience et de préparation (du roman, Le Recommencement), et elles deviennent elles-mêmes le résultat unique de l’expérience, de la préparation. C’est le propre des grands journaux (lui dit « mon livre-atome »).

De ce lieu, Salzbourg (S.), autour duquel tout – phénomènes et noumènes – semble graviter il tient donc le monde comme un dieu, pas mieux, pas moins. Il est, comme Adam avant la Chute, celui qui nomme. Il est le juge et l’académicien. Un drôle de juge dans sa tour d’ivoire, un drôle d’académicien dans sa tour de Babel, seul, qui tranche. Peu importent la tour, le rocher. « Le lieu de l’art n’est pas le nulle part ou le n’importe où, mais le toujours quelque part ».

vermeer-le_geographe

Et la fenêtre? C’est un cadre, une protection, un viseur, une lunette pour voir le monde, une porte d’entrée ouverte

Claude Simon, Histoire, p.9

« l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres »

Lui qui cite Rilke en exergue

« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela

tombe en morceaux.

Nous l’organisons de nouveau et tombons

nous-mêmes en morceaux. »

et on pense à autre chose encore:

William H. Gass, Au cœur du cœur de ce pays, p.273

« Ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort. Il ne tombe pas de neige. Il n’y a pas de brume. Ni calme. Ni silence. Les images qu’elle contient ne sont pas une bête à l’affût, car le mouvement n’a jamais rien prouvé. J’ai vu la mer étale, la vie bouillonner dans un corps sans laisser la moindre trace, ses bulles hermétiques la traverser comme un verre de soda. Talons qui claquent, Rimmel qui coule: et, au bout du rouleau, la pute au cul de houle. Les feuilles se contorsionnent. L’herbe ondule. Un oiseau pépie, picore. Une roue d’auto qui dessine des cercles n’en dessine pas moins ses rayons immobiles. Ces images sont des pierres; ce sont des monuments. Sous cette mer, c’est de l’océan qui gît: qu’il repose en paix, que Dieu le garde… et Dieu garde le monde par-delà ma fenêtre, moi devant mon reflet, penché sur cette page, mon ombre. »

(Rivages poche, traduction de Marc Chénetier et Pierre Gault).

Il arrive cependant qu’une simple volée de cloches filtrée par la fenêtre de la chambre rappelle à l’homme seul le « bonheur d’être ici » et lui fasse oublier un instant la malédiction de n’être jamais ailleurs. Mais de Paul Claudel, de son Après-midi à Cambridge, et de Michael Edwards, il sera question plus tard.