18.5.

18 Mai 2019

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Alors que la guerre était depuis longtemps perdue, jusqu’en mai 1944, des transports ont été acheminés de l’ouest vers Kaunas. Les dernières nouvelles parvenues des prisonniers enfermés dans les caves de la forteresse en témoignent. Nous sommes neuf cent Français, écrit Jacobson, qui a relevé ce graffiti sur la paroi de chaux blanche du bunker. D’autres gravaient juste une date ou un lieu avec leur nom: Lob, Marcel, de Saint-Nazaire; Wechsler, Adam, de Limoges; Max Stern, Paris, 18.5.1944. Assis au bord des douves de la forteresse de Breendonk, j’ai achevé la lecture du quinzième chapitre de Heshel’s Kingdom, puis j’ai repris mon chemin pour Malines, où je suis arrivé à la tombée de la nuit.

En ce jour anniversaire je relis les dernières lignes d’Austerlitz. Comme l’indique l’éditeur dans une note, la date

18.5.1944

fait  à la fois référence au dernier convoi parti de Drancy avec 878 juifs pour Kaunas, et à la naissance de l’auteur, qui s’y introduit ainsi (dans ces lignes, dans ce convoi, dans ce fort) comme un fantôme

Max Stern

au crépuscule, quelques semaines avant sa propre mort.


Les bains à Riva (1): Vienne

6 septembre 2012

Franz Kafka, Lettres à Felice,  p.527

Au lieu de supplier mon directeur à genoux de m’emmener à Vienne, que ne l’ai-je supplié de ne pas m’emmener.

(TII, Gallimard, 1972, traduit par Marthe Robert)

W. G. Sebald, Vertiges, p.130

Le plus pénible est peut-être de continuer vaille que vaille.

(Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau)

Martin Klebes, « Infinite Journey : from Kafka to Sebald », p.133

To trace these internal states back to Kafka’s letter to Felice or to his diary is either to fall into a trap or to set up a trap oneself.

(in J.J. Long et A. Whitehead, W.G. Sebald – A critical companion, p.123-139, UWP, 2004)

J’ai ce rêve borgésien de livres entiers composés d’un livre et des livres qui l’ont inspiré d’une manière ou d’une autre, ou qu’il a inspiré, ainsi que des livres d’où ces derniers sont nés, ou auxquels ils ont eux-mêmes donné naissance. Et ainsi de suite. Leurs lignes seraient entremêlées et disposées successivement au gré des citations, emprunts, plagiats, clins d’oeil. Apparaîtraient sans doute, si l’on prend soin de choisir le bon point de départ, des livres sans fin – comme des miroirs se reflètent.

En dépit de l’avertissement formulé plus haut par Martin Klebes, c’est guidé par cette idée – ici illustrée en sa première étape – que je me suis amusé à rechercher les sources littérales du troisième récit de Vertiges, faisant à cette occasion, de Sebald à Kafka, le voyage inverse (mais tout aussi infini) de celui que l’universitaire américain propose. À sa manière si caractéristique, et déjà éprouvée dans le premier récit, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » – où il fait entendre, mêlée à sa prose, transformée, et pourtant toujours sensible, celle d’Henry Beyle/Stendhal – Sebald retrace un court épisode de la vie de Kafka: le séjour à Riva, au bord du Lac de Garde, en septembre 1913, que ce dernier a relaté dans son journal et surtout dans ses lettres à Felice.

Au cours de cette série, les lignes de Kafka apparaîtront en grisé, sous forme de citations introduites comme des échos – ou des fantômes – dans celles celles de Sebald. Parfois, elles prendront le dessus, et ce sont alors les fragments de Sebald qui viendront hanter ceux de Kafka.

Vertiges, p.129-131

Lettres à Felice, T2, p.523-530

« Le samedi 6 septembre 1913, le vice-secrétaire de la compagnie pragoise d’assurance ouvrière, le Dr K. , est en route pour Vienne, où il doit assister à un congrès sur le secourisme et l’hygiène.

Hier au dernier moment on a tout de même décidé que j’irai.

Dehors, c’est déjà la gare de Heiligenstadt. Sinistre, vide, avec des trains vides.

vide avec des trains vides

Rien que des stations de bout de ligne. Le Dr K. sait qu’il aurait dû supplier à genoux le directeur de ne pas l’emmener avec lui. Mais maintenant il est trop tard.

Si je pouvais annuler ces journées à Vienne – et cela jusqu’à la racine -, ce serait le mieux.

A Vienne, le Dr K. s’installe à l’hôtel Matschakerhof, par sympathie pour Grillparzer, qui y déjeunait

« très simple, mais bon », comme dit Laube, son biographe.

tous les midis. Un acte de piété

qui malheureusement s’avère inefficace. La plupart du temps, le Dr K. se sent très mal. Il souffre d’oppression et de troubles visuels.

je me suis mis des compresses sur le front

sur la tête,

ce qui ne m’a pas empêché de me retourner inutilement en tous sens

Insomnie impitoyable.

reste longtemps debout près de la fenêtre à regarder par la ruelle et souhaite se retrouver

couché

quelques étages plus bas, sous terre.

quelques étages plus bas sous terre.

Bien qu’il  décommande autant qu’il le peut, il se retrouve, lui semble-t-il, constamment au milieu d’une foule effrayante de gens.

un nombre de gens effrayant

Assis comme un fantôme

je joue à leur table le rôle du revenant

à leur table, l’angoisse l’étreint et il se croit percé à jour par chaque regard qui l’effleure.

Il est impossible,

impossible de tout dire, et impossible de ne pas tout dire. Impossible de garder sa liberté, impossible de ne pas la garder.

note-t-il le lendemain,

J’y pensais dans le train tout en bavardant avec P.

de mener la seule vie possible,

je veux dire vivre ensemble, chacun libre, chacun pour soi, n’être marié ni extérieurement ni réellement, être simplement ensemble

de vivre en communauté avec une femme, chacun libre, chacun pour soi, mariés ni extérieurement ni réellement, de seulement être ensemble

et avoir fait par là le dernier pas possible au-delà de l’amitié virile,

le seul pas possible pour dépasser l’amitié masculine

tout contre la frontière qui m’est assignée, là où le pied se met déjà en mouvement.

le pied qui va l’écraser.

Dans le tramway, il ressent soudain une violente aversion pour Pick,

bavardage stupide

dans l’ensemble, un très brave homme

parce que celui-ci a une petite faille désagréable dans sa personne

son caractère

par laquelle parfois, constate à présent le Dr K., son être ressort

en rampant tout entier

tout entier. L’irritation du Dr K. s’exacerbe encore

Pitié et ennui

lorsqu’il s’avère qu’Ehrenstein, tout comme Pick, porte une moustache noire et pourrait presque être son frère jumeau.

Comme deux gouttes d’eau, ne peut s’empêcher de penser le Dr K. Sur le chemin du Prater, la compagnie des deux hommes lui apparait de plus en plus comme une monstruosité, et sur le lac aux Gondoles, déjà, il se sent complètement prisonnier. C’est une faible consolation de voir qu’ils le ramènent à terre. Ils auraient pu tout aussi bien l’assommer

Maux de tête continuels.

à coups de rame. Lise Kaznelson,

Lise Weltsch

qui est aussi de la partie,

traverse à présent la forêt vierge sur un manège.

« Un jour dans la jungle » (de quel air emprunté elle se tient en haut, sa robe qui se gonfle

bouffante

bien faite, lamentablement portée).

Le Dr K. la voit perchée, là-haut, désemparée,

Ma compassion pour ces sortes de filles

Quand tous ensemble, par plaisanterie, ils  se font photographier en passagers d’un aéroplane survolant la grande roue et les flèches de l’église votive, le Dr K., à son propre étonnement, est le seul qui, à cette hauteur, parvienne encore à esquisser un semblant de sourire.

Photographie, tir, manège. »


On the road (5): Preston, Nebraska

25 Mai 2011

Jack Kerouac, Sur la route, p.148

Nous revoilà devant l’inscription Preston, sur le château d’eau. Le train de Rock Island est passé comme un boulet de canon. On a aperçu le visage des passagers du Pullman, tout flous. Le train hurlait en traversant les plaines, il roulait vers nos désir. La pluie redoublait. Mais j’étais sûr que j’y arriverais.

Photo: Robert Frank, U.S 285, New Mexico

Le mardi 7 octobre 1941

11 janvier 2011

Dans la guerre (22)

Vassili Grossman, Iasnaïa Poliana

Iasnaïa Poliana. Je propose d’y passer. La emka tourne et quitte cette chaussée en folie, « l’arche de Noé » suit derrière. Au milieu des boucles d’or du parc automnal et de la forêt de bouleaux, on aperçoit des toits verts et des murs blancs. Voici l’entrée. Tchekhov, arrivé là, s’est avancé jusqu’à cette entrée, et, saisi d’un accès de timidité à la pensée qu’il allait, dans les minutes qui suivaient, voir Tolstoï, a fait demi-tour et s’en est allé à la gare prendre le train pour Moscou. Le chemin qui mène à la maison est tapissé de quantité de feuilles, rouges, orange, jaune d’or et citron clair, c’est vraiment beau. Et plus c’est beau, plus c’est triste, l’époque veut ça…

A l’intérieur règne la détestable agitation fiévreuse qui précède les départs. Des caisses sont empilées. Les murs sont nus…

Avec une force étonnante, j’ai été saisi d’un sentiment soudain : les voilà, les Lyssye Gory [« Monts Chauves »], le voilà qui part, le vieux prince malade, et tout est venu se fondre en quelque chose qui ne faisait plus qu’un tout unique, ce qui se passait il y a plus de cent ans et ce qui se passe maintenant, aujourd’hui même, ce qui est décrit dans le roman avec une force et un justesse telles qu’il semble qu’il s’agisse du destin non pas du vieux prince Bolkonski, mais du vieux Comte Tolstoï, ce qu’il est désormais impossible de séparer de la vie et qui est devenu la réalité supérieure de la guerre d’il y a cent ans, la seule réalité qui soit parvenue jusqu’à nous, l’unique vérité sur une souffrance qui s’en était allée et qui revient à nouveau nous envahir…

Rencontre avec Sofia Andreevna [pette-fille de Tolstoï]. Elle est sereine et accablée… Elle raconte que le secrétaire du comité régional a promis de donner des wagons pour tout évacuer, mais arrivera-t-on à le faire, maintenant que les Allemands sont si près et qu’ils avancent aussi inexorablement ? Nous avons évoqué Moscou et les amis qui ne sont plus, et nous nous sommes tus en songeant à leur triste sort. Puis nous avons parlé de ce dont tout le monde parle, avec un sentiment de douleur, de perplexité, d’affliction : de la retraite…

La tombe de Tolstoï. Au-dessus d’elle les avions de chasse hurlent, les explosions sifflent. Et cet automne majestueux et calme. Comme c’est dur. J’ai rarement ressenti une douleur pareille.

(…)


Accélération (4): décélérations

7 novembre 2010

Voici douze ralentis, pauses, sorties de piste. Des moments et des mouvements suspendus hors du temps que j’ai trouvés chez W. G. Sebald et quelques autres, comme c’est la règle sur ce blog. Je laisse aux plus joueurs le plaisir d’identifier les auteurs et les oeuvres :

Ralenti 1

Les morts n’étaient-ils pas hors du temps ? Les mourants ? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux.

Ralenti 2

Ce qui est certain, c’est que jamais plus je ne me suis reposé de cette façon, les pieds obscènement posés par terre, les bras sur le guidon et sur les bras la tête, abandonnée et brimbalante. C’était en effet un triste spectacle, et un triste exemple, pour les citadins, qui ont tellement besoin d’être encouragés, dans leur dur labeur, et de ne voir autour d’eux que des manifestations de force, de joie et de cran, sans quoi ils seraient capables de s’effondrer, en fin de journée, et de rouler par terre.

Ralenti 3

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui trainent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ?

Ralenti 4

C’est qu’aujourd’hui encore et, à y regarder de près, aujourd’hui surtout, quiconque voyage à pied, à moins de correspondre à l’image de l’estivant randonneur, suscite immédiatement la méfiance des habitants de la localité où il vient à passer.

Ralenti 5

Dès lors il me parut impossible de ne pas contempler le fleuve roulant ses eaux lourdes dans le crépuscule, les péniches en apparence immobiles, enfoncées jusqu’au ras de la ligne de flottaison, les arbres et les fourrés sur l’autre rive, les fines hachures verticales striant les vignobles (…)

Ralenti 6

Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de ****, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge.

Ralenti 7

A Smederevo, là-bas derrière le fort au bord du fleuve que les Allemands avaient à demi fait sauter pendant la Seconde Guerre mondiale, pas un bruit ne parvenait de l’eau lumineuse et spacieuse qui pourtant coulait rapidement ; pendant toute l’heure sur la rive pas le moindre glougloutement, pas le moindre gargouillement, aucun bruit.

Ralenti 8

Malachio coupa le moteur. Le bateau roulait au gré des vagues et un long temps, me sembla-t-il, s’écoula. A nos yeux s’offrait l’éclat déclinant de notre monde, une vue dont on ne se laissait pas de se repaître, le spectacle d’une ville céleste. Le miracle de la vie née du carbone, entendis-je dire Malachio, part en flammes.

Ralenti 9

Comme flottant entre deux eaux, à la façon de quelque monstre marin aveugle et très vieux, quelque cétacé blanchi émergeant de la préhistoire, vaguement phallique, son avant aux contours imprécis est apparu, sortant lentement des ténèbres au milieu des rafales de neige (…)

Ralenti 10

On entendait au loin la rumeur étouffée de la ville et dans le ciel le grondement des gros avions qui à une minute d’intervalle apparaissaient au  nord-ouest à la hauteur de Greenwich et planaient très bas, incroyablement lents, me semblait-il, pour disparaître vers l’ouest en direction de Heathrow.  Tels des monstres retournant le soir à leurs tanières ils restaient suspendus au-dessus de nos têtes dans l’air qui s’assombrissait, les ailes écartées du corps, comme tétanisées.

Ralenti 11

Juste à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il s’en fallut d’un cheveu que je ne quitte la route en voyant s’élever lourdement, tel un monstre préhistorique, un Jumbo au ras de la véritable montagne d’ordures accumulées à cet endroit. Il laissait échapper derrière lui une trainée de fumée noirâtre et un instant j’eus l’impression qu’il avait battu des ailes.

Ralenti 12

Il semblait qu’on glissât tout naturellement sur cette large chaussée. Les dépassements, si tant est qu’ils eussent lieu étant donné les infimes différences de vitesse, s’effectuaient avec une lenteur telle que, avançant ou reculant pouce par pouce, on devenait pour ainsi dire une connaissance de voyage du conducteur sur la file d’à côté.

Ces derniers extraits, où la plus grande vitesse donne l’impression de la plus grande inertie, me font penser aux remarques de Marc Desportes dans Paysages en mouvement: les moyens de transports modernes (trains, automobile, avions…) ont poussé le regard à se porter au loin, vers un arrière-plan de plus en plus panoramique, de plus en plus stable, de plus en plus immobile en comparaison du premier qui, pendant ce temps, file à toute vitesse et échappe à l’œil humain.

Ils me rappellent aussi que parmi les cinq formes de décélérations identifiées par Hartmut Rosa dans Accélération, la plus paradoxale, même si ce n’est pas la mieux étayée, est celle qui relève de la « pétrification culturelle et structurelle », principe selon lequel la vitesse des changements dans nos « sociétés modernes avancées » n’est que le masque de l’immobilité et de l’absence d’avenir.

Images: Photogramme tiré de L’emploi du temps de Laurent Cantet (2001); La lagune de Venise et les cheminées de Mestre, photographie Romain Bonnaud; Photographie tirée de Vertigo; Le long de la Metro North Railroad, entre New York et Beacon, par Romain Bonnaud.

Retours au pays natal

20 octobre 2010

Aharon Appelfeld, Le temps des prodiges, p.22

– Que faites-vous donc ? demanda Brum.

– Rien, je me promène.

– Cela ne vous ennuie pas ?

– Non, certains endroits me rappellent des souvenirs.

p.154

On claqua le portail sur nous, nous étions prisonniers du temple où nous n’avions jamais mis les pieds.

En 1965 Bruno A. revient dans la petite ville autrichienne où, à la fin des années trente, une ombre, comme une nuée de corbeaux, a commencé de gagner son territoire – la demeure familiale au bout de l’avenue des Habsbourg, la maison de vacances près de Baden, le train express qui chaque été ramenait les A. de l’une à l’autre – puis les visages familiers – la tante Theresa, son père « l’écrivain A. »

Il s’enfermait dans sa chambre, travaillait jour et nuit et partait ainsi en guerre contre les mauvais esprits qui ne cessaient de frapper à notre porte depuis l’été

– avant de les engloutir, sa mère et lui, et avec eux tous les juifs autrichiens de la petite ville autrichienne. Un soir on les amena derrière les grilles de la synagogue, on les referma sur eux, et le lendemain on les déporta.

Les longs voyages en train, dans les vapeurs d’alcool et les bouffées de haine, les arrêts involontaires dans les petites gares hors du temps,

les intérieurs empesés et fragiles de la bourgeoisie éclairée (aveugle) d’Europe centrale,

« la pluie fine » qui « découpait l’avenue en tranche humides ».

Ces images me rappellent d’autres retours au pays natal.

Le début du Regard d’Ulysse : l’arrivée en Grèce d’un autre A., le cinéastes exilé, sur la place d’une autre petite ville. Le cinéma a été fermé sous la pression des « intégristes » et son film est projeté sur le marché. Accompagné de deux hommes il marche sous la pluie, pendant que la foule de ses admirateurs fait face à la foule de ses ennemis. Dans le Temps des prodiges, au premier soir de son retour, Bruno erre comme lui dans les rues de son passé. Le cinéma est déserté pour d’autres raisons et la séance n’a pas lieu.

Je pense aussi à un voyage en train d’Allemagne en Ukraine, le retour aux sources de Svetlana Geier, la traductrice allemande de Dostoïevski. Un documentaire vient de sortir, qui suit son travail méticuleux sur les textes, ses pas mal assurés sur la neige et le verglas, au pied de son immeuble d’enfance à Kiev, sa recherche de la datcha familiale à jamais perdue dans les forêts.

Elle a toujours en tête le bruit des rafales tirées à Babi Yar.

Elle dit « cela n’est jamais devenu du passé ».

Je me contenterai de ces rapprochements. De la prose magique d’Appelfeld, j’aurais bien du mal en effet à révéler les tours subtils et puissants qui font entrer dans un mauvais rêve avec les moyens les moins spectaculaires qui soient, les phrases les plus innocentes.

Je me souviens de la claire lumière du soir qui reposait, comme du métal en fusion, sur les doubles fenêtres. Le poêle était rempli de braises; mais je me rappelle encore mieux ce paquet d’ombres qu’apporta une jeune femme et qu’elle posa à terre avec le soin que l’on a pour de longs objets délicats; elle portait aussi un panier d’osier avec un bébé dedans.

Soudain, la pluie tomba à verse. Un des ennemis de mon père se mit à publier des articles dénigrant son œuvre.

Déjà, pendant les dernières grandes vacances, dans la maison de campagne de tante Gusta, une évidence s’imposait : la lumière et les arbres n’étaient plus les nôtres.

J’y vois des reflets de celle de Walser, dont J. M. Coetzee avait dans un article relevé les traits les plus saillants : « its lucid syntatic layout, its casual juxtapositions of the elevated with the banal, and its eerly convincing logic of paradox ».

Ainsi ce passage du Temps des prodiges, à l’enterrement de la tante Theresa

La paix régnait sur ses yeux clos. Ma mère s’approcha du cercueil, la tête un peu penchée, comme on regarde un bébé dans un berceau.

On (et Appelfeld lui-même) a aussi associé sa manière d’écrire à celle de Kafka. C’est vrai bien sûr, mais un Kafka « d’après », ou, plus précisément, « des années après », comme l’annonce le titre de la deuxième partie, « quand tout fut accompli».

Photogrammes tirés du Regard d’Ulysse, de Théo Angelopoulos (1995) et de La femme au cinq éléphants de Vadim Jendreyko (2010)

Voyage en Allemagne

3 octobre 2010

Samuel Beckett, Molloy, p.125

Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme.

(Minuit, Collection double)

Werner Kofler, Derrière mon bureau, p.129-130

Ne tombe pas, ne t’écroule pas !, me dis-je, je me tiens encore droit, ma faiblesse, cette faiblesse que je redoute, je ne la montre pas, il faut bien que j’arrive à destination, à mon bureau, ma radio, ma table, aux papiers portant les phrases Pour vivre quelque chose, je fis un voyage en Allemagne, il est minuit, derrière moi marche l’étranger.

p.64-65

Cette fois, j’avais choisi le chemin de fer comme moyen de transport. Je voyageais dans le wagon-restaurant, filant onze heures durant vers une victoire certaine. C’était par une journée printanière d’hiver, le Vormärz en plein mois de janvier, alternativement et parfois en même temps il tombait de la neige et de la pluie, des paysages détrempés, petites inondations, je voyais des prairies submergées, de petits nuages volant bas déchiquetés par la tempête, des trous de ciel bleu se reflétant dans l’eau qui inondait les pâturages, des villages et des fermes isolées ; puis à nouveau des zones très peuplées, des installations militaires, casernes, camps, camions garés alignés l’un derrière l’autre, des voies ferrées secondaires, des tanks ou des pièces d’artillerie chargées sur des wagons ou autres ustensiles nécessaires pour le maintien d’un minimum de paix. Sympathique cette description.

(Editions Absalon, traduit et présenté par Bernard Banoun)

Werner Kofler me fait penser à Thomas Bernhard qui aurait dérapé et décroché de sa paroi. Dans Derrière mon bureau il y a d’ailleurs « Bernhard, Thomas » himself, encordé à son guide, mais ce dernier hésite à lâcher le boulet souffreteux dans le grand vide.

J’entends un même rire sardonique, les même coups de pioche entêtés dans la terre d’Autriche, dans celle d’Allemagne, sur les crânes autrichiens, allemands, pour découvrir, sous les couches sociales-chrétiennes-démocrates, les couches nationales-socialistes.

Les bureaux ont toujours joué un grand rôle, sinon le plus grand, dans l’histoire allemande

Des citations de Bernhard, entre autres, sont semées un peu partout : « mon cher Pascal, mon cher Montaigne, etc. ». (« Mon cher Beckett », écrit Kofler de son côté.)

Dans le train qui traverse l’Allemagne au milieu du livre, c’est semble-t-il encore dans l’esprit de Bernhard (incognito) que l’on entend résonner « les lambeaux de conversations » attrapés ici ou là à l’intérieur du wagon-restaurant, sur le fond de sa propre pensée, ou celle de l’auteur – mais l’auteur se cache sous beaucoup d’identités : Tobias Reiser, Christoph Willibald Gluck, l’auteur Schmidt – dans un tourbillon vertigineux et parfaitement virtuose, aussi virtuose que la prose de Bernhard, qui tourne le dos à l’impeccable emboîtement des discours rapportés qu’on trouve dans les textes de Bernhard.

La relecture corrosive est le meilleur des hommages.

M’avez-vous lu dans Maîtres anciens ? Vous m’avez certainement lu dans Maîtres anciens, un cheval de bataille, dit-on… La canne coincée entre les genoux, sur la banquette de la salle Bordone du Kunsthistorisches Museum, et c’est parti la rhétorique de la destruction, la poésie des tables de verdicts, la canonnade d’injures, en avant ! c’est parti ! Il me suffit de dire : Ce pays est une fosse d’aisances de bouffonnerie, ou bien Chaque matin tant de bouffonnerie nous fait monter la honte au visage, et la critique littéraire allemande, le Michaelis du Zeit ou cet autre crétin de la Frankfurter Allgemeine, j’ai oublié son nom, tous crient à la révélation, à l’ébahissement littéraire.

(…)

C’est naturellement un plaisir que d’être le héros d’un livre placé si haut, et que m’importe la parfaite incompétence des thuriféraires.

(p.121)

Chez Kofler, comme chez Bernhard et chez les plus grands imprécateurs, à l’inverse des plus médiocres d’entre eux, on n’a jamais le sentiment rassurant d’être du bon côté. Ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent contempler le troupeau humain avec la clairvoyance factice du grand esprit – le grand esprit se met alors à ressembler au petit vieux de certaines bourgades – accablé de tant de bêtise, bien à l’abri derrière sa fenêtre. Leur clairvoyance, elle se trouble vite; le troupeau, tous deux en font partie.

La dernière page venue, on ne sait plus qui est le maître, où est le guide.

Devant moi marche le guide de montagne. Derrière moi marche l’étranger. Non, c’est moi l’étranger. Autrement: derrière moi marche le guide de montagne, devant moi marche l’étranger. Non plus, le guide de montagne est considéré comme disparu. Devant moi, donc, marche l’étranger. Connait-il le chemin?

Je ne connaissais pas Werner Kofler. Je dois sa découverte à Pascale Casanova, qu’on n’entend plus sur France Culture. Ce que j’en ai appris : il est né en 1947, une quinzaine d’années après Bernhard. Il a commencé à publier à peu près en même temps que son maître ancien, au début des années 1960. Depuis il trace sa voie, imperturbable.

Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis assis derrière mon bureau.

Notes:
Les éditions Absalon publient aussi Automne, liberté, tout aussi étonnant et superbe, et Caf’conc Treblinka (pas lu). Leur catalogue a l’air dans l’ensemble hautement recommandable.
J’ai regardé un peu sur internet et j’ai l’impression que la traduction de ses textes est passée inaperçue dans la presse (à part l’Huma et la Quinzaine). Pour qui veut compléter ma lecture du dimanche par une présentation et des analyses plus étoffées de l’ensemble de l’oeuvre, je signale les critiques de Bartleby les yeux ouverts et de la Revue des ressources. L’Atelier littéraire que Pascale Casanova lui a consacré a eu lieu le 13 juin 2010, mais il n’est plus disponible (un jour peut-être dans les avant-dernières choses).
J’ajoute ce lien : on y lira l’auteur (au sens plein) de la traduction française, Bernard Banoun, entouré de collègues, au meilleur de leur forme, attelés à la traduction d’un morceau (d’anthologie) de Kofler (tiré d’Automne, liberté). Où l’on verra aussi que la virtuosité de l’auteur et son inventivité redoutable se reflètent trait pour trait, mot pour mot, dans celles de son (ses) traducteur(s). Et inversement.



En lisant Hilberg (Ecrire l’histoire (3))

16 décembre 2009

Raul Hilberg, La Politique de la mémoire, p.184

«Un jour au Louvre, je vis une flèche indiquant la Joconde. Les gens s’agglutinaient devant cette peinture fameuse entre toutes; désireux d’éviter la foule, je passai mon chemin. Jetant un coup d’oeil à gauche, j’aperçus un portrait serein que tout le monde négligeait. Stupéfait et envoûté, je me demandai qui était la dame du tableau. Qui l’avait peinte? Il s’agissait sans doute de Lucrezia Crivelli par Léonard de Vinci.

Non pas que je sois Vinci, mais dans le monde anglophone mon livre Exécuteurs, victimes, témoins a été omis par plusieurs spécialistes qui avaient salué la Destruction des Juifs d’Europe. Il s’est trouvé des critiques américains et britanniques pour parler à son sujet dans leurs recensions de « petit » livre, d’ « éléments mineurs » et de « croquis à main levée ». Incapables de voir plus loin, ils le lurent en diagonale, furent déçus et partirent chercher ailleurs la nouveauté. »

(Gallimard, traduction  Marie-France de Paloméra)

C’est un étrange essai d’ego histoire sur la piste duquel m’avait mis l’article de Catherine Coquio.

Il y a un besoin de reconnaissance et une forme de rancœur, le ressentiment du transfuge qui transpirent de bien des passages de La Politique de la mémoire (1994). Exilé de Vienne par La Rochelle, via Cuba, Raul Hilberg trouve refuge avec ses parents à New York, un an après l’Anschluss. Après avoir brièvement participé à la Seconde Guerre mondiale en Europe, il refuse la voie de la chimie tracée par un père déclassé et aigri, et force sa route à travers le maquis universitaire américain à coup de journées de travail cloîtrées, de rencontres fondatrices (celle de Franz Neumann, l’auteur du Béhémoth, ouvrage pionnier sur l’Etat nazi), de hasards bienheureux (son embauche au War Documentation Project, fondé pour les besoins de la guerre froide, lui ouvre des tonnes d’archives allemandes). Doué d’une force de travail et de caractère peu communes, Hilberg passe par les « années difficiles », après la mort de Neumann. Sans poste fixe, sans ressources autres que l’argent de ses parents, sans parfois d’autre bureau que la table de bridge qui occupait le centre du salon du petit appartement familial à New York, il rédige sa thèse, subissant les allées et venues de sa mère et surtout de son père, grommelant et incrédule, bien loin de comprendre que ce qui s’écrit là est un des plus grands livres d’histoire du XXème siècle.

Les milliers de pages achevées, classées, il doit encore surmonter les obstacles de la publication. La Destruction est trop long, n’intéresse personne. Plus grave, le travail de Hilberg recèle, aux yeux de chercheurs mal intentionnés (à Jérusalem notamment, et Hannah Arendt en était), de trop nombreuses lacunes. Il paraît à contretemps, en 1961, chez un petit éditeur, Quadrangle Books, avant de devenir lentement la référence qu’on sait, quand une nouvelle génération arrive et qu’un regard neuf se porte sur le génocide des Juifs.

Hilberg se campe en artiste, souvent incompris. La posture permet les coups de griffes (à Arendt notamment), mais pas seulement. Comme peu d’historiens il a conscience que l’écriture de l’histoire va au-delà de la simple exposition des faits. Le choix de l’échelle d’analyse, de l’organisation des parties, l’équilibre des différents moments de l’œuvre, le ton, le rythme des phrases engagent des choix poétiques, dont il s’explique dans ses passages sur ce qu’il appelle son « triptyque » (Exécuteurs, victimes, témoins (1992)).

Ses modèles: moins des écrivains, ou d’autres historiens, que des musiciens:

« Je devais maîtriser mon travail, le dominer de la même façon que Beethoven avait mis sa musique en forme. L’écriture, comme la musique, est linéaire, mais la littérature ignore les accords ou les harmonies. C’est pourquoi je centrais de plus en plus mon attention sur la musique de chambre, plus transparente, dans laquelle j’entendais chaque instrument et chaque note isolément. Le Quintette pour cordes en do majeur de Schubert – une œuvre germanique – me faisait comprendre que la puissance ne dépendait pas de la simple compacité ni même du volume sonore, mais des gradations et des contrastes. L’Appassionata de Beethoven ce chef-d’œuvre suprême de la musique pour piano, preuve manifeste qu’un clavier peut être l’équivalent d’un orchestre, me montrait que je n’allais pas hurler sur un milliers de pages, que je devais supprimer les effets sonores et les réverbérations, et que je ne pouvais lâcher du lest que de manière infiniment sélective. » (p.81)

Des peintres:


« A l’été 1961, je passai un mois en Europe, allant de pays en pays, de ville en ville, de musée en musée. Dans les musées, je trouvais le silence. Les sculptures se taisaient. Les peintures aussi. Je m’attardais en particulier devant les portraits: ici un jeune homme, là un vieillard, un cardinal, un pape, mais aussi des paysans et des soldats. Tous muets, tous morts, mais à ces moments-là je les sentais tout proches. Que cherchais-je dans ces musées? A l’époque je l’ignorais, mais je comprends aujourd’hui que je touchais du doigt une idée nouvelle, qu’alors et là-bas j’avais trouvé la composition du livre que j’écrirais vingt-cinq ans plus tard, Exécuteurs, victimes, témoins.

Toute ma vie je me suis intéressé aux organisations. Je construisais des organigrammes et traçais des filières de décision. A présent, c’étaient les gens que je cherchais: les individus et les groupes. J’avais leur image en tête, et je voulais les peindre, avec des mots bien sûr, mais d’une façon qui les consignerait dans le cadre du portrait, qui permettrait de les appréhender instantanément, d’un coup d’oeil, comme une toile. » (p.180)

Il n’y a pas que de la colère rentrée, hautaine, pas uniquement de l’ironie et des règlements de compte dans la Politique de la Mémoire. Les premières pages mettent en mots les impressions fondatrices de l’enfance : l’éloignement de la religion, le goût de la géographie (la passion des atlas, comme Sebald) puis de l’histoire. Des instantanés tirés du plus loin de la mémoire:

« Le XXème arrondissement, où nous vivions, formait avec le IIème arrondissement une île entre le Danube et le canal du Danube. Le canal passait près de chez nous, et je restais des heures sur sa rive, côté XXème. N’ayant ni frère ni soeur, je me promenais souvent seul le long des buissons, le regard perdu dans le ciel. Une fois, je levai les yeux et me dis: demain, j’aurais huit ans. J’ai gardé le goût de ces promenades en fin de journée, les veilles d’anniversaire, pour faire le point. » (p.33)

« La ligne droite des tracés ferroviaires m’initia à l’espace. Il me fallait absolument un coin fenêtre, pour voir le paysage, mais aussi pour évaluer la vitesse. J’avais besoin d’écouter les bruits cadencés qu’on n’entend plus maintenant que les rails sont fabriqués d’un seul tenant. Le train m’ouvrait le monde. (…)
Ma compétence en matière de trains a joué sur mon travail, et ils ont retenu longtemps mon attention pendant un projet de recherche. Pour être précis, je m’intéressais au transport des Juifs vers la mort. » (p.36)

Il faut lire ce texte comme l’autre pan d’un triptyque majeur sur la Shoah. Le panneau central pourrait en être la Destruction des Juifs d’Europe. La Politique de la mémoire, celui au travers duquel se lit le plus nettement une conscience douloureuse du temps et de l’espace, propre à l’exilé des années noires.


Dictionnaire des lieux sebaldiens (6): La Gare d’Anvers

9 juillet 2009

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Austerlitz, p.11-12

« Au fil des ans, les images que j’ai conservées de ce monde à l’envers se sont mélangées à celles de la salle des pas perdus de la Centraal Station anversoise; et aujourd’hui, dès que j’essaie de me représenter cette salle d’attente, je vois le Nocturama, et, quand je pense au Nocturama, j’ai à l’esprit la salle d’attente, vraisemblablement parce que cet après-midi-là, au sortir du parc animalier, je suis entré directement dans la gare ou plutôt je suis d’abord resté un moment sur la place devant la gare, les yeux levés vers la façade de ce bâtiment fantastique que le matin, à mon arrivée, je n’avais fait qu’entrevoir. Maintenant je me rendais compte que la fonction de cet édifice construit sous les auspices de Léopold II était loin d’être purement utilitaire; je restai en arrêt devant le négrillon érugineux qui, avec son dromadaire, se dresse seul depuis un siècle dans le ciel des Flandres, tout là-haut, à gauche, au sommet d’une poivrière, comme en rappel de l’Afrique, de sa faune et de ses indigènes. »

C’est dans la salle d’attente de la Centraal Station d’Anvers qu’a lieu la rencontre entre le narrateur et Jacques Austerlitz, au début de l’été 1967. Meeting point, point de départ:  elle introduit les personnages, tous deux en terre étrangère, ainsi que le motif de la gare, un des leitmotivs essentiels du livre, qui se décline plus loin à Lucerne (p.17), Prague (p.258), Paris (Gare du Nord (p.300), Gare d’Austerlitz (p.341-343)), et bien sûr Londres où la « ladies’ waiting room » de la Liverpool Street Station est le cadre d’un autre moment fondateur du roman (p.163-165).

Elle introduit aussi à une herméneutique et à une épistémologie, au seuil d’un texte qui raconte la conquête d’un savoir: Jacques Austerlitz y met en œuvre sa connaissance de l’architecture de l’ère industrielle, dans la grande tradition positiviste de l’accumulation érudite des faits historiques méthodiquement identifiés et attestés.

Le déchiffrement des « cartouches de pierre » (p.19), par exemple, rappelle la manière dont Émile Mâle « lisait » la cathédrale gothique comme une bible pour Illettrés:

« gerbe de blé »

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« marteaux croisés »

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La ruche: « le principe de l’accumulation du capital »

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« Les divinités du XIXème siècle – les mines, l’industrie, les transports, le commerce et le capital » dans ce « Panthéon » à la gloire de la Belgique industrielle.

Pourtant, déjà, la démarche intellectuelle d’Austerlitz y prend une orientation plus audacieuse, labyrinthique, structurale, qui cherche à rapprocher des bâtiments éloignés dans l’espace et dans leurs fonctions, mais qui ont un « air de famille » :

« l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’oeuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares, mais aussi les cités ouvrières construites sur le plan orthogonal » (p.43).

On est plus proche alors d’Erwin Panofsky, qui ne voyait pas seulement dans les oeuvres artistiques et architecturales des traductions de textes, mais des « formes symboliques », reflets d’une manière de voir le monde propre à une époque (1).

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La gare d’Anvers est ainsi comme dédoublée de multiples manières par le texte: confondue avec le Nocturama tout proche, à la fois contenant (d’une scène de rencontre) et contenu (d’un savoir), lieu du départ et d’arrivée des voyageurs, mais aussi du récit qui, à peine entamé, y parait menacé d’achèvement précoce. Comme le souligne en effet Richard Bales dans un article que j’ai déjà cité (2), la gare d’Anvers est « productrice d’une mémoire culturelle plus que douteuse », celle de l’exploitation effrénée des richesses et des hommes, du goût de la démesure, que rappelle le « négrillon érugineux » qui partage le ciel avec le dôme. En tant que telle elle est selon lui « peu propice au lancement d’un récit profitable ».

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Dédoublée, elle l’est aussi par la « rénovation lourde » qui a suivi son classement en 1975 comme monument historique, comme me l’apprend le numéro de juin 2009 du mensuel Traits urbains. Aujourd’hui en effet le train n’entre plus par un « sombre viaduc flanqué de deux tourelles » (p.9) mais – comme je l’ai aussi appris, après l’avoir expérimenté, en feuilletant récemment cette revue qu’on ne trouve guère que dans la petite librairie du Pavillon de l’Arsenal, où je me trouvais il y a peu pour tout autre chose – pénètre par un tunnel long de 3,8 km creusé sous le sol, tandis que le voyageur, protégé par la longue verrière (nef?) d’origine, est lentement remonté par des escalators au niveau des galeries commerciales et des guichets.

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Ce n’est qu’après avoir traversé une façade qui peut apparaitre comme un jubé qu’il est introduit dans la fameuse salle des pas perdus inaugurée en 1905. Cette dernière apparait donc à la fois reléguée au rang de survivance touristique quelque peu baroque, et élevée à la dimension d’un sanctuaire mystérieux (3), comme le chœur de la cathédrale (ou le naos d’un temple antique) qu’avait élevée l’architecte Delacenserie pour célébrer l’empire de Leopold II, et dont l’horloge serait la divinité supérieure et inquiétante (4).

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Austerlitz, p.15

« Pendant les pauses de notre discussion, nous prenions l’un et l’autre la mesure du temps infini que mettait à s’écouler une seule minute, et nous étions chaque fois effrayés, bien que ce ne fût pas une surprise, par la saccade de cette aiguille pareille au glaive de la justice, qui arrachait à l’avenir la soixantième partie d’une heure puis tremblait encore une fraction de seconde, lourde d’une menace qui nous glaçait les sangs. »

Ainsi la description que fait Sebald de la Centraal Station rappelle le caractère ambivalent de toute gare, et l’on songe à Proust:

A l’ombre des Jeunes filles en fleurs, p.214 (Folio)

« Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d’où l’on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s’y accomplit grâce auquel les pays qui n’avaient pas encore d’existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d’attente, à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore ».


Notes:

(1) Dans Architecture gothique et pensée scolastique, la cathédrale gothique était ainsi interprétée par Erwin Panofsky comme le pendant architectural de la pensée scolastique, à l’oeuvre chez Thomas d’Aquin notamment, et pas uniquement comme une mise en forme de la Bible.

(2) Richard Bales, « ‘L’édifice immense du souvenir’, Mémoire et écriture chez Proust et Sebald », Recherches germaniques, Hors-série N°2, 2005, p.132

(3) Un érudit local me signale d’ailleurs que cette salle d’attente est encore, parfois, le théâtre de manifestations étranges, dont on a bien du mal à décider si elles relèvent du sacré ou du profane.

(4) On pense aussi à l’article d’E. P. Thompson paru sous forme de livre en français: Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004


Dictionnaire des lieux sebaldiens (5): Autour du boulevard Blanqui

29 juin 2009

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Austerlitz, p.302

« Aussi n’ai-je pas tardé à sillonner sans but précis les petites rues qui donnent sur le boulevard Bianqui, remontant d’un côté jusqu’à la place d’Italie et descendant de l’autre jusqu’à la Glacière, toujours dans l’espoir insensé que je pourrais inopinément croiser mon père ou le voir sortir d’un immeuble. » (traduction Patrick Charbonneau)

Dans mon édition (Actes Sud, 2002) le nom du boulevard est bizarrement et systématiquement orthographié « Bianqui », alors que les manuscrits qui ont été récemment présentés à Paris laissent peu de doute sur le « l ».

Peu importe, c’est l’occasion de revenir une dernière fois dans ce quartier de la Glacière, près de la Butte-aux-Cailles, que Jacques Austerlitz parcourt comme un enfant perdu.

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C’est dans ces rues que ses recherches (si on peut les appeler ainsi) s’achèvent, sans succès en un sens, si l’on oublie ce que le récit parvient, après ces déambulations et ces longs monologues, à mettre au jour. Les rues que l’on arpente dans le récit sont celles où les juifs parisiens (le père d’Austerlitz?) ont été raflés. Elles sont encore, dans l’esprit d’Austerlitz, parcourues d’ « une armée de gendarmes français » (p.302).

Le boulevard Blanqui, si son nom fait écho aux espoirs progressistes du 19ème siècle (1), ouvre sur le Paris le plus obscur du 20ème, et sur l’Europe concentrationnaire. Primo Levi ou Walter Benjamin:

Austerlitz, p.302

« Je croyais voir parfois les paniers à salade traverser en trombe la ville figée de terreur, la foule parquée à ciel ouvert au Vélodrome d’Hiver et les trains de marchandises dans lesquels s’effectua peu après la déportation au départ de Drancy et de Bobigny; je voyais des images de leur traversée du Grand Reich allemand, je voyais mon père, toujours vêtu de son beau costume avec son chapeau de velours noir sur la tête, droit, impassible au milieu de tous ces gens angoissés. Puis je me disais que Maximilian avait certainement réussi à quitter Paris à temps, qu’il avait pris la direction du sud, franchi à pied les Pyrénées et disparu quelque part dans sa fuite. »

(1) La lecture de l’étude de Muriel Pic, W. G. Sebald- L’image papillon, reçue peu après l’écriture de cet article, permet d’avancer une autre explication au sujet du révolutionnaire français:

« Et si c’est sur le Boulevard Blanqui que se retrouvent à Paris le narrateur et Jacques dans Austerlitz, c’est qu’il existe, chez l’auteur qui donna son nom à cette artère de la ville, une « hypothèse astronomique » concernant les doubles. Elle a arrêté Benjamin, comme en témoigne le Livre des passages, et trouve un écho chez Sebald. « Tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs », affirme Blanqui dans l’Eternité par les astres, où il suppose que « tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre fini dans le temps et dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la mort. Tous les êtres répartis à sa surface, grands ou petits, vivants ou inanimés, partagent le privilège de cette pérennité «  » p.36