Dictionnaire des lieux sebaldiens (20): Jérusalem

7 septembre 2010

W. G. Sebald, Les Emigrants, p.163

Aujourd’hui, est-il noté deux jours plus tard, premier tour en ville et aux alentours. En résumé, très mauvaise impression. Des marchands de souvenirs et de bondieuseries presque à tous les pas de porte. Ils sont accroupis dans l’obscurité de leur magasin au milieu d’un gigantesque bric-à-brac d’objets sculptés dans l’olivier et de babioles incrustées de nacre. A partir de la fin du mois, des légions de croyants vont venir acheter, dix ou quinze mille pèlerins venus du monde entier. Les bâtiments récents sont d’une laideur difficile à décrire. Dans les rues, des monceaux d’ordures. On marche sur des merdes !!! En nombre d’endroits, jusqu’aux chevilles dans une poussière calcaire pulvérulente. Les rares plantes ayant survécu à la sécheresse qui sévit depuis mai couverte de cette poudre de pierre comme d’une efflorescence pruineuse. Une malédiction semble planer sur la ville. Décrépitude, décrépitude, marasme et vacuité.
(Babel, traduction Patrick Charbonneau).

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, p.244

Vendredi 9, promenade dans la ville – tout est fermé à cause du Baïram – silence et désolation générale – la boucherie – couvent arménien – maison de Ponce Pilate = sérail, d’où l’on découvre la mosquée d’Omar. Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et l’on ne voit que des ruines – c’est énorme de tristesse.

Les Emigrants, p.167

Le soir, étudié le guide acheté à Paris. Dans le passé, peut-on y lire, Jérusalem offrait un autre spectacle.

Parvenus au terme de leur voyage en Orient à la fin du mois de novembre 1913, Cosmo Solomon et Ambros Adelwarth découvrent la Ville sainte livrée aux marchands du Temple. En ruine et promise à un nouveau châtiment, elle enfle et pue sa décomposition. Les deux compagnons mettent littéralement leurs pas dans les pas de Flaubert et du Camp, et ce faisant dans la merde qui tapisse les rue de la Ville sainte. L’impression n’est pas neuve, et elle a été reprise, cultivée, parfois un peu fânée. Pierre Loti, dans un style moins flaubertien

Jérusalem ! Ceux qui ont passé avant moi sur la terre en ont déjà écrit bien des livres, profonds ou magnifiques. Mais je veux seulement essayer de noter les aspects actuels de sa désolation et de ses ruines ; dire quel est, à notre époque transitoire, le degré d’effacement de sa grande ombre sainte, qu’une génération prochaine ne verra même plus…
(Jérusalem, 1894, lire ici)

C’est à l’âge romantique que se fige l’image d’une Terre sainte décrépie, propice au regard mélancolique sur les ruines de l’Orient captif. Et il est vrai : tout au long du dix-neuvième siècle les pèlerinages se gonflent de fidèles à mesure que les chrétiens occidentaux obtiennent des autorisations plus larges de la part de l’empire ottoman sur son déclin. Le croyant se distingue de plus en plus mal du touriste, les échoppes pullulent, les infrastructures ne suivent pas, ou suivent mal. La ville sombre, écrasée par son aura, et comme Deauville aujourd’hui, , dans la partie contemporaine du récit, le narrateur subit une horde de Japonais en vacances, son succès la fait rouler sur la pente d’un irrémédiable déclin.

Il faut vite dresser un inventaire pour sauver ce qui peut encore l’être, et s’assurer qu’on a bien marché dans la Vieille Ville. La description est, nous dit-on, constituée d’extraits du journal d’Ambros, qui donne libre cours à sa manie des listes, dressées ici selon une logique toute géographique, comme un panorama désordonné, au gré de la rose des vents

Les Emigrants, p.164

Vers le nord se trouve la cathédrale russe, l’hospice français de Saint-Louis, le foyer juif pour aveugles, l’église et l’hospice de Saint-Augustin, l’école allemande, l’orphelinat allemand, l’asile allemand pour les sourds-muets, The School of the London Mission to the Jews, l’église abyssinienne, the Anglican Church, College and Bishop’s House, le monastère des dominicains, le séminaire et l’église Saint-Etienne, l’institut Rothschild pour jeunes filles, l’école des métiers de l’Alliance israélite, l’église Notre-Dame-de-France et sur l’étang de Bethseda le St Anna Convent ; sur le mont des Oliviers on a (…)

La mosaïque est bien peu spirituelle et le chapelet des édifices ainsi égrenés sur le ton du guide touristique suscite davantage l’amusement (ou l’effarement) que le recueillement. On est au grand marché des croyances, et ce n’est donc pas dans cette ville trois fois sainte, mais hors ses murs, après s’être fait tirer le fameux portrait,

qu’Ambros peut enfin connaître un de ces moments de bonheur tel qu’on n’en retrouve que dans le passé. Tourné vers la Mer Morte

p.167

L’air est si clair, si ténu, si limpide, qu’instinctivement on tend la main pour toucher les tamaris en bas sur les rives du fleuve. Jamais encore nous n’avions été entourés d’un tel flot de lumière.

De même c’est vue de l’extérieur, d’une « hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde » (comme il est dit dans un autre livre (1) de la Vue de Haarlem de Jacob Van Ruysdael, et comme on pourrait le dire de toute la prose de Sebald),

sur cette gravure nocturne, que Jérusalem redevient céleste. Étalée sur deux pages, elle surplombe la description, et souligne on ne peut plus clairement que le fossé entre la réalité et sa représentation ne sera jamais franchi, ici moins qu’ailleurs.

Car ailleurs il existe d’autres Jérusalem plus authentiques. Dans Les Anneaux de Saturne (partie IX) la ville est évoquée par son symbole originel, le Temple, lui-même réduit à la taille d’une maquette par Alec Garrard, que le narrateur rencontre dans sa ferme près de Yoxford, à l’ouest de Dunwich, vers la fin de son English Pilgrimage.

Mettant en oeuvre des efforts et des sacrifices tels que son entourage en est venu à le tenir pour fou, Garrard s’est lancé dans la reconstitution exacte, à l’échelle 1/100, du bâtiment détruit en 70 par les Romains. L’homme existe vraiment, comme beaucoup de personnages secondaires des récits sebaldiens. C’est un des ces « amateurs » (2) que l’on retrouve un peu partout dans l’œuvre (Jacques Austerlitz en est un). Obsédés par la réalisation d’un but démesuré, ayant mis de côté toute notion de carrière ou de réussite au sens où leurs contemporains entendent le plus couramment ces termes, ils sont sans cesse menacés d’effondrement, mais parfois étonnamment proches de la félicité.

Les Anneaux de Saturne, p.290-291

A présent qu’il fait de plus en plus sombre en bordure de mon champ de vision, je me demande si je parviendrai jamais à achever ma construction et si tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas qu’un misérable bricolage. Mais à d’autres moments, lorsque la lumière du soir tombe à l’oblique par la fenêtre et que je laisse agir sur moi la vue d’ensemble de mon ouvrage, le temple et ses portiques, le quartier d’habitation des prêtres, la garnison romaine, les bains et le marché aux victuailles, les aires de sacrifices, les préaux, la nature environnante jusqu’aux montagnes à l’arrière-plan, tout me paraît soudain comme achevé et il mes semble alors  que mon regard plonge alors dans les régions élyséennes.

(Actes, Sud, traduction Bernard Kreiss)

La Jérusalem céleste n’est certes pas de cette terre, mais qui sait voir peut en repérer les reflets en maints endroits du monde, même dans cette grange perdue en plein Suffolk, et même si c’est au prix d’une de ces modifications de proportions, distorsions de perspective, dont les personnages sebaldiens sont coutumiers.

Il y a aussi une Jérusalem plus discrète et périphérique, une sorte de Jérusalem « d’emprunt », que l’on trouve dans un des essais critiques qui composent Die Beschreibung des Unglücks (1994). Sebald l’identifie à la Slovénie du récit de Peter Handke, le Recommencement (Die Wiederholung), relu à la lumière d’un messianisme juif. N’ayant pu lire ce texte, je m’en remets à  l’article qui m’a mis sur la piste :

Helen Finch, « « Die irdische Erfüllung » : Peter Handke’s Poetic Landscapes and W. G. Sebald’s metaphysics of History »:

Towards the end of his essay, Sebald constructs a hallucinogenic méditation on Die Wiederholung, where Slovenia comes to represent Jerusalem, and Filip Kobal a salvific figure.

(in Anne Fuchs et J.J Long (ed.), W.G. Sebald and the Writing of History, p.186)

Le même article ne manquant pas de souligner, dans les lignes qui suivent, combien cette Slovenian Jerusalem, où le personnage principal, Filip Kobal, viendrait chercher sa rédemption, doit moins au projet littéraire de Handke qu’aux obsessions et à une lecture artiste de Sebald lui-même.

Quoique : ne lit-on pas

Le Recommencement, p.231

Et un jour, dans le cours de tes années, tu sauras, familier des lieux, distinguer les cargos et les voiliers du golfe de Trieste des grues du chantier naval de Monfalcone, des châteaux de Miramare et de Duino et des coupoles de la basilique San Giovanni sur le Timavo, et puis découvrir à tes pieds au fond de l’entonnoir de la doline, entre deux fragments de rochers, la barque très réelle, à moitié pourrie, à plusieurs sièges, avec sa rame, et te souvenir d’elle, partie pour le tout, en la nommant involontairement, tu es maintenant assez libre, l’ARCHE D’ALLIANCE
(Gallimard, traduction de Claude Porcell)

et, dans Austerlitz, ne retrouve-t-on pas la même Arche (« à trois étages », est-il précisé), dans le même genre d’endroit improbable, au Great Eastern Hotel de Londres ? Si.

De la Ville au Temple; du Temple à l’Arche; du réel à son image. A défaut d’avoir le tout, il faut se contenter de la partie, d’un signe, d’une trace, de quelques mots de Jérusalem, origine et but ultimes de l’exil, heimat, utopie, jamais atteinte, toujours rêvée ( Si je t’oublie…) : en substance la promesse entendue à Venise, reprenant l’incantation des Juifs et déracinés de tous pays :

Vertiges, ALL’ESTERO, p.61

Malachio pilota le bateau jusqu’à mon hôtel. Il ne restait plus rien à dire. Le bateau accosta. Nous nous serrâmes la main. Déjà j’étais à quai. Les vagues clapotaient contre les pierres envahies par la chevelure hirsute des mousses. Le bateau fit demi-tour dans l’eau. Malachio me fit encore signe et cria : Ci vediamo a Gerusalemme. Et parvenu à plus grande distance, il le répéta encore plus fort : L’année prochaine à Jérusalem !

Notes :

(1) Les Anneaux de Saturne, p.104

(2) Lire « Sebald’s amateurs », de Ruth Franklin, dans le recueil d’articles W.G. Sebald : History, Memory, Trauma, dirigé par Scott Denham et Mark McCulloh


Les lectures de l’année (1): 2009

21 décembre 2009

Je tiens scrupuleusement la liste de mes lectures. Voici, de janvier à décembre 2009, celles qui me restent en mémoire, que je voudrais recommencer. J’aimerais parfois ne pas les avoir encore faites. Elles ne sont pas toutes d’actualité, mais ce sont toutes des « premières fois ». L’expression « les livres de l’année » aurait pu paraître trompeur.

Qu’on en juge:

– Orlando Figès, La Révolution russe

– Alison Bechdel, Fun Home

– Martine Carré, WG Sebald, Le retour de l’auteur

– WG Sebald, Campo Santo

– Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste

– Paul Boghossian, La peur du savoir

– Werner Herzog, Sur les chemins de glace

– Ernst Jünger, Journal de Guerre (1939-1945)

– Pierre Guyotat, Formation

– Georges Perec, La Vie mode d’emploi

– Claude Simon, Archipel et Nord

– Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position

– Thomas Bernhard, Gel

– Arthur Schnitzler, Vienne au crépuscule (et Le Chemin solitaire, par le TG Stan)

– Mario Rigoni Stern, Hommes, bois, abeilles

– Hélène Frappat, Par effraction

– Eric Chauvier, La crise commence où finit le langage

– Peter Handke, A ma fenêtre ce matin (carnets du Rocher)

– Peter Handke, Le Recommencement

– Gilles Philippe et Julien Piat, La Langue littéraire

– Ramuz, La Grande Peur dans la montagne

– Tchékhov, Nouvelles (Le Gel, La Dame au petit chien, Au printemps)

– Alexander Kluge, Chronique des sentiments

Et Irène, d’Alain Cavalier.

Voilà, mes grands noms de 2009.


Un happy end au milieu de nulle part

28 octobre 2009

brehat

Avant de partir quelques jours loin des écrans mais près des livres et de l’océan, je cède à la tentation d’un petit jeu littéraire: le jeu le plus simple, le jeu par excellence, illustré de bien des manières, de l’Oulipo aux Papous, en passant par de nombreux blogs.

Deux extraits. Qui en sont les auteurs? De quels textes sont-ils tirés?

J’ai choisi un début (parmi mes préférés) et une fin (lue il y a peu) qui semblent se répondre (une fois encore). Des écrivains face à un monde singulièrement vide et comme dépeuplé, l’un immobile dans sa baraque, l’autre sur le chemin en quête du lieu élu, qui reprennent et renouvellent tous deux à leur manière la posture romantique.Une forme de happy end cependant: le second extrait promet une réconciliation que le premier passage ne laisse guère présager. J’en dis déjà trop.

Indice supplémentaire: j’ai déjà cité ces deux auteurs.Avec les photos cela devient encore plus facile.

12-16brookston6-1967

Un début :

« Un lieu

Ainsi, j’ai parcouru les mers, et maintenant je suis… à B…, petite bourgade amarrée à un champ de l’Indiana. Par deux fois, il s’est trouvé ici mille deux cents personnes pour répondre au recensement. La ville est exceptionnellement propre et ombragée et présente toujours son meilleur profil à la route. Sur une pelouse, il y a même un cerf de bronze, en bois ou en plastique.

Pour arriver jusqu’à nous, vous traverserez une rivière. Au printemps les pelouses sont vertes, les forsythias font leurs trilles, et même la voie ferrée qui éventre la ville a des rails brillants et bien droits qui murmurent quand arrive le train; le train lui-même, d’ailleurs, corne fort joliment.

Dans les petites rues de derrières, l’asphalte se désagrège en gravier. Là se trouvent la maison des Westbrook, avec ses géraniums, celle des Horsefall, celle des Mott. Les trottoirs s’en vont en morceaux. La poussière de gravier suit comme une haleine le passage des carrioles. Quant à moi, c’est ici que je me suis retiré de l’amour. »

Hrusevica

Une fin:

« Narrateur dans ta cabane en plein champ envahie par les herbes, toi l’homme doué du sens de l’orientation, tu peux tranquillement te taire, garder peut-être le silence dans les siècles des siècles, écoutant l’extérieur, descendant à l’intérieur de toi-même, mais ensuite, roi, enfant, rassemble tes forces, redresse-toi, appuie-toi sur tes coudes, souris à la ronde, reprends une profonde respiration, et fais à nouveau entendre celui qui apaise tous les conflits, ton: « Et… » »


Par la fenêtre

9 octobre 2009

friedrich

Peter Handke, A ma fenêtre le matin, Carnets du rocher 1982-1987, p.226

« Un instant de splendeur, le jour d’hier: les feuilles de chêne qui dans la lueur du soleil hivernal planent, tombent, se détachent, sans offrir de résistance; et se détachant ainsi de la branche ces feuilles rouvraient tout grand les portes du royaume de l’imaginaire; et le secret une fois encore était dans le verbe; le secret? la parabole: les feuilles de chêne ne « tombaient » pas, elles…? elles « métaphorisaient », c’est-à-dire qu’elles signifiaient, sans métaphore particulière, un autre, l’autre monde: celui-ci cessait enfin, dans la parabole des feuilles qui se détachaient de l’arbre, inassignables, craquetaient sur le ciel bleu d’avant l’hiver, d’être une chose déterminée, et le monde dans la contemplation de ces feuilles parties sans plus de façons versait une indétermination à vous réchauffer le cœur; l’autre monde, indéterminé, indéterminable, ou une fois encore: « monde muet, ma seule patrie » »

p.112

« Trois fenêtres dans la pièce où je travaille: dans l’une les feuillus; dans l’autre l’épicéa sombre et le rocher voisin (le Rainberg), avec sa lumière clignotante pour les avions; dans la troisième, à portée de main, les buissons, la vigne vierge, les cordes de liane – je n’ai encore jamais vu ça (et pourtant voilà bientôt cinq ans que je vis ici même)  »

p.186

 » La première fois de ma vie que j’ai découvert un lieu – les anciens bunkers souterrains cachés parmi les hautes herbes et les broussailles, au bord de la Mur, au sud de Graz, en mai 1963 -, mon premier récit est né (18 août 1984) »

(traduction Olivier Le Lay)

Qu’observe Peter Handke par la fenêtre, sur son rocher? La langue: « verbe pour », « il faudrait dire », « il ne faut pas dire », « partir sur la trace du mot juste ». Dans les livres, la langue étrangère: Spinoza, René Char, Emmanuel Bove, Héraclite, Parménide. Ceux qui regardent le monde comme une nature morte, ceux qui pensent la nature naturans, ceux qui ont fait descendre les dieux dans l’ici-bas en se mettant sur leur piédestal. Qu’observe-t-il encore? Le monde? Des morceaux du monde, qui ont la forme du monde. Des microcosmes qui disent le tout à leur manière. Une feuille, et sur la feuille, une goutte de rosée. Une abeille dans une fleur de tilleul. De gros escargots de l’autre côté de la vitre, « comme plaqués là par la tempête ». Le mauvais rire des « gens d’ici ».

Qu’écrit-il, le matin ?

p. 18

« Je marchais au bord du lac, l’angélus du soir tintait, un ébranlement parcourait les eaux gelées, comme si une bête cachée se levait (Saint-Moritz, 29 déc.) »

p.57

« Description de lieu: rendre ce lieu-ci au monde; rendre le monde à ce lieu-ci »

Mortlake Terrace

p.59

« La lumière et l’air toujours changeants d’un objet à l’autre: ce que je voudrais tout au long de centaines de pages lumineuses et aérées pouvoir décrire et raconter ».

p.320

« Le soleil brille et ça peut commencer. Ça? Lire, relier, être là »

Handke

Des fragments qui forment un ensemble compact, solide, qui donnent à ses journées, ses mois, ses années l’allure d’un fleuve de pierre, d’une coulée de marbre descendue par un esprit en quête de clartés. Que cherche-t-il exactement? Rien dit-il, « l’artiste (je n’ai pas d’autre mot) ne questionne pas, il attend bien plutôt, peut-être pendant des années, que se dévoile le secret (je n’ai pas d’autre mot) ». Peter Handke a voyagé, et voyage encore (le Karst (le Corso de Magris), la Provence, la Suisse, la Slovénie proche de sa Carinthie natale). Il reste pourtant sédentaire. Il attend. Il écrit ces lignes comme une sorte d’expérience et de préparation (du roman, Le Recommencement), et elles deviennent elles-mêmes le résultat unique de l’expérience, de la préparation. C’est le propre des grands journaux (lui dit « mon livre-atome »).

De ce lieu, Salzbourg (S.), autour duquel tout – phénomènes et noumènes – semble graviter il tient donc le monde comme un dieu, pas mieux, pas moins. Il est, comme Adam avant la Chute, celui qui nomme. Il est le juge et l’académicien. Un drôle de juge dans sa tour d’ivoire, un drôle d’académicien dans sa tour de Babel, seul, qui tranche. Peu importent la tour, le rocher. « Le lieu de l’art n’est pas le nulle part ou le n’importe où, mais le toujours quelque part ».

vermeer-le_geographe

Et la fenêtre? C’est un cadre, une protection, un viseur, une lunette pour voir le monde, une porte d’entrée ouverte

Claude Simon, Histoire, p.9

« l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres »

Lui qui cite Rilke en exergue

« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela

tombe en morceaux.

Nous l’organisons de nouveau et tombons

nous-mêmes en morceaux. »

et on pense à autre chose encore:

William H. Gass, Au cœur du cœur de ce pays, p.273

« Ma fenêtre est un tombeau, et tout ce qui s’étend dans son champ est mort. Il ne tombe pas de neige. Il n’y a pas de brume. Ni calme. Ni silence. Les images qu’elle contient ne sont pas une bête à l’affût, car le mouvement n’a jamais rien prouvé. J’ai vu la mer étale, la vie bouillonner dans un corps sans laisser la moindre trace, ses bulles hermétiques la traverser comme un verre de soda. Talons qui claquent, Rimmel qui coule: et, au bout du rouleau, la pute au cul de houle. Les feuilles se contorsionnent. L’herbe ondule. Un oiseau pépie, picore. Une roue d’auto qui dessine des cercles n’en dessine pas moins ses rayons immobiles. Ces images sont des pierres; ce sont des monuments. Sous cette mer, c’est de l’océan qui gît: qu’il repose en paix, que Dieu le garde… et Dieu garde le monde par-delà ma fenêtre, moi devant mon reflet, penché sur cette page, mon ombre. »

(Rivages poche, traduction de Marc Chénetier et Pierre Gault).

Il arrive cependant qu’une simple volée de cloches filtrée par la fenêtre de la chambre rappelle à l’homme seul le « bonheur d’être ici » et lui fasse oublier un instant la malédiction de n’être jamais ailleurs. Mais de Paul Claudel, de son Après-midi à Cambridge, et de Michael Edwards, il sera question plus tard.