Les yeux qui ont vu (2)

13 février 2011

H. G. Adler, Un voyage, p.185

Tout est calculé avec précision et, à proprement parler, il n’arrive donc rien du tout : les choses ne font que se dérouler. Personne ne pourrait dire comment. Des épisodes en dents de scie se produisent selon des schémas immuables, tristement, mais sans plaintes. Ils atteignent une longueur infinie et se déroulent pourtant d’un seul coup, parce que c’est ainsi qu’on s’est exercé à les vivre. L’abolition du destin est un fait accompli dès que les instructions sont transmises.

(Christian Bourgois,  traduction Olivier Mannoni)

p.128

Mais lorsque tout semble être révolu, lorsque le passé ne se rappelle rien qui soit encore, on reprend tout d’un coup conscience de ce qui nous est le plus proche, seulement tout le reste est passé comme une gigantesque expiration que l’on a essayée et endurée. Il serait inutile de chercher à dépister dans un nouveau grand soupir la vapeur que l’on a soufflée, cela ne fonctionne pas.

Un voyage vient de paraître en français soixante ans exactement après sa rédaction, près de cinquante après sa publication en Allemagne. H. G. Adler l’a écrit à Londres, pendant qu’il travaillait à la relecture de sa volumineuse monographie du ghetto de Theresienstadt, où il fut envoyé en 1941 avec les autres membres de sa famille avant d’être déporté à Auschwitz, d’où il revint seul.

Comme  chez Kafka son récit dit le cauchemar dans les termes du rêve, et donne de l’extermination des juifs d’Europe une vision à la fois grotesque et onirique, brumeuse et vacillante dans ses détails,  limpide dans sa grande ligne, une parabole sans morale, une fable d’où n’émerge aucune sagesse,  où les choses ne sont jamais nommées qu’au travers de mots détournés  – voyage, décharge, héros, sauterelles, épidémie, spectres –,  reflets fidèles de l’irréalité qui a brutalement frappé le monde connu quand les nazis l’ont envahi de leur logique nouvelle.

p.114

On ne disait de personne qu’il était malade parce que l’endémie avait tout décalé, mais lorsqu’on la remarqua enfin il était trop tard.

p.119

« Vous n’aurez pas besoin de cela ici, docteur. Mais nos médecins vont être contents, car nous sommes un peu justes en stéthoscopes ».

Contrepoint poétique à son travail scientifique, le texte semble pourtant écrit dans la même langue étrangère qu’affronte le personnage éponyme d’Austerlitz, lui-même exilé de Prague à Londres. Par des moyens diamétralement opposés – comme s’il n’y avait pour dire cette expérience de notre monde transformé en une autre planète que deux points de vue valables: celui de l’entomologiste et celui de l’astronome – Adler parvient exactement aux mêmes effets que dans son étude historique. A tel point que je me suis demandé si les lignes qui suivent n’avaient pas été plus inspirées d’Un voyage que de Theresienstadt. 1941-1945 :

Austerlitz, p. 280-281 :

Il me fallait encore déployer un effort aussi grand, continua-t-il,  pour tenter d’insérer le sens présumé que j’avais reconstitué dans les diverses phrases et dans un contexte général menaçant toujours de m’échapper, en partie parce qu’il n’était pas rare qu’une seule page me mène à minuit passé et que dans cet étirement extrême du temps beaucoup se perde, en partie parce que le système du ghetto, dans sa distorsion en quelque sorte futuriste de la vie sociale, conservait pour moi son caractère d’irréalité, malgré qu’Adler le décrive jusque dans ses moindres détails et sous ses aspects les plus concrets.

et si celles-ci, qui dépeignent la prose de l’encyclopédiste Thomas Browne,

ne visaient pas aussi Adler par des chemins détournés :

Les Anneaux de Saturne, p.31

La vue devient plus claire à mesure que l’éloignement augmente. Les plus petits détails vous apparaissent avec une étonnante précision. C’est comme si on avait l’oeil à la fois collé à une longue vue retournée et à un microscope. Et cependant, dit Browne, chaque connaissance est environnée d’une obscurité impénétrable.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)
Images: H. G. Adler, photographie de Manfred Sundermann, 1977; Timbre de Theresienstadt utilisé par Sebald dans Austerlitz; Carte du ghetto de Theresienstadt tiré de la monographie d’Adler (1955); Sir Thomas Browne par Gwen Raverat (1910)

Au bord du lac, pendant la guerre

24 Mai 2010

Rencontre(s) rêvée(s) (2)

En recopiant pour Dans la guerre un extrait (4 janvier 1940) du Journal de Robert Musil, j’avais en tête l’un des courts récits (trois pages) qui composent la Chronique des sentiments d’Alexander Kluge. La scène à lieu en Suisse, où l’écrivain autrichien avait trouvé refuge après l’Anschluss. Daniel Wilde, « collectionneur d’art » et « naturalisé américain », vient visiter Musil dans ce qui fut sa dernière demeure, au 1, Chemin des clochettes, à Genève.

Wilde était quelqu’un de superficiel. C’est le seul moyen pour un homme d’affaires de ne pas s’embrouiller et de garder une vue d’ensemble. Il ne tarda pas à se rendre compte qu’il n’y avait rien à acheter ici. Cet homme entêté qui souffrait des suites d’un infarctus (Wilde ne le voyait pas mais il l’avait entendu dire) était surtout occupé à mettre au propre les chapitres déjà rédigés d’un gros roman qui n’était pas terminé. L’œuvre englobait une période d’une vingtaine d’années, et presque tous les sujets se situaient avant la Première Guerre mondiale. Wilde savait qu’il n’y avait pratiquement aucun lecteur aux Etats-Unis qui s’intéressait à cette période. Il écouta patiemment ce que lui disait cet homme célèbre et misérable (« exténué » au sens intellectuel du terme). Comment quelqu’un pouvait-il se complaire à la description d’une époque triste et lointaine, alors qu’il se passait tant de choses intéressantes et dangereuses en Europe ?

Wilde fit appeler son taxi. Il voulait encore se rendre en Engadine pour y acheter des tableaux. Il aurait bien voulu aider ce vieil homme malade. Mais il n’y avait rien qui vaille la peine dans cette maison, si ce n’est la maison elle-même pour laquelle il aurait  pu proposer un prix. A cela venait s’ajouter le fait que Wilde avait l’impression que cet homme entêté ne voulait rien vendre. Dans l’ensemble, ce fut une journée ensoleillée.

(« Une visite chez Robert Musil en 1942 », Gallimard, 2003, traduction de Pierre Deshusse, p.65-66)

Musil meurt quelques jours après cette énigmatique rencontre, le 15 avril 1942. Ses carnets s’interrompent à la fin de l’année 1941, on n’en saura pas plus de ce côté-là. Mais c’est autre chose que je cherche.

Par le hasard des lectures, j’ai appris hier que du même côté du Lac Léman, à quelques kilomètres de là, se trouvait alors le collégien Jean-Luc Godard, tout aussi préoccupé, mais d’une autre manière, par les événements en cours.

Antoine  de Baecque écrit :

Dans cette atmosphère protégée – Jean-Luc Godard reprochera plus tard à son père de ne lui avoir jamais, à l’époque, parlé de l’existence des camps d’extermination dont il aurait pu être au courant par la Croix-Rouge -, le garçon reprend l’école : après un examen de français et d’arithmétique, il est reçu à Pâques 1941, en section classique, au collège de Nyon, établissement de tradition qui a bonne réputation. Dans sa chambre, il suit le cours de la guerre sur une carte d’Europe et d’Afrique, avec des petits drapeaux représentant les différentes armées, et leurs mouvements tels qu’ils sont rapportés par les journaux. Il avoue avoir suivi avec passion les avancées allemandes, et avoir été déçu par les revers de la Wehrmacht : « Quand Rommel a perdu à El Alamein, j’ai été très peiné, un peu comme si mon équipe de football favorite avait été battue… »

(Godard, Grasset, 2010, p.31)

Etrange refuge que la Suisse. Quant à la Croix-Rouge, je suis un peu étonné de la voir évoquée comme une source d’information possible par de Baecque. L’histoire de Maurice Rossel, représentant du CICR en Allemagne, qui fut en 1944 baladé par les nazis dans un Theresienstadt-Potemkine, est bien connue grâce à Claude Lanzmann.

Sebald l’a par ailleurs reprise dans un passage d’Austerlitz (p.288). Jacques apprend que la visite avait donné lieu à un film, dont il parvient à se procurer une copie. Recherchant inlassablement sa mère parmi les protagonistes de la sinistre mise en scène, il finit, dans une tentative désespérée, par adopter une méthode de lecture et des choix de découpage radicaux aboutissant à des résultats proprement godardien, si l’on songe par exemple à certaines images d’Histoire (s) du cinéma:

Austerlitz, p.293:

L’impossibilité de fixer plus précisément mon regard sur ces images qui en quelque sorte disparaissaient aussitôt qu’elles avaient surgi, dit Austerlitz, m’incita finalement à faire confectionner à partir du fragment de Theresienstadt une copie au ralenti étirant la durée à une heure entière, et de fait, dans ce document quatre fois plus long que depuis je n’ai cessé de me repasser, sont devenues visibles des choses et des personnes qui jusque-là m’étaient restées cachées. On avait maintenant l’impression que les hommes et les femmes des ateliers effectuaient leurs tâches en somnambules, tant il leur fallait de temps pour pousser l’aiguille, tant leurs paupières s’abaissaient lourdement, tant étaient lents les mouvements de leurs lèvres et ceux de leurs yeux se levant vers la caméra. Ils marchaient moins qu’ils ne semblaient flotter, comme si désormais leurs pieds ne touchaient plus le sol. Les silhouettes des corps étaient devenues floues et leurs bords s’étaient effrangés, en particulier dans les scènes tournées en extérieur, en pleine lumière, un peu comme les contours de la main humaine sur les fluographies et les électrographies réalisées à Paris par Louis Darget au tournant du siècle dernier. Les nombreuses défectuosités de la pellicule, que je n’avais guère remarquées auparavant, se diluaient maintenant en plein milieu d’une image, l’effaçaient et faisaient naître des motifs blancs et lumineux éclaboussés de taches noires, qui me rappelaient des prises de vues aériennes du grand Nord ou encore ce que l’on voit dans une goutte d’eau examinée au microscope.

Ce qui, fort logiquement, provoque des effets sonores comparables.

p.296:

Mais le plus troublant, dans cette version au ralenti, c’étaient encore les bruits. Dans une brève séquence du début, où est montré le travail du fer chauffé au rouge et le ferrage d’un bœuf de trait dans la forge d’un maréchal-ferrant, la polka enjouée, composée par je ne sais quel compositeur autrichien d’opérettes, que l’on entend sur la bande-son de la copie berlinoise, est devenue une marche funèbre s’étirant de manière quasi grotesque, et les autres accompagnements musicaux du film, parmi lesquels je n’ai réussi à identifier que le cancan de La Vie parisienne et le scherzo du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, évoluent eux aussi dans un monde que l’on qualifierait de chtonien, en des profondeurs tourmentantes, ainsi s’exprima Austerlitz, où jamais aucune voix humaine n’était descendue. Rien, du commentaire, n’est plus compréhensible. Là où dans la copie berlinoise, sur un ton fringant, en une suite de claironnements extirpés du larynx, il était question de groupes d’intervention et de centuries (…), on ne percevait plus à présent, dit Austerlitz, qu’un grognement menaçant, comme je n’en avais entendu qu’une fois auparavant, il y a bien des années, un jour férié, sous la chaleur caniculaire d’un mois de mai au Jardin des plantes de Paris, alors que pris d’un malaise soudain je m’étais assis près d’une grande volière non loin du pavillon des fauves où, invisibles depuis l’endroit où j’étais et, songeai-je cet instant, dit Austerlitz, privés de leur raison à force de captivité, les tigres et les lions, sans relâche, rugissaient leurs sombres plaintes.

(Actes Sud, 2002, traduit par Patrick Charbonneau)

Le genre de bruit inquiétant, révélateur d’une forme de sauvagerie que les apparences civilisées, ici servies et symbolisées par la vitesse de défilement normale des images, cachent d’ordinaire plus ou moins maladroitement, et qu’un Sebald, par le truchement de son Austerlitz, s’est fait un devoir de dévoiler. De la même manière le cinéaste ne désespère pas, à force d’avances et de retours rapides, de ralentis, de pauses, de nous en faire entendre la musique cachée.

Dès le début:

Godard, en protestant contrarié, hésite entre foi et incrédulité face à l’image, dont il nous dit, dans les Histoire(s), qu’elle est « la rédemption du réel ».

Comme Austerlitz il semble persuadé qu’il s’y cache une réalité en quelque sorte plus vraie, authentique, que ce que rendent visible (reflet ? ombre ? mensonge ?) les 24 images /secondes. En 1936, à l’aube du cinéma parlant, Walter Benjamin montrait déjà, dans l’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, comment la caméra « nous initie à l’inconscient optique » (mais on pourrait parler d' »inconscient sonore »), en captant ce que l’œil (l’oreille) seul(e)  ne peut percevoir. Et il donnait pour mission à l’artiste (le Brecht du Journal de travail et de l’ABC de la guerre, par exemple) et à l’historien (Godard prétend être l’un et l’autre) d’en mont(r)er la présence par l’arrêt sur image, le rapprochement inédit, le ralentissement.

L’accélération:

Je fais un rêve : Godard adaptant (?) Sebald (plutôt que les Disparus de Mendelssohn, comme ce fut une fois annoncé).

Il y aurait des citations de Benjamin.

Reste ma question, quelque peu dérisoire : Musil (61 ans) et Godard (11 ans) se sont-ils croisés au bord du lac?

Encore une rencontre rêvée, mais pas impossible.

On lit les choses suivantes dans la biographie de De Baecque:

Godard, p.27:

Sous l’influence d’Odile, « belle jeune femme intelligente », l’appartement de Nyon et la vie des Godard sont également dévolus à la culture, troisième élément structurant après le sport et la religion. Les lectures sont nombreuses, et les conversations tournent souvent autour des derniers livres aimés ou repoussés. Outre Valéry, Gide est la référence du côté maternel – Jean-Luc Godard reçoit pour ses 14 ans un exemplaire d’origine  des Nourritures terrestres -, alors que les romantiques allemands sont recommandés par Paul Godard, qui fait découvrir à son fils Robert Musil, Hermann Broch, Thomas Mann.

Le docteur Godard savait-il que le premier des trois écrivains préférés résidait à deux pas ? Rien ne l’indique. En ce qui concerne Musil, c’est encore moins clair, les textes biographiques sont rares en français. On peut tout juste relever, au sein de la longue chronologie qui tient lieu de « Repères » dans le Robert Musil de Marie-Louise Roth, la date du 27 mars 1936 :

Devient membre fondateur de la société autrichienne des amis du cinéma. Musil était un fervent du septième art.

(Robert Musil, Balland, 1987, p.61)
(Images: le Général Guisan (du nom du chef de l’armée suisse pendant la seconde guerre mondiale) sur le Lac Léman; Couverture de Godard, d’Antoine de Baecque; deux images tirées d’Austerlitz; photogrammes tirés d’Histoire(s) du cinéma (partie IIIA); portraits des artistes, celui de Godard est un détail d’un cliché pris à Nyon, en 1941: Godard en louveteau)