Noms de pays

16 septembre 2012

Henry Miller, Le cauchemar climatisé, p.41-42

Quant aux autres cités, bourgs et villages que j’ai traversés, j’espère ne jamais les revoir. Certains portent des noms si merveilleux que la déception n’en est que plus cruelle. Des noms comme Chattanooga, Pensacola, Tallahasse, comme Mantua, Phoebus, Bethlehem, Paoli, comme Alger, Mobile, Natchez, Savannah, comme Baton Rouge, Saginaw, Poughkeepsie : des noms qui éveillent de glorieux souvenirs du passé ou qui font naître des rêves d’avenir. Visitez-les, je vous le conseille. Voyez vous-même. Essayez donc de penser à Schubert ou à Shakespeare quand vous serez à Phoebus, en Virginie.

(1945, Folio, traduit par Jean Rosenthal)

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom », p.527-58

Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais des villes, ce ne fut qu’en la tranformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente que ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages.

(GF)

W. G. Sebald, Les Émigrants, p.124

J’ai donc repris un avion pour New York et de là, le jour même, je me suis retrouvé à rouler en direction du nord-ouest dans un véhicule de location, sur le State Highway 17, longeant toutes sortes d’agglomérations plus ou moins importantes qui, bien que leurs noms me fussent en partie connus, semblaient être des cités de nulle part. Monroe, Monticello, Middletown, Wurtsboro, Wawarsing, Colchester et Cadosia, Deposit, Delhi, Neversink et Nineveh… j’avais l’impression d’être dans une voiture téléguidée et de l’être moi-même, de traverser une maquette surdimensionnée pour laquelle un enfant géant aurait choisi arbitrairement des toponymes glanés ici et là parmi les ruines d’un autre monde depuis longtemps abandonné.

(Babel, traduction de Patrick Charbonneau)

 


Vers Torcy 

9 juin 2010

A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l’une des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les noms de certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais à l’oreille  d’un musicien deux motifs, matériellement composés des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s’ils diffèrent par la couleur de l’harmonie et de l’orchestration. De même rien moins que ces tristes noms faits de sable, d’espace trop aérés et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot « ville » s’échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer si souvent  par ma grand-mère à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face, et qui, aujourd’hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse du fond de ma mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d’atteindre jusqu’à la surface.

(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, p.230)
Photo: Arnau Thée

Vaires Torcy 

6 juin 2010

(…) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait en ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie, pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom. (…)

Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui n’avaient encore d’existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d’attente, à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi (…) »

(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms de pays : le pays, Folio, p.213-214)
Photo: Arnau Thée

Le détail (2): le détail (1)

9 avril 2010

Marcel Proust, le Temps retrouvé:

Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec de celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu’on ne sache pas ce que c’est.

(p.14, édition Folio)

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk, « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique » :

Dans ce contexte, la théorie proustienne de la mémoire et de la lecture apparaît comme un moyen pour Czapski de maintenir vivant le souvenir des camps et des disparus, menacés d’oubli par la grande Histoire. Elle a pu contribuer à ce qu’il développe une contre-histoire ou une micro-histoire, basée sur le détail et la recherche des indices (…)

(Ecrire l’histoire, N°3, printemps 2009)

Cette superbe revue a une diffusion si confidentielle qu’il m’a fallu revenir chez le libraire de mes années de formation pour enfin mettre la main sur le premier des deux volumes consacrés au Détail. Après une réponse circonstanciée à la question qui ouvre le numéro : « Jeanne d’Arc a-t-elle menti ?», à côté d’un article sur le « bouton de culotte » dans la Semaine sainte d’Aragon, juste avant une lecture étonnante d’Allemagne neuf zéro de Godard (« L’histoire (s’) en balance », de Suzanne Liandrat-Guigues), et parmi bien d’autres analyses toujours rigoureuses et originales, il y a cette lumineuse étude intitulée « Mémoire involontaire et détail mnémotechnique. Czapski lecteur de Proust, camp de Griazowietz, URSS, 1941 ».

Elle n’est pas sans rapport avec celle que Catherine Coquio a consacrée à Raul Hilberg et Saul Friedlander dans le second volet paru à l’automne dernier. Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk se demandent comment et pourquoi le peintre polonais Joseph Czapski, alors qu’il était prisonnier de l’armée rouge, a pu donner en 1941 une série de conférence sur La Recherche du Temps perdu à ses co-détenus sans le recours du moindre livre.

Le point de départ de l’article est une page des notes retrouvées et publiées par la suite dans son journal Proust contre la déchéance. Moins un texte qu’un tableau.

Juste sous « Du côté de chez Swann », il y a deux mots entre lesquels convergent toutes les lignes.

De l’expression « cloison étanche » semble germer et rayonner l’ensemble de la Recherche remémorée par Czapski. Pourquoi ces mots? On attendait « madeleine », mais la mémoire de Czapski l’a trahie en « brioche ».

Du grand intérêt de l’article : à cette question simple, posée sur le mode de l’énigme, il sera donné une réponse complexe, car s’il est vite relevé que dans la cathédrale proustienne le terme « cloison » appelle souvent des épisodes de mémoire involontaire (en particulier les réminiscences touchant à la mort de la grand-mère), il apparaît que la formule n’avait pas pour Czapski cette unique valeur mnémotechnique.

Les deux auteurs font mieux que se livrer à un décryptage savant et univoque de la « formule » générique d’où sont nées les conférences. Ils parviennent, en dévoilant sa polysémie, à la faire « lever », lui faisant rejouer ce rôle de ferment qu’elle avait eu dans la baraque de Griazowietz.

« Cloison étanche », d’abord celle qui protège l’œuvre de Proust, que sa publication retardée par le conflit a comme « mise sous serre », offrant au projet de nouveaux bourgeonnements et les conditions d’une croissance imprévue.

Je relève un passage à ce sujet dans le Jardin des plantes de Claude Simon, quelques pages avant le récit de son évasion du camp de prisonnier où la débâcle de 1940, sur l’autre front, l’avait lui-même mené.

Le Jardin des plantes:

Au mois d’octobre 1916, Proust écrit à Gaston Gallimard : « Et puisque ce mot de guerre est venu « sous ma plume », je crois (mais d’ailleurs c’est sans intérêt pratique, puisque nous ne le pouvons pas) que j’ai eu tort de vouloir attendre la fin de la guerre pour paraître (…). Mais (mes raisons) maintenant que j’y ai pensé (et encore une fois c’est toujours théorique) sont qu’en ce moment où (pas moi mais presque tout le monde) on s’est habitué à la guerre, on ne lit guère que le communiqué et encore, on aimerait quelque chose d’autre, on pourrait s’intéresser à une longue œuvre. Après la guerre, la Paix, la victoire, seront des choses nouvelles, savoureuses, on y pensera, plutôt qu’à lire. Et alors la guerre elle-même déjà rétrospective, deviendra l’objet d’un intérêt d’imagination qu’elle n’excitait pas comme réalité quotidienne et d’un progrès insensible. »

(p.1000-1001, édition Pléiade)

Et il commente ainsi le choix d’une autre des citations de Proust utilisées dans le Jardin :

De plus encore, il y a parfois des chevauchements, des sortes d’échos. Par exemple, dans le Jardin des plantes, après un compte-rendu militaire des combats sur la frontière belge où sont énumérés le nom des blockhaus (noms de lieux-dits parfois pittoresques), au paragraphe suivant, l’un des personnages de Proust s’exclame : « Comme ces noms sont jolis ! » à propos cette fois de noms de villages normands dont on ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, pour les soldats américains ou anglais, en 1944, ils ont aussi été synonymes d’enfers.

(Entrentien paru dans L’Humanité, 13 mars 1998, cité dans une note (p.1510) par Alastair B. Duncan, qui a réalisé l’édition des Œuvres dans la Pléiade)

Cinquante ans après, on repère chez Claude Simon un semblable usage de la Recherche en contrepoint esthétique et mémoriel de la description des souffrances de guerre – contrepoint qui est aussi un des modes privilégiés de la mémoire proustienne – auquel l’écrivain français ajoute une touche de dérision, absente chez le peintre polonais. L’extrait cité dans le Jardin des plantes redouble encore le caractère ironique de ces rapprochements (ce dont Czapski était parfaitement conscient), puisqu’il apparaît que Proust lui-même regrettait amèrement ces retards sans s’apercevoir des prolongements fructueux qu’ils pouvaient provoquer.

Pour le prisonnier la métaphore de la serre était d’autant plus douloureuse qu’il avait vu sauter une à une toutes les parois de protection depuis la double invasion de la Pologne en septembre 1939, et qu’il craignait (à juste titre) pour ses propres œuvres. De ce cocon offert à l’artiste, il n’était plus question pendant le conflit et encore moins après. On ne saurait être plus clair sur la désillusion que l’épreuve à provoquée :

Joseph Czapski, Souvenirs de Starobiesk:

Les cloisons étanches qui protégeaient la croissance de l’œuvre de Proust pendant la dernière guerre ont été rasées.

(Editions Noir sur Blanc, cité par Guiillaume Perrier et Agnieska Zuk)

D’ailleurs Czapski inverse le sens même de sa formule : la cloison isole et protège, mais elle rappelle en même temps au peintre la claustration forcée de Proust, écho de son propre enfermement. A la douleur de la maladie répond celle de la privation de liberté, et la chambre confinée et surchauffée de l’écrivain, qui fut son tombeau, devient l’image renversée des baraquements glacés du camp, d’où on ne sort que par miracle.


Les auteurs de l’article repèrent enfin un troisième usage, mémoriel, des mots de Proust, qui permettent à Czapski de rattacher l’œuvre remémorée au contexte de sa remémoration, faisant ainsi naitre, comme par anticipation,  une sorte de « mémoire au carré ». En l’occurrence « cloison étanche » rappelle non seulement le contenu de la Recherche mais aussi dans quel endroit et à quel moment il s’est souvenu de la Recherche. Lecture sans livre qui, comme dans la théorie proustienne, permet de garder sensible le lieu même de la lecture, que ce dernier soit le salon confortable de l’enfance, un jardin ombragé, ou un camp de prisonniers.

Guillaume Perrier et Agnieszka Zuk n’y font pas allusion, mais on sait par ailleurs que beaucoup d’autres écrivains ont fait l’expérience de la dimension salvatrice (mais toujours ambiguë) d’une mémoire de la littérature. Dans bien des écrits publiés ensuite par les rescapés, cette mémoire est devenue une ressource poétique nourrissant tout ou partie de l’œuvre.  Je pense à Primo Levi « lecteur » de Dante à Auschwitz, Jorge Semprun de Goethe, Heine ou Valéry au camp de Buchenwald, Evguenia Gunizburg et Pouchkine, Chalamov et Dante, encore, à Magadan.

Se souvenir d’un mot, d’un vers, des traits saillants d’une pensée, c’est sortir un moment du camp et se rappeler contre toute évidence l’existence et l’expérience du « beau » et du « bien », même si c’est pour mettre à bonne distance la « culture » ; c’est en même temps y revenir en utilisant l’œuvre comme métaphore et ressource d’intelligibilité au milieu de ce qui n’a pas de sens et ainsi « baliser l’espace », comme le dit Luba Jurgenson (1); c’est enfin témoigner « d’ores et déjà » (Jurgenson), et garder l’espoir que rien ne sera oublié après et que ce qui peut passer pour un détail ou une occupation bien inutile deviendra la pierre de touche du témoignage, contre toutes les tentatives ou les tentations de l’oubli.

A cette aune le choix de l’expression matricielle apparaît d’autant moins hasardeux, comme le souligne l’article, que l’une des deux occurrences de l’expression dans la Recherche (celle que j’ai reprise en exergue) est associée de près à Tobolsk, le lieu où furent retenus prisonnier puis exécutés le tsar et sa famille, et que la « cloison étanche » sert à séparer dans l’esprit du narrateur, ceux qui « en sont » des autres, Albertine de ses amies homosexuelles.

Une « cloison étanche » sépare ceux qui veulent savoir de ceux qui ignorent.

Les dernières lignes de l’article rappellent qu’à l’aide de cette infime formule, et avant de mener lui-même l’enquête, Czapski combattait le silence et le mensonge enveloppant l’exécution par le NKVD de plus de vingt mille prisonniers polonais dans la forêt de Katyn et sur d’autres sites aux confins de l’Ukraine et de la Russie, entre avril et mai 1940. Déplacé de camp en camp de plus en plus à l’est, il échappa au massacre sans jamais vraiment comprendre pourquoi.

Note:
(1) Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible?, Editions du Rocher. En particulier la partie 2 du chapitre 3, intitulée, d’après Primo Levi, « Le chant d’Ulysse ».
Notes sur les images, dans l’ordre d’apparition:
Couverture du numéro 3 de la revue Ecrire l’histoire, l’illustration est d’Henri Cueco, d’après l’Ex-voto de Philippe de Champaigne, 1995-1996
Détails d’une double page reproduite dans l’article cité, elle même reprise du Journal de Czapski publié par les éditions Noir sur Blanc.
La photographie de la serre du jardin des plantes de Paris est de Danielle Grekoff, on peut la retrouver sur son site, à côté d’autres beaux clichés.
Philippe de Champaigne, Ex-voto, 1662, Musée du Louvre
Photographie des Romanov en captivité à Tobolsk (source inconnue)
Détail de la carte fournie par les auteurs de l’article cité.

Dernière chose: Les deux numéros annuels de la revue paraissent au printemps puis à l’automne, aux éditions Gaussen. Les prochains, dont le premier devrait paraitre sous peu, auront pour objet « la morale ».


Relectures

4 avril 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.32-33

Ce n’est pas pour rien que, depuis plus de trente ans, je vais au Musée d’art ancien. D’autres vont au café le matin et boivent deux ou trois verres de bière, moi je viens m’asseoir ici et je contemple le Tintoret. Une folie peut-être, pensez-vous, mais je ne puis faire autrement. (…) Ici, dans la salle Bordone, j’ai les meilleures possibilités de méditation et si j’ai par hasard ici, sur cette banquette, quelque chose à lire, par exemple mon cher Montaigne, ou mon Pascal qui m’est peut-être plus cher encore, ou mon Voltaire qui m’est encore beaucoup plus cher, comme vous voyez les écrivains qui me sont chers sont tous français, pas un seul allemand, je peux le faire ici de la manière la plus agréable.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, p.41-42

Ne serait-il pas dès lors présomptueux de vous énumérer ici, en me prévalant d’une apparente objectivité ou sobriété, les pièces et sections principales d’une bibliothèque, ou  de vous exposer sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain ? En ce qui me concerne, en tout cas, je vise dans ce qui suit quelque chose de moins voilé, de plus tangible ; ce qui me tient à cœur, c’est de vous permettre un regard sur la relation d’un collectionneur à ses richesses, un regard sur l’acte de collectionner plutôt que sur une collection.

(Rivage poche « Petite bibliothèque », traduction de Philippe Ivernel)

Hédi Kaddour, Les Pierres qui montent, p.324

Relecture annuelle du Discours de la méthode. On y sent toujours un vent d’avenir.

De manière moins compulsive, plus distanciée et raisonnable que Reger, plus proche en cela d’Hédi Kaddour (Descartes contre Pascal), je reviens aux mêmes textes, souvent au printemps. A la fiction spatiale de l’île déserte je préfère la métaphore temporelle des saisons qui isole plus précieusement les livres qui comptent dans l’unité d’un temps que dans celle d’un lieu (mais des lectures et des lieux, j’ai déjà parlé ici).

C’est aussi plus réaliste. L’île déserte est une utopie, pas seulement parce qu’aujourd’hui le globe est toujours mieux connu, plus relié et moins désert, mais parce que le dégoût naitrait immanquablement de la relecture en circuit fermé des mêmes ouvrages, sans la respiration que procure la découverte des autres. Ceux qui tiennent à cœur gagnent à être quelque peu noyés dans un flux de lectures plus ou moins heureuses d’où ils émergent plus facilement.

Je déballe ma bibliothèque, comme dirait l’autre, mais la toute petite, celle des éternels retours, huit livres au total:

Reger revoyant encore et encore le Portrait de l’homme à la barbe blanche dans la salle Bordone du Musée d’Art Ancien de Vienne, vu par Irrsigler, vus par Atzbacher dans Maîtres anciens.

Sebald : surtout les Anneaux de Saturne, et un petit texte qui me revient de plus en plus entre les mains, sa promenade au cimetière de Piana qui donne son titre au recueil posthume Campo Santo, une anabase. Après avoir plongé dans l’eau de la Méditerranée le narrateur remonte interroger les tombes à flanc de versant et en vient à méditer sur le combat inégal, horizontal celui-là, que se livrent les morts et les vivants depuis que l’urbanisation a gagné des portions toujours plus larges des terres habitées.

Campo Santo, p.39

Où les mettre, les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay?

La vraie Vie de Sebastian Knight de Nabokov, le premier de ses textes écrits en anglais. Il est peut-être moins virtuose que les autres, mais le ton amusé, faussement léger de l’enquête m’a toujours séduit. Je relis aussi souvent Autre Rivages, où je trouve une atmosphère comparable. Les deux forment un diptyque à mes yeux.

Celui qui m’est sans doute le plus cher : le Jardin des plantes de Claude Simon (je le relis en ce moment), son temps retrouvé. Il y a des rapprochements étonnants à faire avec les Anneaux de Saturne, écrit avant, et j’en ferai bientôt. Au revers de la couverture de son exemplaire Sebald a ébauché la première chronologie d’Austerlitz.

Chaque année une année des Carnets de notes de Bergounioux.

La nouvelle de William Gass, Au cœur du cœur de ce pays, last but not least.

Il y en a qui sont revenus moins souvent – tous les deux, trois, quatre ans :

La Montagne magique

Danube, et Microcosmes de Claudio Magris

Le Joueur, de Dostoïevski, que je relis juste avant ou juste après un Eté à Baden Baden, de Leonid Tsipkyn, un superbe récit sur les pas du grand Fiodor, l’œuvre unique d’un petit fonctionnaire soviétique mort au début des années 80.

Le premier tome (ou partie) de l’Homme sans qualité (voir ici pour quelques réflexions sur ce travers que je partage avec beaucoup de lecteurs). Deux petits livres complémentaires, d’un grand musilien : Prodiges et vertiges de l’analogie et Le philosophe chez les autophages, de Jacques Bouveresse. Même discipline intellectuelle, même ironie, même vertu, le geste d’essuyer régulièrement ses verres de lunette.

La Recherche, je ne la relis pas, pour la bonne raison que je ne l’ai pas encore lue en entier, et ceci pour une autre bonne raison : je relis plus que de raisonnable la deuxième partie d’A l’ombre des jeunes filles en fleur.

Certains livres, longtemps revisités, ont peu à peu disparu: les grands romans de Faulkner. D’autres reviennent : grand plaisir, si je puis dire, à la Nausée, après quelques années au loin. L’épreuve peut être cruelle: le Testament à l’anglaise de Coe, le Dalhia noir d’Ellroy n’ont pas tenu les dix ou quinze ans passés depuis le premier enthousiasme.

Des raisons très diverses et très communes expliquent sans doute ma propension à la relecture, mais je préfère ici rechercher des motifs plus littéraires. D’abord ce qui pourrait être perçu comme des insuffisances. Contrairement à Nabokov, j’ai en effet beaucoup de mal à me représenter précisément la scène décrite, à m’imaginer Gregor en gros scarabée plutôt qu’en cafard (il serait plutôt un mélange des deux, avec, selon les gros plans du texte, telle ou telle partie du corps d’un insecte, telle autre d’un autre insecte), à me dessiner clairement l’appartement de la famille Samsa.

Je lis un peu flou, et je ne m’inquiète pas vraiment de rendre ma lecture plus claire ou plus fidèle à la lettre. Une proie idéale pour Flaubert qui, malgré les méticuleuses recherches qu’il s’imposait, souhaitait justement créer une image brouillée, propice à l’imagination.

Le manque de disposition à identifier les détails exacts, les défauts de concentration dans le suivi des intrigues, les erreurs souvent énormes quant aux relations entre les personnages (leur nom même m’échappe souvent, et je suis impressionné quand je lis ensuite le résumé limpide que font les critiques de certains gros et complexes récits), tout cela permet aussi de ne garder que des impressions, des souvenirs de « grands moments », quitte à mal les placer dans l’économie générale de l’œuvre. Après bien des relectures des textes Sebald il m’est difficile de dire si telle traversée de banlieue se trouve dans les Anneaux ou dans les Emigrants, telle remarque sur les feux de forêt dans un court texte de Campo Santo ou dans Austerlitz (en fait les deux, mais aussi dans les Anneaux), etc.

Il y a enfin une parenté entre ces œuvres, qui correspondent à ce type de lecture impressionniste, puisque la plupart de celles que j’ai citées, quand il ne s’agit pas de journaux, manquent justement de cette ligne droite, de cette colonne vertébrale bien articulée (les lopins à la Montaigne du jardin mémoriel de Claude Simon).

Ou plutôt elles n’en manquent pas mais leurs auteurs (les auteurs que j’aime) l’ont recouverte d’une telle épaisseur de digressions, de rêveries, de fausses pistes, que je la perds assez vite de vue tout en me laissant inconsciemment porté par elle.

Images: Tintoret, Portrait de l’homme à la barbe blanche; Poussin, le Printemps; Brecht; Page de l’exemplaire de la métamorphose sur lequel travaillait Nabokov, publié en 2010 dans Littératures en Bouquins Laffont; Incendie mystère; page du Jardin des Plantes, la Pléiade; plan du Jardin des Plantes.

L’imperfection des chefs-d’oeuvre

28 mars 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.96

Mais il n’y a naturellement aucune consolation pour la perte de l’être qui vous a été le plus proche pendant toute la vie. C’est bien aussi une méthode, a-t-il dit hier, tandis qu’à présent, donc un jour après, je le regardais de côté et, derrière lui, Irrsigler, qui avait piqué une tête dans la salle Sebastiano sans me remarquer, donc, tandis que j’observais toujours Reger qui contemplait toujours l’homme à la barbe blanche de Tintoret, c’est bien aussi une méthode, a-t-il dit, que de tout transformer en caricature. Un grand tableau important, a-t-il dit, nous ne le supportons que lorsque nous l’avons transformé en caricature, un grand homme, une soi-disant personnalité importante, nous ne tolérons pas l’un en tant que grand homme, l’autre en tant que personnalité importante, a-t-il dit, nous devons les caricaturer.

Maîtres anciens, p.37

Jusqu’ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j’ai trouvé un défaut rédhibitoire, j’ai trouvé et dévoilé l’échec de sn créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s’est révélé juste. Aucun de ces chefs-d’œuvre mondialement connus, peu importe leur auteur, n’est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Cela me rend heureux. C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre.

(Folio, traduction Gilberte Lambrichs)

Entre le lecteur et les formules impitoyables du critique musical Reger il y a les « a-t-il dit » du narrateur Atzbacher qui le regarde, assis dans la salle Bordone du Musée d’Art ancien de Vienne, regardant le tableau du Tintoret ; qui le regarde aussi regardé par le gardien du musée Irrsigler. Et même Atzbacher, à la fin perd de sa consistance, en une dernière pirouette, regardé par un autre encore. C’est une méthode de sape à l’infini, auquel n’échappe donc pas la critique des chefs d’œuvre elle-même, ou plutôt la critique de la transformation des œuvres d’art en chefs-d’œuvre, leur mise en musée, leur panthéonisation, leur canonisation, le trop grand respect qui les entoure et qui empêche de les voir, les « sublime », les « formidable », ce que le texte de Bernhard décape en commençant par le point faible, un détail, les inévitables ratés qui les rendent uniques. Il ne nous dit pas si c’est une force ou une faiblesse, il en fait simplement son livre, ce qui est déjà un début de réponse.

J’ai été étonné de retrouver en très peu de temps plusieurs occurrences de cette question. Parfois, souvent même, il semble que tout ce qui tombe sous les yeux participe d’une seule et même discussion entre des textes qui n’ont pourtant rien à voir, composés à des années et des kilomètres de distance par des gens qui n’ont aucunement en tête les idées de l’autre.

Peu après avoir achevé Maîtres anciens, en feuilletant à nouveau (à la Reger) le Journal d’Hédi Kaddour, j’ai lu ce passage :

Colette. La Femme cachée. Mégalo : je me surprends à vouloir corriger du Colette :
« Elle excelle à organise(r) elle-même son esclavage pour le sadique plaisir de pleurnicher d’humiliation, après.
Ratures faites, on a changé de lecteur. Ce serait un lecteur achevant lui-même le sens, se disant tout seul que c’est un plaisir « sadique » et même sado-maso. Un lecteur qui construirait aussi les étapes du scénario sans l’aide d’ « après ».
Colette savait. Mais elle n’a pas fait (voulu faire) passer la hache. Une question de confort ? de vitesse (l’œil filant paradoxalement plus vite sur un parcours un peu balisé) ?
Mes « corrections » donnent une autre Colette, c’est-à-dire personne, une nouvelle phrase qui court plus lentement dans la tête, en tâche d’arrière-plan. Elle n’aura jamais d’existence réelle, ça n’est qu’un fantôme, mais un fantôme exigeant, qui informe toutes les phrases qu’on écrira ensuite soi-même. Une barre, haut placée : la folie de faire mieux que Colette.
C’est aussi un moyen de continuer à lire. Moyen pionesque, honteux. Je ne m’en suis accommodé que le jour où j’ai lu chez Pessoa (Le livre de l’intranquillité) :
« Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles. »

(Les Pierres qui montent, p.256-257)

Et l’auteur dresse la liste de ces lecteurs « pionesques » (Stendhal, Flaubert, Jünger), qui font de la correction des maîtres une préparation à l’art.

Kaddour n’est pas aussi catégorique et mégalomane que ces derniers, et carrément moins que Bernhard (ou Reger). Il veut « sauver » Colette en lisant dans sa maladresse une élégance. Cependant il y a cette belle expression « fantôme exigeant » qui me fait penser à Thomas Bernhard, maugréant et riant dans sa maison loin de tout, entouré de ses fantômes à lui.

Enfin il y a quelques heures, dans le train, ces mots en forme d’encouragement au futur lecteur de la Recherche, par Antoine Compagnon:

Peut-être est-ce la première chose dont il faut se convaincre pour pouvoir se plonger dans Proust : cette œuvre n’est pas parfaite, elle est ce qu’elle est, mais elle aurait pu être autre chose. Le livre que nous tenons entre les mains est contingent, inachevé : il a été interrompu par l’imprimeur pour les premiers volumes, par la mort de l’auteur pour les derniers. Il a été, pour ainsi dire, bâclé. Si ce roman peut, doit être lu vite – il sera toujours temps d’y revenir -, c’est aussi que, à l’encontre d’une idée reçue qui effraie aussi, il a été conçu dans la hâte, entre 1909 et 1912 pour la première version à peu près au point à la veille de la Grande Guerre, entre 1915 et 1916, pour la seconde version introduisant Albertine, c’est-à-dire en très peu de temps. Au-delà, Proust relit, révise, remembre, raccorde indéfiniment. Montaigne, lui, a mis vingt ans à écrire les Essais, de 1572 à sa mort en 1592, soit moins de soixante pages par an ? Proust lui, fonçait.

(« La Recherche à hauteur d’homme », Le Magazine littéraire, avril 2010)

La correction est belle quand elle se fait paperolle. Quant à Montaigne, c’est un des rares que (Reger) Bernhard n’écorne jamais, avec Pascal, et Voltaire.

(Images:
Tintoret, Portrait d’un homme avec la barbe blanche, Kunsthistorisches Museum de Vienne
Bernhard photographié par Erika Schmied en 1988)

Dictionnaire des lieux sebaldiens (10): le 12 de la Sporkova

11 novembre 2009

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La Prague sebaldienne ne saurait être embrassée d’un seul article. Petit parcours provisoire dans quelques hauts-lieux de la ville natale de Jacques Austerlitz.

Austerlitz, p.181

«  Et c’est ainsi qu’à peine arrivé à Prague j’ai retrouvé le lieu de ma première enfance, dont, autant que je puisse le savoir, toute trace était effacée de ma mémoire. Déjà, quand je parcourus le dédale des ruelles, que je traversai les cours des immeubles entre la Vlasska et la Nerudova, et surtout remontai pas à pas la colline en sentant sous mes pieds les pavés disjoints de la Sporkova, j’eus l’impression que j’avais autrefois emprunté ces chemins, que la mémoire me revenait non en faisant un effort de réflexion mais parce qu’à présent mes sens, qui avaient été si longtemps anesthésiés, à nouveau s’éveillaient. Je ne reconnaissais rien avec certitude mais néanmoins en maint endroit j’étais contraint de m’arrêter car mon regard était retenu par la belle grille forgée d’une fenêtre, la poignée de fer d’une sonnette ou les branches d’un petit amandier dépassant d’un mur de jardin.(…) Et puis cette fraîcheur en pénétrant dans le hall du 12 de la Sporkova, et à l’entrée la boîte de tôle encastrée dans le mur pour le compteur électrique, avec le symbole de l’éclair qui foudroie, et la fleur de mosaïque à huit pétales, gris pigeon et blanche, sur le sol moucheté en pierre reconstituée du hall, et l’odeur de calcaire humide, et l’escalier en pente douce, et les voutons de fer en forme de noisettes se répétant à intervalles réguliers sous la main courante de la rampe, autant de lettres et de signes tirés de la casses des choses oubliées, me dis-je, et j’en éprouvais une telle confusion, un mélange à la fois de bonheur et d’angoisse, que je dus plus d’une fois m’asseoir sur les marches de l’escalier silencieux et appuyer ma tête contre le mur. »

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

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Et d’abord l’immeuble familial. Ou plutôt le « côté de la mère », Agata, sur le « Petit côté » (Mala Strana) de la ville, si l’on veut bien admettre que la dernière adresse connue de Maximilian Austerlitz (le 5 rue des Cinq Diamants) fait du XIIIème arrondissement de Paris le « côté du père ».

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Sur les conseils de l’archiviste Tereza Ambrosova, Jacques Austerlitz se rend d’emblée à la bonne adresse, parmi les quelques unes ayant abrité un Austerlitz entre 1934 et 1939.

nabokov.4Il s’épargne ainsi, en quelques lignes, les recherches d’un personnage de Nabokov qui, en quête de la dernière maîtresse de son frère, le grand écrivain Sebastian Knight, doit visiter plusieurs appartements, à Paris et Berlin. On sait que Sebald admirait beaucoup Nabokov, qu’il évoque parfois explicitement, et je ne peux m’empêcher de penser à son merveilleux roman, La Vraie vie de Sebastian Knight, le premier qu’il ait écrit en anglais, quand je lis ce passage d’Austerlitz (et inversement). Là où Nabokov se plait à balader son narrateur et son lecteur, Sebald semble avoir un malin plaisir à court-circuiter ce qui pouvait apparaître comme une passionnante enquête dans les rues de Prague.

L’autre guide, plus évident et plus explicitement désigné encore, est celui de la Recherche. Austerlitz retrouve dans la rue Sporkova les pavés disjoints qui manquent de faire trébucher Marcel, à Venise et dans la cour de l’Hôtel de Guermantes:

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Le Temps retrouvé, p. 173-17 (Folio)

« En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de l’Hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. (…)

Et presque tout de suite je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avaient rendue avec toutes les autres les sensations jointe ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement faits sortir, dans la série des jours oubliés. »

A première vue il semblerait que Sebald ne se soit pas contenté de mettre son héros (appelons-le ainsi) sur la bonne voie, mais lui ait aussi offert – et à lui-même, et à son lecteur qu’il imaginait sans doute lecteur de Proust – la « félicité » qu’apporte la reconnaissance d’abord involontaire et informulée (la madeleine du Côté de chez Swann), clairement identifiée ensuite (les pavés du Temps retrouvé), de deux moments de vie; cette reconnaissance qui semble arrêter le temps et faire entrer dans l’éternité.

Ce n’est pourtant pas une telle épiphanie qu’il est donné à Austerlitz de vivre, ou du moins elle est incomplète. Agata Austerlitzova n’est plus, et le récit introduit chez la nourrice Vera Rysanova, de l’autre côté du palier. Sur le seuil de l’appartement du dernier étage, à droite, ils tombent dans les bras l’un de l’autre, dans un moment magique et très « dix-neuvième siècle».

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Sous le haut patronage de Balzac, dont les volumes de la Comédie humaine au grand complet occupent une étagère entière d’un salon hors du temps, sous le regard d’un Pierrot de porcelaine accompagné de « sa chère Colombine »(p.184), Vera entame en français puis en tchèque (p.186) le récit des années 1934 (naissance de Jacques)-1939 (départ de Jacques (p.218))-1941 (déportation de la mère à Terezin (p.211))-1944 (déportation à Auschwitz (p.243)). La prose sebaldienne y prend au passage une épaisseur nouvelle et toute bernhardienne, puisque dans cette histoire l’ensemble du passage est relaté par Austerlitz au narrateur un soir de décembre 1997, et couché par écrit encore un peu plus tard, par ce même narrateur. La confession a lieu en plusieurs temps: trois jours d’abord, avant le départ d’Austerlitz pour Terezin, puis une dernière journée dans la pénombre de l’appartement, qui ouvre le récit par Austerlitz de l’épisode Marienbad (244-258), avant le retour à Londres par l’Allemagne (p.242). Le salon de Vera devient de fait une véritable machine à remonter le temps perdu et à voyager, qui n’est pas sans rappeler le petit salon du dernier volume de la Recherche et sa petite bibliothèque « aristocratique ».escaliers

De l’appartement familial on apprend finalement peu de choses, même s’il est difficile de l’imaginer très différent de celui de Vera (de même qu’il est difficile de ne pas voir en elle, à l’époque même de son enfance, plus qu’une nourrice). On sait qu’il est pillé par les nazis (p.211) et que les vêtements, bijoux, oeuvres d’art rejoignent la masse des objets volés pendant la guerre et entreposés ici ou là en Europe (près des fondations de la Bibliothèque Nationale de France par exemple).

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Deux photographies en réchappent, cachées dans l’exemplaire du Colonel Chabert (celui qui survit au désastre de la guerre et revient de parmi les morts), dont l’une fut prise un mois avant l’entrée des Allemands dans Prague. On y voit, déguisé en page blanc, le jeune Austerlitz apprêté pour le bal masqué.

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Le lecteur pénètre cependant un court moment dans la demeure d’Agata et de Maximilian. Les pièces sont visitées en un rêve étrange (p.220-221), comme il arrive parfois à certains lieux sebaldiens, au cours de quelques lignes où les parents, s’exprimant dans « l’énigmatique langage des sourds-muets », passent de pièce en pièce comme des étrangers sans prêter attention à leur fils.

Comme l’immeuble de la rue des Cinq-Diamants, le « côté de la mère » reste inaccessible, donnant à ce Temps retrouvé d’après la Shoah qu’a écrit Sebald sa dimension amère et tragique.

Images:

Photogramme: l’épisode des pavés vu par Raul Ruiz, Le Temps retrouvé

Nabokov par Jean Vong

Jacques-Emile Blanche, Portrait de Marcel Proust (1892)

Antoine-Jean Gros, Napoléon à Eylau (1807)

Pour compléter:

La Sporkova d’aujourd’hui, par Andrew Goodall (Mursejlerne)


Dictionnaire des lieux sebaldiens (6): La Gare d’Anvers

9 juillet 2009

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Austerlitz, p.11-12

« Au fil des ans, les images que j’ai conservées de ce monde à l’envers se sont mélangées à celles de la salle des pas perdus de la Centraal Station anversoise; et aujourd’hui, dès que j’essaie de me représenter cette salle d’attente, je vois le Nocturama, et, quand je pense au Nocturama, j’ai à l’esprit la salle d’attente, vraisemblablement parce que cet après-midi-là, au sortir du parc animalier, je suis entré directement dans la gare ou plutôt je suis d’abord resté un moment sur la place devant la gare, les yeux levés vers la façade de ce bâtiment fantastique que le matin, à mon arrivée, je n’avais fait qu’entrevoir. Maintenant je me rendais compte que la fonction de cet édifice construit sous les auspices de Léopold II était loin d’être purement utilitaire; je restai en arrêt devant le négrillon érugineux qui, avec son dromadaire, se dresse seul depuis un siècle dans le ciel des Flandres, tout là-haut, à gauche, au sommet d’une poivrière, comme en rappel de l’Afrique, de sa faune et de ses indigènes. »

C’est dans la salle d’attente de la Centraal Station d’Anvers qu’a lieu la rencontre entre le narrateur et Jacques Austerlitz, au début de l’été 1967. Meeting point, point de départ:  elle introduit les personnages, tous deux en terre étrangère, ainsi que le motif de la gare, un des leitmotivs essentiels du livre, qui se décline plus loin à Lucerne (p.17), Prague (p.258), Paris (Gare du Nord (p.300), Gare d’Austerlitz (p.341-343)), et bien sûr Londres où la « ladies’ waiting room » de la Liverpool Street Station est le cadre d’un autre moment fondateur du roman (p.163-165).

Elle introduit aussi à une herméneutique et à une épistémologie, au seuil d’un texte qui raconte la conquête d’un savoir: Jacques Austerlitz y met en œuvre sa connaissance de l’architecture de l’ère industrielle, dans la grande tradition positiviste de l’accumulation érudite des faits historiques méthodiquement identifiés et attestés.

Le déchiffrement des « cartouches de pierre » (p.19), par exemple, rappelle la manière dont Émile Mâle « lisait » la cathédrale gothique comme une bible pour Illettrés:

« gerbe de blé »

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« marteaux croisés »

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La ruche: « le principe de l’accumulation du capital »

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« Les divinités du XIXème siècle – les mines, l’industrie, les transports, le commerce et le capital » dans ce « Panthéon » à la gloire de la Belgique industrielle.

Pourtant, déjà, la démarche intellectuelle d’Austerlitz y prend une orientation plus audacieuse, labyrinthique, structurale, qui cherche à rapprocher des bâtiments éloignés dans l’espace et dans leurs fonctions, mais qui ont un « air de famille » :

« l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’oeuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares, mais aussi les cités ouvrières construites sur le plan orthogonal » (p.43).

On est plus proche alors d’Erwin Panofsky, qui ne voyait pas seulement dans les oeuvres artistiques et architecturales des traductions de textes, mais des « formes symboliques », reflets d’une manière de voir le monde propre à une époque (1).

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La gare d’Anvers est ainsi comme dédoublée de multiples manières par le texte: confondue avec le Nocturama tout proche, à la fois contenant (d’une scène de rencontre) et contenu (d’un savoir), lieu du départ et d’arrivée des voyageurs, mais aussi du récit qui, à peine entamé, y parait menacé d’achèvement précoce. Comme le souligne en effet Richard Bales dans un article que j’ai déjà cité (2), la gare d’Anvers est « productrice d’une mémoire culturelle plus que douteuse », celle de l’exploitation effrénée des richesses et des hommes, du goût de la démesure, que rappelle le « négrillon érugineux » qui partage le ciel avec le dôme. En tant que telle elle est selon lui « peu propice au lancement d’un récit profitable ».

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Dédoublée, elle l’est aussi par la « rénovation lourde » qui a suivi son classement en 1975 comme monument historique, comme me l’apprend le numéro de juin 2009 du mensuel Traits urbains. Aujourd’hui en effet le train n’entre plus par un « sombre viaduc flanqué de deux tourelles » (p.9) mais – comme je l’ai aussi appris, après l’avoir expérimenté, en feuilletant récemment cette revue qu’on ne trouve guère que dans la petite librairie du Pavillon de l’Arsenal, où je me trouvais il y a peu pour tout autre chose – pénètre par un tunnel long de 3,8 km creusé sous le sol, tandis que le voyageur, protégé par la longue verrière (nef?) d’origine, est lentement remonté par des escalators au niveau des galeries commerciales et des guichets.

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Ce n’est qu’après avoir traversé une façade qui peut apparaitre comme un jubé qu’il est introduit dans la fameuse salle des pas perdus inaugurée en 1905. Cette dernière apparait donc à la fois reléguée au rang de survivance touristique quelque peu baroque, et élevée à la dimension d’un sanctuaire mystérieux (3), comme le chœur de la cathédrale (ou le naos d’un temple antique) qu’avait élevée l’architecte Delacenserie pour célébrer l’empire de Leopold II, et dont l’horloge serait la divinité supérieure et inquiétante (4).

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Austerlitz, p.15

« Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l’un et l’autre la mesure du temps infini que mettait à s’écouler une seule minute, et nous étions chaque fois effrayés, bien que ce ne fût pas une surprise, par la saccade de cette aiguille pareille au glaive de la justice, qui arrachait à l’avenir la soixantième partie d’une heure puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d’une menace qui nous glaçait les sangs. »

Ainsi la description que fait Sebald de la Centraal Station rappelle le caractère ambivalent de toute gare, et l’on songe à Proust:

A l’ombre des Jeunes filles en fleurs, p.214 (Folio)

« Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui n’avaient pas encore d’existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d’attente, à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore ».


Notes:

(1) Dans Architecture gothique et pensée scolastique, la cathédrale gothique était ainsi interprétée par Erwin Panofsky comme le pendant architectural de la pensée scolastique, à l’oeuvre chez Thomas d’Aquin notamment, et pas uniquement comme une mise en forme de la Bible.

(2) Richard Bales, « ‘L’édifice immense du souvenir’, Mémoire et écriture chez Proust et Sebald », Recherches germaniques, Hors-série N°2, 2005, p.132

(3) Un érudit local me signale d’ailleurs que cette salle d’attente est encore, parfois, le théâtre de manifestations étranges, dont on a bien du mal à décider si elles relèvent du sacré ou du profane.

(4) On pense aussi à l’article d’E. P. Thompson paru sous forme de livre en français: Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004


L’invitation au voyage: Proust en train en voiture

25 juin 2009

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Sodome et Gomorrhe II, p.394 (Folio)

« Il peut sembler que mon amour pour les féériques voyages  en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici- de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles. Et sans doute cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féériquement dans une ville que nous voyions d’abord d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur de la salle. Il nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vraiment sous sa feuillée séculaire; ces cercles de plus en plus rapprochés que décrit l’automobile autour d’une vile fascinée qui fuyait dans tous les ens pour lui échapper et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée, où elle reste gisante à terre; de sorte que cet emplacement, point unique que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-mêmes comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ». »


C’est l’écoute, au long de mes voyages pendulaires et ferroviaires, des premiers cours d’Antoine Compagnon au Collège de France (ici et ), associée à un commentaire suggestif sur les goûts de Sebald en matière de paysages et de transports, qui m’ont amené à ce texte de Proust.

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Antoine Compagnon, au début de sa 5ème séance, voit dans la ville proustienne une image du livre, et dans le déplacement une métaphore de la lecture: tâtonnements du départ, repérages progressifs, orientation. La littérature devient un atlas, une carte. La Recherche (comme le monde) se lit en se perdant et en retrouvant son chemin, en train et en voiture: le train ménage un mystère, préserve le lieu dans ce qu’il a d’idéal pour le narrateur, désoriente, mais c’est un plaisir, comme on est désorienté au seuil d’un texte nouveau. L’automobile permet progressivement une reconnaissance de ce qui au départ était mystérieux, isolé. Source de plaisir là aussi, de bonheur, même si c’est au prix de la disparition du mystère. D’un côté la gare, palais qui contient le nom de la ville comme un trésor, de l’autre la route, qui permet de posséder (« amoureusement ») vraiment la ville.

Caractère ambivalent et incertain de toute lecture et de tout rapport à l’espace, qui invite à des rapprochements inédits, provoque des erreurs et des associations, illogiques en apparence, fécondes en réalité.

La mémoire de la littérature selon Proust, nous dit Compagnon, doit être à l’image de cette conquête problématique de l’espace. Pas une mémoire historique, topographique, chronologique, qui postule un progrès, qui associe un auteur à un autre par le simple fait de leur proximité dans le temps, mais au contraire une mémoire lacunaire, topologique, qui rapproche les oeuvres du fait de leur proximité esthétique (le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » selon la grand-mère du narrateur).

Marc Desportes, polytechnicien d’origine, comme Compagnon, cite beaucoup Proust dans son histoire des rapports entre transports et paysages, même s’il en fait un usage un peu différent.

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D’abord l’opposition entre les deux moyens de transport, s’appuyant sur le même passage:

Paysages en mouvement, p.237

« Autre différence: l’automobile offre un contact plus direct avec le cadre traversé. Alors que le tracé rigide de la voie ferrée nie les inflexions du paysage, la route, inscrite de façon ancestrale sur le terrain, permet la découverte des sites. »

Mais très vite les points communs, prenant toujours Proust pour guide :

Pastiches et Mélanges, p.97 de la collection L’Imaginaire chez Gallimard

« A ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l’automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée  de septembre qe même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence »

Et Desportes d’insister sur « l’anesthésie » des autres sens que la vue, provoquée par l’isolement et le glissement de l’auto, en tous points comparables à ceux du train, sources d’une modification de la perception du paysage, qui se fait moins cohérent, moins rationnel, perçu dans un temps parfois suspendu puis brutalement accéléré.

Proust écrit à l’âge industriel, où la distance ne se mesure plus seulement dans les termes de la géométrie plane, en mètres ou en kilomètres, mais en termes de temps ou de position dans un réseau. Un âge où, pour le dire autrement, l’espace topologique prend le pas sur l’espace topographique.

L’entrée « Métrique » (mode de mesure des distances) dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des société (p.608), bible de la nouvelle géographie. C’est Jacques Levy, le maître d’œuvre, qui parle:

 » Le long primat de la « carte d’état-major » et de la distance euclidienne dans l’univers mental des géographes a retardé le moment de la prise de conscience d’une nécessaire distinction entre le conventionnel et l’universel, d’une utile réhabilitation des espaces subjectifs, traités jusqu’alors d' »erronnés » pour la seule raison qu’ils s’écartaient de la métrique euclidienne. On a compris que les réseaux avaient aussi leur distances ou encore que le contact entre deux espaces ne se faisaient pas forcément par une frontière linéaire »

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Par où l’on voit, me semble-t-il, que la Recherche, en contraste apparent avec la dimension aristocratique de la plupart des personnages, en contradiction évidente avec l’image d’œuvre d’art absolue, éthérée, qui lui est attachée, et loin des clichés qui opposent poésie et progrès technique, est bien un des produits les plus achevés de la modernité industrielle.

Mais pas seulement: Georges Poulet avait dès 1963 montré le caractère non euclidien, topologique, de ce qu’il nomme l’espace proustien, tout en le rattachant à une tradition plus archaïque:

Espace proustien

« Magique, ou, si l’on veut, surnaturelle. Rien qui ressemble plus, en effet, que le voyage proustien, à la façon dont, au dire des théologiens, les anges se déplacent. Pour saint Bonaventure ou saint Thomas, l’ange, en passant d’un endroit à un autre, n’a nul besoin de traverser un milieu intermédiaire. Il est ici dans cet instant, et il est là-bas dans l’instant suivant. La distance n’est pas dévorée. Elle est plutôt supprimée. L’être angélique joint d’un coup, et sans qu’il y ait le moindre entre deux, les lieux les plus éloignés (…) Mais il suffit, après être allé à pied, de monter en voiture, ou d’échanger un véhicule lent contre un véhicule rapide, pour que les dimensions du temps et de l’espace soient changées: « un village qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin » », p.94-95

Sommes-nous des anges, nous qui allons d’aéroports en gares, d’échangeurs en plates-formes multimodales?

Toujours est-il que, contrairement à ce que semble suggérer le début du passage cité de Sodome et Gomorrhe, l’artiste n’oppose pas un moyen de transport à un autre, mais doit voir le monde sans exclusive, par tous les « côtés ». Seule la multiplicité des voyages et des points de vue, leur combinaison, permet la surprise et le bonheur (esthétique) de la reconnaissance. Et même plus:

Georges Poulet, en conclusion de sa 7ème partie, p.105:

« Que sera le roman proustien pris dans sa totalité sinon cela, un immense paysage dont la lumière tournante fait apparaître successivement les multiples aspects? si bien que le déplacement sinueux qui en change constamment l’éclairage, n’est pas une caractéristique fortuite, une négligence ou une idiosyncrasie de l’écrivain; c’est une méthode, au sens cartésien de ce terme, c’est-à-dire un ensemble de démarches raisonnées pour approximer la réalité ».


Dictionnaire des lieux sebaldiens (3): La rue Barrault

21 juin 2009

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Austerlitz, p.301-302

 » (…) je décidai finalement de m’installer ici, dans ce 13ème arrondissement que mon père, Maximilian Aychenwald, dont la dernière adresse était la rue Barrault, avait dû un temps fréquenter avant de disparaître, sans laisser de trace et irrémédiablement, selon toute probabilité. En tout cas, mes recherches dans cet immeuble de la rue Barrault aujourd’hui en grande partie inhabité sont restées vaines (…) »

Le choix des villes, des rues, des immeubles ne doit rien au hasard dans l’oeuvre de Sebald, qui sait, en admirateur de Proust, ce que les lieux – et en particulier leur nom- recèlent de mystère et de poésie (1). Qu’on songe à la litanie des  « Straat » (« Jeruzalemstraat,  Nachtegaalstraat, Pelikanstraat, Paradijstraat, Immerseestraat.. », p.9) qui entourent la Gare d’Anvers, dès la première page d’Austerlitz, ou à la maison du 104 de la Palatine Road dans laquelle a logé Max Ferber, l’un des Emigrants, et qui se trouve avoir été l’une des demeures du jeune Wittgenstein (Les Emigrants, p.196 de l’édition Babel).

La pulsion qui mène Jacques Austerlitz dans les endroits où ont vécu ses parents, et où lui-même a passé une partie de sa jeunesse, est un des moteurs du récit, qu’on peut comprendre comme une tentative de réappropriation, de reconstruction savante et sensible d’une histoire personnelle marquée par la perte du souvenir, du nom, du père et de la mère. Revenir sur les lieux, c’est posséder à nouveau, sublimer la pulsion de préhension en pulsion de voir (2), et l’on sait que les motifs freudiens sont nombreux chez Sebald.

Il est plus difficile de dire ce qui a poussé l’écrivain à choisir cette rue de Paris en particulier et cet immeuble dans cette rue, sur les pentes de Butte-aux-Cailles, au sein d’un réseau constitué par le bar le Havane, la Rue des Cinq-Diamants, le boulevard Blanqui, sinon la grande inscription à la gloire d’un apéritif aujourd’hui désuet, mais très en vogue dans les années 30 et même après la guerre. On apprend d’ailleurs sur le site internet qui vise à donner une nouvelle jeunesse à la marque que la distillerie d’origine fut fondée en 1795 à Maisons-Alfort, où,  mais c’est sans doute sans rapport, Jacques Austerlitz se rend dans une des divagations périphériques de sa jeunesse parisienne, et où il visite le musée des horreurs de l’école vétérinaire, avant de succomber à un malaise qui le ramène à quelques rues de l’immeuble, entre les murs de la Salpêtrière (p.320). Toujours est-il que le noir et blanc un peu sale et l’inscription publicitaire donnent un aspect ancien, et même l’allure d’une trace archéologique au bâtiment, qui semble dans le récit menacé d’abandon et de ruine. Le mot « SUZE » en fait en tout cas pour moi l’une des photographie les plus mémorables du récit.IMG_0077

Les quatre grandes lettres ont depuis été effacées par la rénovation qu’a subie l’immeuble, aujourd’hui bien rempli, et les traces peu lisibles qu’on pouvait deviner au bas du  morceau de mur blanc ont été comme actualisées (on y distingue un « 09 »).

Un autre indice pourrait expliquer l’élection de cette adresse (le 7) comme dernière demeure du père, militant social-démocrate tchèque en exil (p.184), dont Austerlitz ne retrouve finalement jamais la trace. L’enseigne de l’échoppe qui occupe le rez-de-chaussée n’est pas visible sur la photographie noir et blanc que Sebald a utilisée, mais ce qu’on y lit aujourd’hui est fort suggestif et il me plait de penser qu’il y a là l’un des motifs de son choix.

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(1) On peut rapprocher thématiquement les lieux proustiens et sebaldiens, comme le fait Richard Bales dans son article « L’édifice immense du souvenir », paru en 2005 dans le numéro spécial que la Revue Recherches germaniques (Hors série N°2) avait consacré à Sebald. Bales identifie dans son article trois catégories de lieux, qui permettent aux deux auteurs de mettre en question trois dimensions de l’existence: les gares, symboles de fugacité, les demeures, symboles de stabilité, les lieux saints, églises et cimetières, incarnations de la dimension spirituelle. L’éclat ou la ruine des bâtiments devient alors le témoin des états intérieurs des personnages ou de l’état plus général du monde dans lequel ils vivent.

(2) J’emprunte l’idée à Paysages en mouvement (p.175), dans lequel Marc Desportes cite Pulsions et destins des pulsions (1915) de Freud