Lieux rêvés (7) / rencontres rêvées (5)

9 février 2015

Austerlitz p.42

Eric Chevillard, Du hérisson, p.251-252 

Quand arrive pour lui le moment d’entrer en hibernation, le hérisson naïf et globuleux averti par son instinct se glisse sous un tas de feuilles mortes, puis se livre à une sorte de danse frénétique, en rond, accompagnée de bonds, de roulades et de contorsions, bâtissant ainsi sans se donner plus de peine un nid aussi parfait que celui d’un oiseau, voûté, aux parois bien tassées et solides, les feuilles du toit disposées comme des ardoises assurant son étanchéité et une température intérieure supérieure de 10°C à celle du dehors. Je parle en connaisseur

dans ces pages, voyez vous-même, mon hérisson naïf et globuleux s’y prend comme je le dis pour creuser sa tanière.

(Minuit, 2002)

Lisant il y a quelque temps des entretiens d’Annie Ernaux en même temps que Du hérisson de Chevillard, je voyais, ou croyais voir, qu’il n’y avait pas plus opposés que ces deux écrivains. L’une, la transfuge qui avait délaissé la fiction pour plonger sa plume, ou son stylo, ou plutôt les touches de clavier « comme des couteaux » dans l’histoire de sa vie, les souvenirs d’enfance, la mère, le père, la rue, l’épicerie, le café ; l’autre, le virtuose de chez Minuit qui sapait avec un beau systématisme l’entreprise autobiographique qu’il feignait de vouloir mener (Vacuum extractor) et jetait au feu une à une les pages noircies de ses souvenirs de traumatisme, l’enfance, l’internat… J’imaginais une rencontre. Ernaux observait Chevillard, Chevillard se roulait en boule comme un hérisson naïf et globuleux. Elle le tançait, il se moquait. Ça n’allait pas entre eux. C’est à la fin des deux livres que j’ai pris la mesure de ce qui les rapprochait et rapproche sans doute pas mal écrivains (ceux qui comptent), et leurs lecteurs par la même occasion: la recherche, la délimitation, la construction d’un lieu idéal, un lieu rêvé dans et par l’écrit. Moins une forteresse qu’une cabane de papier, hors du monde et du temps,

Dès que je me mets à écrire, le temps n’existe plus, le temps des horloges. Je en regarde jamais l’heure. J’enlève ma montre et la place hors de ma vue.
(Annie Ernaux, Le vrai lieu, Gallimard, 2014, p.93)

en fait moins une cabane qu’un trou

Maintenant, j’ai l’impression de creuser le même trou. Il me semble que mes livres sont différents mais que quelque chose les unit. Je ne suis pas forcément la mieux placée pour voir ce qui les unit, pour savoir ce que sont mes livres. Ni même pour en parler ! Un jour, c’était à Prague, à la fin d’une conférence, j’ai surpris des propos d’un conseiller culturel qui m’avait invitée. Il disait « elle ne sait pas du tout parler de ses livres ». Il avait sans doute raison, c’est difficile pour moi d’en parler, surtout pour les rendre avenants. Dire ce qu’est pour moi l’écriture, j’y arrive un peu plus. Parce que, si on me pousse dans mes derniers retranchements, c’est tout de même là où j’ai l’impression d’être le plus. Mon vrai lieu.
(p.110)