Qu’est-ce qu’un livre?

22 octobre 2009

Allemagnes 3

Jorge Luis Borges, Le livre

« De tous les instruments de l’homme, le plus étonnant est, sans aucun doute, le livre. Les autres sont des prolongements de son corps. Le microscope et le téléscope sont des prolongements de sa vue; le téléphone un prolongement de sa voix; nous avons aussi la charrue et l’épée, prolongements de son bras. mais le livre est autre chose: le livre est un prolongement de sa mémoire et de son imagination. (…)

J’ai pensé un jour écrire une histoire du livre. Non pas sous son aspect physique. Je ne m’intéresse pas à l’aspect physique des livres (surtout pas aux livres des bibliophiles qui sont habituellement démesurés) mais aux diverses façons dont on a considéré le livre.

(Conférences, Folio Essais, p.147, traduction de Françoise Rosset)

Jorge Luis Borges, Essai d’autobiographie

Ces livres dont je viens de parler, je les ai lus en anglais. Lorsque plus tard je lus Don Quichotte dans le texte cela me sembla une mauvaise traduction. Je me souviens encore de ces reliures rouges avec les titres dorés de l’édition Garnier. Il vint un jour où la bibliothèque de mon père fut dispersée et quand je lus Don Quichotte dans une autre édition, j’eus le sentiment que ce n’était pas le vrai Don Quichotte. Plus tard un ami me procura l’édition Garnier avec les mêmes gravures, les mêmes notes en bas de page et les mêmes errata. Toutes ces choses faisaient pour moi partie du livre; c’était pour moi le vrai Don Quichotte.

(édition Folio, à la suite du Livre des préfaces, p.276-277, traduit de l’anglais par Michel Seymour Tripier).

En 1797 Emmanuel Kant publiait sa Doctrine du droit, elle-même intégrée dans sa Métaphysique des moeurs, dont le but était ni plus ni moins que de fonder les bases transcendantes, irréfutables et irréductibles aux contingences, des règles de droits dans la société civile. On y trouve, au coeur d’un examen fouillé de la question de la propriété et de ses possibles transferts, une approche juridique de ces objets particuliers que sont les livres, et une condamnation de leur contrefaçon. Kant prenait ainsi position dans un débat qui était depuis quelques décennies particulièrement vif et qui avait pour objet le droit d’auteur, dans un empire allemand dont l’éclatement politique interne favorisait la multiplication des éditions sans autorisation à l’abri des frontières des villes libres, duchés, principautés et autres micro-états qui le composaient et le fragmentaient. Ces pratiques avaient en tout cas pris un tel essor en Allemagne que l’on pouvait sans exagération parler de piraterie éditoriale. La discussion s’engageait aussi dans un contexte européen d’affirmation de la figure de l’auteur, qui réclamait de plus en plus le droit d’être rémunéré en fonction du nombre d’exemplaires vendus, et la fin du vieux système de l’honorarium, gratification plus ou moins arbitraire qui était une survivance du mécénat des siècles précédents.

Où l’on rejoint vite la question de la définition même du livre. Héritier d’une longue tradition, Kant distingue nettement l’exemplaire, l’objet concret, l’opus mecanicum qu’est le livre, qui peut devenir la propriété privée de n’importe qui, et, par ailleurs, les idées, le discours qui s’inscrit sur les pages, expressions d’une pensée originale, originelle, personnelle, qui ne saurait être vendue, aliénée, et qui confère à celui qui l’a écrit un droit imprescriptible sur les éditions variées et les variantes qui ne manqueront pas d’être publiées ici ou là. Il fait clairement primer la propriété individuelle du créateur, tout en concédant que l’expression publique des pensées privées (ce que sont les Lumières selon lui) ne sauraient se passer de support matériel.

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Si, pour ouvrir son nouveau cours au Collège de France, Roger Chartier a choisi Kant, c’est d’abord parce que ce dernier lui en a fourni le titre: « Qu’est-ce qu’un livre ?». C’est aussi parce que le philosophe de Königsberg représente la pointe avancée de tout un mouvement né dans le milieu des libraires londoniens du début du 18ème siècle, amplifié par les Lumières françaises (Diderot) et allemandes (Fichte) qui par-delà leurs nuances insistent tous sur la nécessaire reconnaissance du geste inaugural, de cette part de vie intime (« la meilleure » dit Diderot) qui fait de l’auteur moderne une autorité. La route est droite qui mène au Sacre de l’écrivain mis en lumière par Bénichou, mais aussi à nos propres conceptions du droit d’auteur. Plus fondamentalement, c’est la distinction entre la part immatérielle du livre (la pensée, la forme qui l’incarne, dont le manuscrit autographe est la trace la plus pure et la plus recherchée), et sa dimension nécessairement matérielle (des pages, un format, une reliure, des variantes, des coquilles) qui s’impose au point d’en devenir un lieu commun.

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Tel n’a pas toujours été le cas. La merveilleuse érudition de Chartier lui permet en effet, via le détour par sa chère Espagne du Siècle d’or, de mettre en perspective cette distinction toute platonicienne et individualiste. La lecture de quelques traités fait apparaître en effet le rôle démiurgique dévolu à l’imprimeur-libraire-éditeur de l’époque moderne, capable de créer des livres comme Dieu créa l’homme, toujours unique à son image et toujours différent en ses exemplaires.

De Vinci

Qu’est-ce qu’un livre en ces temps modernes? Un corps et une âme. On se gardera d’y voir reproduite en d’autres mots la double conception kantienne du livre, car si le corps consiste bien dans la qualité de la reliure et de l’impression, son âme ne se réduit pas à la pensée de l’auteur et à sa mise en mots. Elle naît aussi des interventions du maître-imprimeur et du compositeur (on dira plus tard le typographe): mise en page, ponctuation, correction. Le livre est un objet collectif avant d’être l’expression du génie individuel, substance transcendante qui trouverait de manière contingente une inscription matérielle somme toute secondaire.

La promotion de l’auteur et l’importance donnée à l’immatérialité de l’oeuvre ne résoudront pas complètement la question du rapport à l’objet. Roger Chartier conclut son cours sur la tension fondatrice entre les deux dimensions du livre, tension dont il repère les expressions dans l’opposition, pour ce qui est des pratiques savantes, entre, d’une part, une approche philologique et platonicienne, en quête de l’oeuvre « telle quelle », c’est-à-dire telle qu’en son origine, pure de toute intervention malheureuse de traducteurs ou d’éditeurs, et d’autre part une démarche respectueuse des différents états d’un texte, consciente (c’est une forme de nominalisme) que la pensée de l’auteur ne se trouve nulle part ailleurs que dans les textes publiés, et que cette pensée lui échappe donc toujours au profit de ce qu’en font les générations successives (la mort de l’auteur, sa mise en question du moins, n’est pas très loin, et l’héritage de Foucault est explicitement revendiqué).

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Ce qui vaut pour les chercheurs vaut pour tous les lecteurs, et c’est pour cette raison que Chartier convoque l’un des meilleurs qui soit à travers ces deux citations de Borges. Contradiction évidente et inévitable de l’amoureux de la littérature qui peut dans une de ses conférences repousser doctement l’objet-livre, le vulgaire exemplaire comme de peu d’intérêt en comparaison de l’idée, de l’invention qui lui a donné naissance, et voir même dans l’objet-livre le prétexte de cultes douteux, puis faire l’éloge dans ses souvenirs de la couverture rouge de l’édition Garnier du Quichotte, car cette lecture fondatrice a eu lieu en un temps et en un lieu précis, à jamais disparus, au long de pages d’un papier bien réel qui se sont à jamais inscrites dans une mémoire, et qui font de cette édition précise la seule qui vaille à ses yeux.

En m’inspirant ici des notes prises rapidement ce matin je ne peux que trahir la complexité et la richesse de la pensée de Chartier, et par pensée je veux dire aussi le texte tapuscrit qu’on pouvait voir furtivement apparaître sous ses doigts, au bureau dressé sur l’estrade, mais aussi les remarques plus ou moins improvisées du professeur dont le regard quitte souvent la feuille pour scruter le public nombreux ou telle partie, tel recoin, tel visage connu de l’amphithéâtre Marguerite de Navarre. (Mais il faudrait rendre aussi tous ses gestes discrets, et notamment ses petits moulinets de la main gauche comme on chasse une mouche ou comme on pousse doucement vers l’auditoire, tel un petit bateau sur un bassin, une idée qui vient de germer.)

Internet lui rendra justice sous forme numérique, et c’est justement là que Roger Chartier veut en venir. En 2007, dans sa leçon inaugurale, l’historien avait fait sienne l’exigence de Quevedo, qui semble s’adresser aux historiens : « Ecouter les morts avec les yeux ». Le projet de cette année semble prendre une autre dimension encore, car contrairement à sa chaire (Ecrit et cultures dans l’Europe moderne) et à son cours des deux premières années (consacré au Cardenio, un texte du dix-septième siècle), la leçon entamée ce matin ne porte pas d’indication chronologique, ce qui rend assez vertigineuse la question à laquelle les deux heures de cours hebdomadaires devront répondre d’ici le 17 décembre prochain.

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Qu’est-ce qu’un livre, par-delà les époques (un livre en soi)? Qu’était un livre? Qu’est un livre aujourd’hui, à l’ère numérique? Que devient le livre, le droit d’auteur, la notion même d’auteur, quand le rapport de l’un (le discours originel) au multiple (les exemplaires et les versions) en un certain sens s’inverse et que tous les textes deviennent disponibles sur un même et unique support matériel, l’écran d’ordinateur?