Le Lundi 4 janvier 1943

19 septembre 2011

Dans la guerre (30)

Thomas Mann, Pacific Palisades

 

Vent de foehn, très chaud à midi. Ce matin, me suis promené en montant la côte. Ai travaillé après le petit déjeuner ; j’arrive presque à la fin. Suis monté, ai fait la manucure, le shampoing et le rasage, me suis rassis et ai écrit, exactement jusqu’au signal du lunch, les dernières lignes de « Joseph le Nourricier » et donc de « Joseph et ses frères ». J’étais à la fois ému et triste. Mais c’est ainsi, c’est fait, tant bien que mal. J’y vois bien plus un monument de ma vie qu’un monument de l’art et de la pensée, un monument de ténacité. – K. était émue. Il est arrivé beaucoup de courrier. J’ai fait la sieste, un peu agité. Après le thé, ai travaillé avec Konni. Quand je suis sorti prendre l’air, j’ai eu une conversation avec la « jolie fille», la fille d’Huldschinsky, qui était en pantalon et attendait l’auto du jardinier. Ai été saisi par la beauté de son nez, de ses yeux et de sa bouche. – Ai fini de lire Raskolnikov. Tout de suite après le dîner, ai donné lecture à K., Borgese et Medi des deux paragraphes de conclusion. Impression réconfortante, grande émotion de Medi. Il y a eu du champagne. Frank a téléphoné, ému. – Les Russes avancent vers les champs pétrolifères de Krozni.

André Gide, Tunis

Visite du petit Charles Pérez, qui continue à prodiguer ses soins aux blessés des bombardements, engagé volontaire dans la brigade de secours. Il dit qu’on entend encore les appels de cinq familles ensevelies sous les décombres du « Foyer du Combattant », grand immeuble de ciment armé, qui s’est écroulé tout entier, couvrant d’épais blocs de maçonnerie ceux qui s’étaient réfugiés dans les caves… Ces blocs énormes ne peuvent être soulevés que par des grues puissantes, que l’on attend de jour en jour. On parvient à envoyer aux emmurés de l’oxygène qui les maintient encore en vie.
Charles Pérez me quitte pour aller faire un bout de toilette chez ses parents ; occupé de jour comme de nuit, il n’a pu rentrer chez lui ni se dévêtir depuis huit jours.

Klaus Mann, New York

Appel sous les drapeaux. Grand Central Palace.


Le mardi 20 octobre 1942

21 juin 2011

Dans la guerre (29)

Bertolt Brecht, Los Angeles

Ce que je fais volontiers, c’est l’arrosage du jardin. Étrange comme la conscience politique influe sur toutes ces opérations quotidiennes. D’où vient autrement la crainte qu’un morceau de gazon puisse être oublié, que la petite plante là-bas puisse ne rien recevoir ou recevoir moins, que le vieil arbre là-bas puisse être négligé tant il a  l’air robuste. Et mauvaise herbe ou pas, ce qui est verdure a besoin d’eau, et on découvre tant de verdure en terre à partir du moment où on se met à arroser.

Klaus Mann, New York

Mon agent me fait savoir que mes honoraires pour la conférence d’hier me seront adressés aussitôt que les dames de New Haven les auront envoyés: c’est probablement l’histoire de quelques jours seulement…

Mon nouvel ami au Chicago Sun, Mr. Spectorsky, est enthousiasmé par mes critiques de Virginia Woolf et de Maurois; mais ils ne paient qu’à la parution: c’est une question de quelques semaines seulement.

Tomski a le sentiment que la moindre demande d’argent de ma part pourrait détruire notre amitié. Christopher commence lui-même à manquer d’argent. La maison d’édition L.B. Fisher doit rester fidèle à sa politique financière extrêmement prudente – et je ne sais ni comment survivre à aujourd’hui, ni comment exister demain.

Ernst Jünger, Suresnes

Violentes crises pendant la nuit: la frousse. S’y ajoutent les ruminations: de Charlemagne à Charles Quint, de la Réforme aux troubles qui ont suivi la Première Guerre mondiale.

Pêchant au bord de la mer, je prenais une grande tortue qui, après que je l’eus tirée à terre, m’échappa et s’enfonça dans le sol. En la poursuivant, non seulement je me blessai avec l’hameçon, mais une sorte de répugnante vermine marine jaillit de la bête et grouilla sur moi avec ses innombrables pattes. C’était la première fois qu’une tortue m’apparaissait en rêve, et ce fut d’une façon très significative.

A midi, on me laissa sortir, et l’on nota dans mon livret individuel: « Catarrhe anacide de l’estomac. » La Doctoresse, qui semblait avoir redouté quelque chose de plus grave, se réjouit de ce diagnostic, et elle s’entretint une fois encore avec le médecin-chef dont elle avait fait la connaissance à la clinique Bergmann. Puis Rehm vint me chercher. J’allai avec lui en voiture au Majestic pour y faire mes préparatifs de départ.


Le vendredi 10 mai 1940

18 juin 2010

Dans la guerre (12)

André Gide, Vence


Il y a quelque… romantisme à se désoler que les choses ne soient pas autrement qu’elles ne sont; c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être. C’est sur le réel qu’il nous faut édifier notre sagesse, et non point sur l’imaginaire. Même la mort doit être admise par nous et nous devons de nous élever jusqu’à la comprendre; jusqu’à comprendre que l’émerveillante beauté de ce monde vient précisément que rien n’y dure et que sans cesse ceci doit céder place et matière pour permettre à cela, qui n’a pas encore été, de se produire; le même, mais renouvelé, rajeuni; le même, et pourtant imperceptiblement plus et dont se forme lentement le visage même de Dieu. En formation sans cesse et jamais achevé, depuis l’impensable gouffre du passé, jusqu’à l’impensable « consommation des siècles ».

rien de plus irritant, de plus absurde, que le

« Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel? »

lorsqu’il est dit sans ironie. C’est ça qui serait gai, d’avoir toujours en face de soi l’immuable! Empoté toi-même, à quelle saison de l’an t’en tiendrais-tu? Celle des boutons? ou des fleurs? ou des fruits?… A quel moment (et même de ta propre vie) oserais-tu dire: Nous y sommes! Ne bougeons plus!

Jean-Paul Sartre, Bouxwiller


Donc aujourd’hui, invasion de la Belgique et de la Hollande (…) L’impression produite est curieuse et bien différente de celle qui régnait lors de l’attaque de la Norvège: ce serait presque un soulagement. L’impression de toucher au réel – même sinistre – après huit mois de guerre « pourrie » (…)

Mihail Sebastian, Bucarest


Aujourd’hui, à l’aube, les Allemands ont occupé le Luxembourg, ont passé les frontières belge et hollandaise, ont bombardé l’aéroport de Bruxelles. A l’heure qu’il est, je n’ai pas d’autres nouvelles. Il se pourrait, cette fois-ci, que toute l’Europe s’embrase. Curieusement, les radios italiennes ne diffusent que des nouvelles anodines, des faits divers. je ne serais pas surpris si Mussolini frappait un grand coup en Méditerranée, pendant que les Alliés sont encore sous le choc.

Ernst Jünger, Friedrichstal


Rêvé cette nuit d’escadres aériennes qui survolaient la maison. Le matin, au stand de tir, j’appris que le ciel avait été en effet fort animé. Il s’agissait de transports en direction de la Hollande et de la Belgique. La guerre entre sans doute dans sa phase la plus critique, sans que sa durée puisse être évaluée dès à présent.

L’après-midi nous avons fait avec le colonel une longue promenade à cheval à travers de belles forêts, avec une halte le soir, à Graben, pour manger des asperges. Durant cette course, des officiers et des plantons nous rejoignirent à plusieurs reprises, à motocyclette, apportant des plis dont l’un annonçait la suspension des permissions. Nous sommes maintenant en état d’alerte.

C’est à regret que nous quittons Friedrichstal dont les habitants étaient devenus pour nous des amis. D’origine huguenote, ils ont du sang wallon, avec des noms comme Lacroix, Borel, Gorenflo – déformation de coeur-en-fleur. Ils nous ont apporté vers 1720 leur connaissance de la culture de tabac, et fournissent maintenant tout le pays de Bade en jeunes plantes dont on voit partout les massifs sous des châssis garnis de papier huilé. Ils tirent ainsi de leur terre un gain décuple. Il est vrai que cette culture demande beaucoup de soins et de peine, et, suivant un dicton de ce pays, les habitants de Friedrichstal ne se reposent qu’à genoux et ne mettent jamais leur tête au lit.

En revanche, ils sont riches, de naturel gai, toujours disposés au plaisir et pas regardant sur la dépense.

Klaus Mann, Princeton


… Le grondement des évènements décisifs en Europe recouvre tout. Presque impossible de se concentrer sur autre chose qui n’ait rien à voir avec la Hollande ou la Belgique, etc. – – Et nos amis restés là-bas! Friedrich à Londres. (J’ai reçu un télégramme désespéré de lui.) Mais aussi Landauer, etc. (Et Golo – à Zurich?)

Ebranlé et tendu à la fois, on suit la résistance en Hollande et en Belgique – – – Ce soir, on annonce la fin de la crise intérieure en Angleterre. Résignation tardive de Chamberlain. Sa personnalité douteuse gagne presque en grandeur lors de son discours d’adieux. Quelle carrière étrange! Quel peuple étrange! – – – En revanche, mon dégoût pour ces Allemands grandit encore de manière accablante.

… Gamelin annonce: « The most gigantic battle of all times may be immanent… » Pendant toute la journée, j’ai lu les journaux, écouté la radio et discuté.

Pourtant, ma « vie privée » continue. Hier, j’ai eu un gentil dîner avec Erika et Liesl (qui est ici parce que Bruno a terminé son ouvrage). – Auparavant, cocktail chez Erika avec Spivy, Tonio + Isa, Goslar, Tomski, etc. – Cette nuit, j’ai trainé longuement dans les cafés où je me suis saoulé; bain de vapeur. Toutes sortes de demi-affaires. Enfin un jeune soldat, bien fait, à la figure sériouse et sympathique. Reste la nuit. Bien gentillement.

Aujourd’hui, discussion avec Mr. Wallace du Reader’s Digest (grisonnant, sympathique, sévère et doux à la fois). Nous avons évoqué les possibilités d’une collaboration (documents européens). Dans cette perspective, je suis passé voir Miss Ulrich à la Library (Periodical department). – Bref déjeuner avec Ury. – ensuite, je suis allé avec Erika (après un bref désaccord que j’avais eu à nouveau avec elle) louer des – déguisements! Car nous avons décidé malgré tout de nous rendre à cet Allied Relief Ball – – – (cela n’apportant rien aux Alliés que l’on boycotte leur bal sous prétexte que l’on est effrayé par les atrocités allemandes).

Adam Czerniakow, Varsovie


+ 13°C. Le matin, la Communauté. Hier, un ouv[rier] j[uif] et u fonctionnaire ont terrorisé le caissier, 4 coups tirés, dont un sur l’immeuble d’en face. Le caissier a versé de l’argent. J’ai dit à Halber d’en informer les SS. Nous avons remis au procureur des fonctionnaires du Bataillon pour détournement. J’ai reçu aujourd’hui Skizze des Sperrgebietes Warschaw [esquisse de la zone close de Varsovie]. Qu’on le veuille ou non, c’est un ghetto. Un fourreur a chassé Typograf de son appartement. On lui a indiqué de déménager au 4è étage de cet immeuble. Les Allemands sont entrés aujourd’hui à l’aube en Hollande et en Belgique. Après-midi, chez le Rittmeister Schu. Il a déclaré qu’il ne voulait pas de Sklaventum [esclavage]. Il prendra 1300 [travailleurs] payés. Il a conseillé, à propos du [règlement] du passé à partir de mai, d’en discuter avec Unger.


Le lundi 1er janvier 1940

10 Mai 2010

Dans la guerre (9)

Paul Claudel


L’an quarante, la quatrième dizaine ! il fait froid ! déjeuner de famille. Visite de Chouchette.

Klaus Mann, New York


Nouvelle année, nouvelle aventure, nouvelle étape, nouvelles promesses, nouvelles jérémiades et nouveau pas vers la mort – que j’attends avec joie. Je me sens en effet plus libre, plus détaché, plus triste et plus prêt que jamais. On peut devenir toujours plus sceptique et toujours plus pieux en même temps ; toujours plus désespéré et toujours plus confiant. Ma peur et mon espoir diminuent… Une seule chose serait difficilement supportable, ce serait de savoir que tout cela risque de durer bien trop longtemps… (Mais ce n’est pas probable.) – Toute aigreur est adoucie par la belle perspective de la fin…

… je suis revenu de Princeton en voiture à cause de mes nombreux bagages. J’ai une nouvelle chambre, un petit appartement. Ce n’est pas mal du tout. Je donne vie à ma solitude en fixant des photographies aux murs et en écoutant de la musique à la radio et au phonographe.

Thomas Mann, Princeton


Me suis levé, comme j’en ai maintenant l’habitude, entre 8h et 8h30. Froid vif. Promenade dans l’allée avec le caniche. Petit déjeuner avec K.. Ensuite, ai écrit les premières lignes de la curiosité indienne et ai pris des notes judicieuses. – Brève promenade avec K. (…) – Dans le Times, remarquable article d’E.W. Meyer sur les perspectives et les buts de guerre. – Après le thé, ai apporté des corrections au Texte politique et ai par ailleurs travaillé à prendre des notes. Au dîner, sans serviteurs, les Kahler. Ensuite, à la bibliothèque, feu dans la cheminée. Avons parlé de Stifter. Avons parlé d’une certaine littérature de province aigrie en Allemagne. Le « signifiant » dans la littérature, venant de l’inconscient et du savoir artistique. – Froid terrible.

Simone de Beauvoir, Megève


Le résultat de cette belle journée et de cette longue veillée c’est que je suis assez crevée le lendemain. J’écris à S. en prenant mon petit déjeuner. Puis ski : Mt d’Arbois, le Tour, Rochebrune. Pas très bien. Je fais à peu près ce que je veux maintenant mais je ne sais pas vouloir comme dirait Gandillac. Et puis fatigue. Qu’est-ce que la fatigue ? Ce n’est pas une conscience du corps fatigué, c’est la manière même de prendre conscience et de se conduire. Mais ça pose encore le problème du rapport conscience-corps – on n’est pas fatigué physiquement, c’est faiblesse du cœur toujours, ainsi qu’un état du corps conditionné. Je suis méditative et molle. Regret de Sartre, et tout ça me fait vain sans lui. (…)

Bertolt Brecht


Il faut toujours considérer que le mouvement ouvrier est partie intégrante du capitalisme, déclarait hier A(ugust) Enderle avec son accent souabe. L’URSS est encore loin d’avoir atteint le niveau des forces productives à partir duquel direction par ex. ne signifie plus domination. L’industrialisation de l’agriculture est encore loin d’avoir atteint le niveau à partir duquel la paysannerie fusionne avec les travailleurs de l’industrie. Donc il existe encore des luttes de classe, qui engendrent un appareil d’Etat. La politique extérieure de l’URSS est certainement la politique extérieure d’un Etat où s’édifient des éléments de socialisme, ce n’est pas pour autant une politique extérieure socialiste. (…) Le pacte de Staline avec Hitler, dont il aura peut-être besoin militairement demain, affaiblit Hitler face à sa bourgeoisie, il affaiblit donc la puissance militaire du partenaire, car il ne renforce pas simultanément la position du prolétariat allemand face à sa bourgeoisie. Il y a là de graves fautes politiques, qu’on ne peut s’expliquer qu’à partir de la situation interne de la Russie.

Cesare Pavese, Turin


Pas fait grand-chose. Trois œuvres : Les deux saisons, Par chez nous et le Charretier.

Les deux récits sont une chose du passé : ils valent peut-être en ce que je me suis passé une envie et ai prouvé que je sais vouloir un style et le soutenir, et voilà tout. Le petit poème est peu de chose, mais il promet peut-être pour l’avenir. Je termine en espérant y revenir maintenant, rajeuni par beaucoup d’analyse et par la purgation de mes humeurs narratives.

Quant à mes pensées, je ne les ai plus beaucoup développées dans ces pages mais, en compensation, j’en ai recueilli diverses, mûres et riches et, plus que tout, je me suis entrainé à y vivre avec agilité. Je clos l’année 39 dans un état d’aspiration désormais sûr de soi, et de tension  semblable à celle du chat qui attend sa proie. J’ai intellectuellement l’agilité et la force contenue du chat.

Je n’ai plus déliré. J’ai vécu pour créer : cela est acquis. En compensation, j’ai beaucoup redouté la mort et senti l’horreur de mon corps qui peut me trahir. C’a été la première année de ma vie empreinte de dignité, parce que j’ai appliqué un programme.

Mihail Sebastian


A Radio-Zurich, un long divertissement pour orchestre de Mozart. Voyons-y un bon signe en ce début d’année.

Je travaille depuis sept heures du soir, il est maintenant minuit, et je n’ai réussi à écrire qu’une seule page. J’en suis toujours au chapitre XVIII, dont j’ai écrit six pages jusqu’ici. Il est vrai que le régiment m’empêche de travailler, mais il n’est pas moins vrai que, lorsque j’ai un jour libre et que m’assieds enfin à mon bureau, je n’ai pas la ténacité voulue pour rester penché sur le manuscrit, attentivement, sans rêvasser, sans digressions, sans ces pauses que je m’accorde trop facilement. Le plus ridicule, c’est que j’en suis réellement à la phase finale du livre et que trois ou quatre jours de travail sérieux me suffiraient pour conclure.

Mais, demain matin, je serai de nouveau au régiment.

Ernst Jünger, Kirchhorst


En permission à Kirchhorst. La mansarde porte déjà les marques de l’inhabité ; comme le génie du logis a tôt fait d’émigrer ! Hier, le soir de la Saint-Sylvestre, Martin von Katte nous a rendu visite. Il nous a raconté certains détails de la campagne de Pologne qui, en d’autres temps, m’auraient captivé, mais notre capacité d’enregistrement est limitée. En outre, de tout temps, les événements d’outre-Vistule, lorsque je les lisais ou qu’on m’en parlait, m’ont semblé de moindre importance historique, comme s’ils se déroulaient en des pays brumeux où les contours s’effacent. Par exemple, je n’ai jamais pu me représenter le palais d’Attila, à part son aspect chaotique.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. A 13 heures réception chez Koniawa. Souvenirs de Dresde. Une délégation de réfugiés de Kalisz.


Le mardi 19 septembre 1939

23 mars 2010

Dans la guerre (3)

Thomas Mann, New York


Six jours particuliers, longs, difficiles à vivre dans la foule de gens qu’il y avait à bord du Washington, par un temps calme et très beau vers la fin du voyage. La pire et la plus dure journée, sombre, lourde, obscure et humide, a été celle où l’intervention russe en Pologne s’est manifestée et où a circulé le bruit, il est vrai corrigé, de la déclaration de guerre de la Russie à l’Angleterre et à la France. Beaucoup souffert, mais maintenu grâce à de bons repas et à un sommeil soutenu par les médicaments mon flegme et ma confiance en mon propre destin – tout en voyant de plus en plus clairement le caractère imprévisible à long terme et par son contenu du processus engagé, dont je ne peux pas être sûr de vivre la fin. (…) Retour à la maison – ou une sorte de retour. L’Amérique est mon foyer à cause du destin et de la nécessité peut-être pour le reste de ma vie; l’opinion que la «guerre» durera 10 ans est fréquemment exprimée.

Klaus Mann, Los Angeles


Chaleur monstrueuse – le record californien depuis 20 ans – ; il est presque impossible de faire quelque chose de sensé.

Erika + les parents sont arrivés à New York à bord du «Washington». Hier, j’ai eu Erika au téléphone. – BIEN.

J’ai un peu travaillé, mais enfin, j’ai fait quelque chose. Critique de A Child of our Time d’Horwath, pour la New Republic (écrit en anglais). – Esquisse du film The United States of Europe – que je tiens plus ou moins pour très prometteur. (C’est aussi l’avis de Bruno et Liesl que j’ai entretenus du projet.)

… Par dessus – à côté – et en dépit de tout: insécurité et danger de la situation politique. L’intervention de la Russie en Pologne a des conséquences encore incertaines, mais angoissantes.

Ce matin, le discours d’Hitler à Dantzig était un «chantage à la paix». L’Angleterre, désormais menacée de tant de côtés, pourra-t-elle rester ferme? (elle paie effroyablement cher toutes les erreurs de la politique de Chamberlain…) – Cela donne lieu à de grands soucis, mais PAS au désespoir.

… Je suis allé nager chez cette old Massary avec Bruno et Liesl. Ensuite nous avons écouté la radio chez eux – J’ai écrit une longue lettre à Golo. – Soirée chez les Franck avec le couple Kaper (musiciens juifs russo-polonais qui médisent sur l’Angleterre parce que la Pologne ne recevrait pas assez d’aide; c’est compréhensible… : mais pas très agréable à entendre…).

Plus tard, je suis passé chez le gentil John Huston – qui garde le lit suite à une petite opération des oreilles. Je parle avec lui de mon idée de film «paneuropéen». Il a l’air intéressé…

André Gide, Paris


Je doute si je me suis jamais trouvé dans des conditions plus propices. Mais mon esprit ne se laisse habiter que par l’angoisse. Même je ne cherche point d’échapper aux préoccupations qui nous assaillent. Dans cette atroce partie qui s’engage, tout ce pour quoi nous vivons est mis en jeu, et le sacrifice de ceux qui sont les plus chers risque de ne pouvoir sauver ces valeurs. on voudrait les mettre à l’abri comme les vitraux des églises; mais ces précautions mêmes les isolent et les détachent de la vie; les voici devenir semblables aux objets des musées qui survivront peut-être au naufrage et qu’on retrouvera plus tard avec étonnement.

J’ai quitté, ces jours derniers, Racine pour La Fontaine et rappris une dizaine de fables par coeur. La perfection de La Fontaine est plus subtile mais non moins exigeante que celle de Racine; elle étend sur moins d’espace une apparence plus négligée; mais il n’est que d’y prêter une attention suffisante: la touche est si discrète qu’elle pourrait passer inaperçue. (…)

Jean-Paul Sartre, Marmoutier (Bas-Rhin)



L’impression de guerre fantôme chez les autres. Le sergent-chef, rêveur: « C’est un état de guerre bizarre. » Il réfléchit un moment: « C’est une  guerre politique. »

Il y a des gens qui se sont trouvés trop jeunes pour une guerre et trop vieux pour une autre (1870-1914); moi j’ai été trop jeune pour une après-guerre et je crains fort d’être trop vieux pour l’autre. En lisant les pages du journal de Gide sur Montherlant ou Drieu, je regrette bien fort de n’avoir pas eu leur âge en 22. Et aussitôt le souvenir me revient du petit bar de l’Escadrille qui résume pour moi toute cette période que je n’ai connue que par ouï-dire et qui est demeurée pour moi l’âge d’or. En 194., je serai trop vieux pour connaître l’ivresse du changement, si quelque chose change; ce n’est pas que j’aie tant d’années derrière moi mais j’ai une vie, je suis fait. Les renonciations du moment présent et toutes ces transformations que j’observe en moi sont à l’intérieur de cette vie. Castor, Wanda, Bianca, mon roman sont mes points cardinaux. Et si même j’essaie de me préparer à la mort, c’est toujours au sein de cette vie que je m’y prépare. Une après-guerre, ce ne serait pas mourir, c’est-à-dire me dissiper comme une fumée au milieu de ma vie, laisser cette vie entièrement vidée de moi. Ce serait le contraire: je continuerais à vivre et ma vie s’effacerait tout autour de moi. On accepte, quand on a mon âge, plus facilement sa propre mort que l’anéantissement de sa vie. (…)

Adam Czerniakow, Varsovie


Inspection du bureau de la rue Sienkiewicz, où est tombé le 18 un shrapnel: il n’a pas éclaté et reste sur le sol séparé de sa fusée. Le matin, réunion du Comité civil. Comme à l’ordinaire, chasse aux provisions.


Le vendredi 1er septembre 1939

12 mars 2010

Dans la guerre (1)

Klaus Mann, Los Angeles


Depuis hier soir, quand j’ai acheté sur le boulevard d’Hollywood le journal avec « WAR! » écrit en lettres géantes, jusqu’à maintenant (après l’audition du discours de Chamberlain à Londres) – les douze dernières heures semblent presque un rêve… A 1 heure du matin, j’ai écouté le discours d’Hitler en direct de Berlin, qui fut encore plus plat, plus sordide et plus misérable qu’il ne fallait s’y attendre… the unsuccessful crook. This is his end… Angoisse, espoir. Tremblements. Tension extrême. Toujours accroché à la radio. Et souvent au bord des larmes.
Je me fais du soucis pour Erika et les parents – drossés en Suède…
Incertain également quant à mes propres projets…

Thomas Mann, Saltsjöbaden (près de Stockholm)


Bombardement de Varsovie et d’autres villes polonaises, entrée des troupes de Hitler en Pologne, bombardement de Dantzig, dont l’annexion est proclamée. Mobilisation totale des puissances occidentales. Chamberlain: « Si la manifestation de monsieur Hitler signifie que l’Allemagne déclare la guerre à la Pologne -. » Déclaration de Molotov, tout à fait éclairante. Hitler proclame l’abstention de l’Italie. – Après le petit déjeuner, un peu écrit, distrait, parce que je croyais avoir à parler à la maison municipale. Petit déjeuner là après une visite dirigée par le président de la municipalité. Pris et ramené par une auto municipale. Parmi les hôtes, Bert Brecht et sa femme. Cave de l’hôtel de ville, toasts intimes dans le sens d’une orientation favorable des événements. Pendant le trajet du retour, achat d’une radio grâce à laquelle K. et E. ont malheureusement entendu le « discours » de Hitler devant son Reichstag. Protestation d’un couple habitant la chambre d’au-dessus contre cette voix de barbare. – Notre départ d’ici pose des problèmes. L’interview d’hier est dans tous les journaux. Cité de manière imprudente la date de notre départ. – Très fatigué et irritable. – Lu des corrections.

Bertolt Brecht, Saltsjöbaden


8h45 du matin. L’Allemagne met en garde toutes les puissances neutres contre le survol du territoire polonais. Appel d’Hitler à la Wehrmacht. Dans l’intervalle, la marche mélancolique que les militaristes allemands donnent en prélude à leurs boucheries. Hier soir, un combattant anglais, officier naturellement, s’est adressé aux combattants allemands de la guerre mondiale. Conclusion: « … sinon, nous apprendrons aux maîtres de l’Allemagne à traiter honnêtement et honorablement les peuples voisins. Bonne nuit. » puis du jazz, côté allemand des marches.

(…)

Le soir même, à la radio anglaise, on aborde la question de savoir qui porte la responsabilité de la guerre. Les allemands peuvent encore entendre (avant que ne tombe le rideau de fer) que les « propositions étonnamment généreuses » n’ont jamais été transmises.

Puis de nouveau des marches militaires à la radio allemande, qui créent l’ambiance pour aider à mourir, et à la radio anglaise des consignes à la population, pour l’évacuation hors de Londres de 3 millions de personnes.

Grete hoche la tête à la pensée des « Berlinois » qui n’ont que de sacs de sable sur leur paliers pour éteindre les bombes incendiaires.

À midi lunch à l’hôtel de ville en l’honneur de Thomas Mann. (Ström, le lord mayor, Ljungdal, Edfelt, Matthis). Mann est contre l’assistance de l’URSS à Hitler. Erika Mann, sa fille, estime le pacte logique et compréhensible, mais refuse de croire qu’il sert la paix.

Ernst Jünger, Celle (près de Hanovre)


Le matin, au petit déjeuner, le garçon me demande d’un air entendu si je connaissais les nouvelles du jour. Elles annonçaient que nous étions entrés en Pologne. Dans le courant de la journée, tout en vaquant à mes affaires, je connus les autres dépêches, qui confirmaient que la guerre avait éclaté, également avec la France et l’Angleterre. Le soir, brèves informations, ordres, obscurcissement de la ville.
A 10 heures j’allai au pont du château, où j’avais un rendez-vous. La vieille ville landaise était plongée dans l’obscurité, et les hommes se mouvaient comme des êtres magiques avec un minimum de lumière. Le château s’élevait, arrosé d’un pâle reflet bleu, comme un palais ancien dans une ville de féerie. A la façon de danseurs immatériels, les cyclistes glissaient à travers l’obscurité. Et çà et là, une grosse carpe claquait dans le fossé qui longe le parc du château. Pareils à ces poissons, le plaisir nous projette parfois dans un élément étranger, plus léger.
Je passai devant un banc sur lequel étaient assises deux vieilles dames; l’une d’elles disait: « Il faut songer que, dans tout cela, il y a aussi un dessein de Dieu. »
Ensuite au café. On entre dans la lumière, la musique et le tintement des verres comme en des fêtes secrètes ou en des cavernes d’elfes. Puis on entend des voix à la radio qui annoncent des chutes de bombes et menacent les hommes.

Stefan Zweig, Bath


Les journaux du matin publient l’étonnante proposition des Allemands qui, à première vue, semble si mesurée et si raisonnable que l’on croit rêver. Mais à la relecture, on en découvre l’infamie: cette proposition n’a jamais été remise, ou transmise, aux Polonais – de plus, elle n’aurait pu être remise que si quelqu’un s’était rendu à Berlin -, un de ces mensonges perfides qu’ils ont tellement pratiqués que, espérons-le, ils ne tromperont plus personne, même les plus stupides. Je suis néanmoins optimiste et nous sommes allés voir un avocat pour discuter des possibilité de mariage, puis à l’état civil. Tout se passe apparemment sans accrocs, l’employé est d’une amabilité parfaite, on nous promet que la cérémonie aura lieu lundi – soudain, un commis passe en toute hâte et nous annonce que l’Allemagne vient, ce matin, de déclarer la guerre à la Pologne. Nous avons une occasion unique d’admirer le flegme britannique: comme si de rien n’était, l’employé continue de nous expliquer ce qu’il va faire pour nous, et tandis qu’en Autriche on se serait bousculé et qu’on aurait vociféré, chacun ici garde son sang-froid et sa maîtrise de soi. En ville, rien n’a changé. (…)

Virginia Woolf, Monk’s House (Rodmell, East Sussex)


La guerre fond sur nous ce matin. Hitler s’est emparé de Dantzig; a attaqué – ou est en train de le faire – la Pologne. Le Parlement se réunit à six heures. Cela, après une journée passée à Londres, engloutit doutes et espoirs. On nous a lu hier soir à la radio les conditions imposées à la Pologne. A ce moment-là subsistait encore un maigre espoir. A présent, à treize heures, je vais rentrer dans la maison écouter ce qui sera, sans doute, la déclaration de guerre.
Journée morne et chaude. J’ignore pourquoi j’écris ces mots, ce que je ressens ou ressentirai. Des enfants vont probablement arriver à deux heures. J’ai dit à Mabel de venir. Tout est suspendu au-dessus de nos têtes. Et puis nous avons acheté un coq de bruyère à Wimbledon pour le déjeuner avec John. L. met des sacs dans les arbres fruitiers; un ouvrier nous installe des colonnes; et partout règne un silence total. Il est une heure moins cinq.

Paul Claudel, Culoz (Ain)

Le matin la radio du boulanger hurle les proposition de Hitler. Puis brusquement c’est l’attaque de la Pologne, la guerre! En France mobilisation générale le 2 septembre.

Raymond Queneau, Lanenville-sur-Meuse


Bonne nuit, seul dans ma chambrée, les autres partis coucher dans des lits. Ce matin départ pour Lanenville-sur-Meuse, tout près de Stenay. Hier soir j’avais joué au ping-pong dans un café de Stenay. Bonne soirée. Maintenant notre affectation est: 6ème Compagnie, Dépôt d’infanterie 24, Secteur postal 54. petit village plein de soldats de toutes sortes – du moins tous du 155è. A la soupe de midi, on apprend l’annonce de la mobilisation générale et l’entrée des troupes allemandes en Pologne. Il y a encore des optimistes, des qui croient que cela va s’arranger. D’autres disent, puisque ça devait finir par arriver que ça arrive maintenant. En général, les types n’ont pas l’air trop ému. Ils n’ont pas l’air d’y croire.
On nous a logé dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires; on a un lieutenant, des sergents, des corvées.