La ville en Allemagne, mai ou juin 1945.
John Hawkes, Le cannibale
La ville avait perdu toute ancienneté. Nichée sur sa terre brûlée, son unique statue équestre privée de tête et de pattes, elle se gorgeait de mendiants à la débandade et restait décharnée sous une lune sinistrement voilée. Les trains au bruit de ferraille rebroussaient chemin à la vue des boucles de rail qui fleurissaient dans le printemps aigre à la lisière de la ville, à l’opposé de la colline, et les champs lestés d’obus se souillaient des besoins solitaires des bêtes et des hommes. Tandis que les anciens habitants revenaient déblayer à nouveau, en famille, les abords du canal ou errer solitaires, vêtus de noir, des prisonniers défilaient sur les collines, soit comme des noms sur une liste, soit, si la liste avait été perdue, en masses non dénombrées. Tandis qu’un vieillard moribond était emporté par une affreuse quinte de toux, Jutta trompait son mari disparu et enfantait à nouveau. La ville, sans murs ni barricades, quoique toujours lieu de campement millénaire, était aussi ratatinée dans sa structure, aussi décomposée qu’une langue de boeuf noire de fourmis.
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