Lectures de l’année (2): 2010

24 décembre 2010

Marcel Cohen, entretien donné à Libération

Il y a pire et c’est la rhétorique qu’on nous a enseignée. Elle exige qu’un texte, un livre, un roman, aient un début, un apogée, une fin. Emmanuel Hocquard faisait remarquer que c’est une métaphore de la vie. Cela sous-entend une logique, des certitudes et le fait que nous soyons maîtres de notre destin. Après les désastres des deux guerres, et les crises économiques qui frappent avec la sauvagerie que nous savons, c’est évoquer un état du monde et de notre culture révolu. Enfant, ma vie était très loin d’être tracée. C’est sans doute pourquoi il m’a toujours semblé que la forme brisée était la moins mensongère.

En me retournant comme chaque fin d’année sur les lectures qui l’ont marquée, je m’aperçois à quel point le genre de textes dont parle Marcel Cohen a progressivement disparu de mon horizon.  Le « genre de textes »: pour ne pas dire « les bons vieux romans ». Ceux que j’ai d’abord appris à aimer mais que j’ouvre de moins en moins souvent. Que je termine plus rarement encore. Ceux qui ne sont plus depuis longtemps à l’avant-garde, dont l’hégémonie est menacée, mais qui continuent malgré tout de faire l’actualité. Ceux qui remportent les prix. A chaque rentrée littéraire, ils forment le gros de la production. J’en lis des extraits mis à disposition par certains magazines ou j’en feuillette les premières pages chez les libraires. Tout y est, d’une manière ou d’une autre, et tout me pèse: l’entrée des personnages (le choix des prénoms), la plantation du décor, le compte-rendu des actions qui commence. Il va se passer bien des choses: « Il fait ceci… elle dit cela… ». J’exagère. J’imagine assez les efforts de composition, le degré de maîtrise requis pour faire tenir tout cela debout. Je vois les tentatives plus ou moins subtiles et réussies pour s’écarter du  modèle, renouveler un peu le genre, le subvertir sans y renoncer. Je regrette parfois de ne pas apprécier tout ce travail à sa juste valeur. Je connais aussi, grâce aux Notes et croquis d’Hédi Kaddour, le reproche que faisait Drieu à ceux qui publiaient leur journal, et qu’on pourrait étendre à tous ceux qui semblent vouloir s’affranchir des exigences de la composition en choisissant le fragmentaire, l’inachevé, le documentaire ou le collage. Drieu disait: « lâcheté de l’écrivain ». Paresse de lecteur aussi, peut-être. Quoiqu’il en soit, je souscris davantage à ce que dit Cohen dans la suite de son entretien à Libé :

(…) l’écrivain n’est pas en possession d’un savoir-faire, ni d’un savoir tout court. C’est quelqu’un qui cherche désespérément à se rejoindre. Bien entendu, il ne sait pas écrire. S’il savait, écrire n’aurait aucun intérêt.

et

C’est une banalité, mais le roman, qui avait pour fonction de dévoiler les réalités au XIXe siècle, les masquerait plutôt aujourd’hui : trop logique, trop policé, trop intelligent.

A peu d’exceptions près, je suis devenu sourd à ce savoir-faire-là, aux histoires de ceux qui veulent raconter des histoires d’un bout à l’autre, imperméable à un certain art de la fiction. Comme j’en ai un peu honte, il m’arrive quand même d’ouvrir les classiques. Cependant je triche : de Stendhal je lis La Vie de Henry Brulard, de Hugo, Choses vues,  de Flaubert la Correspondance ou Bouvard et Pécuchet. Le Journal de Gide. Dans la liste ci-dessous, je ne vois que Des éclairs, de Jean Echenoz, qui possède encore  «un début, un apogée, une fin ». Il les possède d’ailleurs à un tel point – ne nous épargnant rien, du premier cri de Grégor, et même des instants qui le précèdent

D’abord, quelques minutes avant qu’il s’extraie de sa mère et comme tout le monde s’affaire dans la grande maison – cris de maîtres, entrechocs de valets, bousculades de servantes, disputes entre sages-femmes et gémissements de la parturiente -, un orage fort violent s’est levé. Précipitations granuleuses et très denses provoquant un fracas étale, feutré, chuchoté, impérieux comme s’il voulait imposer le silence, distordu par des mouvements d’air cisaillants. Ensuite et surtout, un vent perforant de force majeure tente de renverser cette maison. Il n’y parvient pas mais, forçant les fenêtres écarquillées dont les vitrages explosent et les boiseries se mettent à battre, leurs rideaux envolés au plafond ou aspirés vers l’extérieur, il s’empare des lieux pour en détruire le contenu et permettre à la pluie de l’inonder. Ce vent fait valser toutes les choses, bascule les meubles en soulevant les tapis, brise et dissémine les bibelots sur les cheminées, fait tournoyer aux murs les crucifix, les appliques, les cadres qui voient s’inverser leurs paysages et culbuter leurs portraits en pied. Convertissant en balançoires les lustres sur lesquels s’éteignent aussitôt les bougies, il souffle également toutes les lampes.

jusqu’à son dernier souffle,

en passant par son ascension et son inévitable chute – qu’il ruinerait de manière comique mon principe, si c’en était un.

Le problème – ou la solution – est ailleurs: si le récit d’Echenoz m’a comblé malgré tout, c’est qu’il me parait, comme la plupart de mes textes préférés, tiré d’une autre tradition, plus lumineuse et aventureuse, imprévisible, plus ancienne et pourtant plus moderne à mes yeux. Rabelais, Cervantès, Diderot. Sterne surtout.

Pour le reste, et dans l’ordre chronologique de leur apparition, depuis janvier dernier:

Annie Ernaux, Les années

Anton Tchékhov,  Lettres de voyage

Hedi Kaddour, Les pierres qui montent, Notes et croquis 2008

Pierre-Marc de Biasi, Flaubert, une étrange façon de vivre

Claude Simon et Jean Dubuffet, Correspondance

Jean-Christophe Bailly, Description d’Olonne

Antoine de Baecque, Godard

William Gass, Le tunnel

Hartmut Rosa, Accélération

Bernard Lahire, La condition littéraire

Pierre Senges, Ruine-de-Rome

Peter Handke, Mon année dans la baie de personne

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires

J. M. Coetzee, L’été de la vie

Werner Kofler, Derrière mon bureau

Jean Echenoz, Des éclairs

Marcel Cohen, Faits III, Suite et fin

Et ce film d’Apichatpong Weerasethakul, dont les images de ce billet sont tirées, Oncle Boonmee.

Meilleurs vœux aux lecteurs de ce blog. A l’année prochaine.


Des choses mineures (2)

19 décembre 2010

Marcel Cohen, Faits III, Suite et fin:

Or, souligne Niemetschek, « celui-là seul qui a entendu Mozart à ces heures-là a connu la profondeur et l’étendue de son génie musical ». Précisément, avec ses silences, ses ruptures, sa douceur lancinante toujours contrariée, le K.540 semble, aux yeux des admirateurs de Mozart, et mieux qu’aucune autre pièce pour piano, restituer le climat même de ces fameuses interprétations nocturnes.

Lorsqu’il enregistre l’adagio en 1989, Vladimir Horowitz a quatre-vingt-cinq ans. Le grand pianiste qualifie le K.540 de « solennel, voire de pathétique et conclut: « C’est vraiment une oeuvre extraordinaire. » Cependant, il joue la pièce en 7 minutes 55 secondes, prenant soin d’éviter tout ce qui pourrait accentuer ce caractère pathétique. Le Mozart que semble entendre Horowitz est bien un homme grave, peut-être même désespéré. Cependant, au fond de sa solitude, et torturé par l’angoisse, il conserve une foi inexplicable, mais totale, en la musique.

(Gallimard, 2010)

Extrait du XXXIIème des XLVII récits de Faits, III. Des textes, souvent très courts, où il est aussi bien question de l’élevage du cochon,  des galets de l’esplanade Elisabeth II, à Biarritz, que de la longueur des interprétations de l’adagio K. 540.

Où les hommes un moment s’arrêtent pour contempler le passage des rames de métro, la toile d’une araignée prise par la rosée, la fenêtre d’un appartement visible depuis une chambre d’hôpital, en attendant l’anesthésie. Leur début est aussi abrupt que leur fin, ils semblent avoir commencé bien avant,  devoir s’arrêter longtemps après. Comme des flèches venues de « la nuit de son enfance », captées nettes, en plein vol, qui touchent quand même leur cible.

L’homme estime que tout bijou postérieur à la guerre contient un peu de l’or des victimes. Les bijoux étant nécessairement recyclés à un moment ou à un autre de leur histoire, comme l’ont été les cloches et les canons, le métal jaune antérieur à la guerre sera lui-même contaminé un jour ou l’autre.

Image: photogramme tiré de Film, Socialisme, de Jean-Luc Godard (2010)