Les yeux qui ont vu

27 janvier 2011

Roland Barthes, La chambre claire

Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire : « je vois les yeux qui ont vu l’Empereur. »

(p.791 des Œuvres complètes V, Editions du Seuil)

Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka

On photographia tous les prévenus et on prit nos empreintes. Ces documents furent envoyés aux Archives centrales du NKVD en même temps que nos dossiers. Sans doute se trouvent-ils encore à Moscou. Je ne sais plus à quelle occasion je pus voir ma photo. C’était une image terrible, et non seulement parce qu’elle est techniquement mauvaise : je ne m’étais pas reconnu. Six semaines de prison soviétique avaient détruit toute trace de vie intellectuelle : on y voyait la trogne renfermée, émaciée, poilue et criminelle d’un tueur professionnel avec des yeux écarquillés (on m’avait obligé à retirer mes lunettes) cernés de bleu et de grosses lunettes. Un type comme ça méritait au moins cinq ans de travaux forcés.

(p. 140, Editions le Bruit du temps, traduction Nina Berberova et Mina Journot, révisée et complétée par Luba Jurgenson)

W.G. Sebald, Austerlitz

Cette vision qui s’était imposée à moi d’une existence subaquatique se nourrit également de l’album qu’Elias me montra pour la première fois au soir de notre retour, et qui renfermait diverses vues de son lieu de naissance englouti sous les flots. Il n’y avait en-dehors d’elles pas la moindre image au presbytère et ces quelques rares photographies qui plus tard m’échurent en héritage en même temps que le calendrier calviniste, je n’ai cessé de les regarder encore et encore, jusqu’à ce que les personnes qui me fixaient de leurs yeux de papier, le forgeron avec son tablier de cuir, le receveur des postes, qui n’était autre que le propre père d’Elias, le berger traversant la rue du village avec son troupeau et surtout la petite fille assise sur un siège dans le jardin avec son petit chien sur les genoux, me devinssent si familier que j’avais l’impression de vivre avec eux au fond du lac.

(p. 66, Actes Sud, traduction de Patrick Charbonneau).

Parmi les dizaines d’images d’anonymes « chuchoteurs » sortis du silence et de l’oubli par l’historien britannique Orlando Figès, cette photographie datée des années quarante, sur laquelle on peut voir Evdekia et Nikolaï Golovine entourant leur fils Alexeï, me frappe particulièrement parce qu’elle est de celles qui furent prises « après ». C’est-à-dire : après que Nikolaï, paysan qui avait pourtant mené la révolution au village d’Oboukhovo, eut été dénoncé lors de la grande campagne de « liquidation des koulaks en tant que classe »  qui débuta en 1929; après que son frère eut été tué sous ses yeux, d’une balle dans la tête, par des membres du Komsomol local, à la tête duquel se trouvait Kouzmine, le même orphelin qu’il avait maintes fois aidé par le passé, et qui l’avait dénoncé sans hésiter; après sa condamnation pour le camp de Solovetski, sur une île de la Mer Blanche, le premier et le modèle des autres camps de l’archipel du Goulag; après le martyre subi pendant son internement par les siens restés à Oboukhovo, isolés en tant qu’ « ennemis du peuple », humiliés, violentés, spoliés, bientôt en seule possession du lit en ferraille où étaient nés les enfants; après leur expulsion, à leur tour, et leur dispersion, un fils sur le chantier du Belomorkanal, deux autres enfuis sans laisser de trace, la mère et le reste de la famille envoyés dans une « colonie spéciale » au milieu l’Altaï ; après leurs retrouvailles, en 1934, et leur installation à Pestovo, une « ville remplie d’anciens « koulaks » ».

Ce n’est donc pas, comme Austerlitz, le sentiment de fixer un moment de vie ou un état de chose à présent englouti qui donne à la photographie son caractère spectral,

mais plutôt l’impression que l’image de ces trois Golovine revenus d’un autre monde, de nouveau réunis, a quelque chose de surnaturel, de miraculeux même, et se trouve dans le même temps glacée à jamais par ce que leurs yeux ont vu.

Au travers de ses lunettes cerclées, ceux de Julius Margolin ont vu la même chose. En déplacement pour quelques semaines loin de chez lui, il s’est trouvé au mauvais endroit (Lodz), au mauvais moment (septembre 1939), incapable comme Ulysse de rejoindre sa maison. Surpris par la double invasion de la Pologne, fuyant les troupes allemandes, il fut dans un premier temps contraint à un étrange et involontaire retour au pays natal, à Pinsk, en zone occupée par les Soviétiques. Il tenta en vain de rejoindre sa femme et sa fille sur sa terre d’élection, la Palestine, où il avait migré quelques années auparavant, avant d’être, comme Nikolaï Golovine une décennie plus tôt, déporté pour cinq ans dans divers camps autour de la Mer blanche.

De lui je n’ai trouvé ni photographie « d’après », ni le cliché du prisonnier hagard dont il parle dans son Voyage au pays des Ze-Ka.

Il semble ne rester que celle-ci

Elle a été prise en 1930. Il est alors jeune docteur en philosophie, sioniste, militant au Betar. On le voit tranquille, studieux. La « vie intellectuelle » incarnée. S’il y avait un signe annonciateur de son funeste exil, ce serait peut-être son faux air de Walter Benjamin.


D’où « nous » parle?

19 janvier 2011

Éric Chauvier, Contre Télérama, p.46

Nous nous sommes demandés, faussement naïfs, qui était réellement « au cœur du sujet » ; puis nous avons vérifié que notre usage de la première personne du pluriel était beaucoup plus pertinent puisque nous étions réellement – pour en voir parlé et être tombé d’accord là-dessus – « au cœur de notre sujet ».

(éditions Allia)

Éric Chauvier, Que du bonheur, p.42

Cette situation d’infélicité peut lui permettre de remettre inlassablement en jeu la valeur de sa représentativité. Comment puis-je parler au nom des autres ? Comment ceux-ci peuvent-ils parler en mon nom ?

Thomas Bernhard, L’imitateur

Mais quand nous lui avons suggérer d’imiter, pour finir, sa propre voix, il a dit que cela, il ne pouvait pas le faire.

(Traduction de Jean-Claude Haméry, Gallimard, Quarto, p.576)

Contre Télérama se présente sous la forme de notes dans un carnet, assemblées avec soin. A première vue elles dépeignent le quotidien d’une zone résidentielle pour classes moyennes supérieures, dans la périphérie d’une grande ville française. Un environnement en apparence sans qualité, aliénant, grotesque.

La particularité de notre rue est d’être à la fois très droite et très large.

D’autres questions sont apparues concernant  l’absurdité proprement philosophique  de remplacer un bois véritable (l’expression même est dissonante) par des maisons en bois, pour des raisons écologiques.

Cette recherche systématiquement contrariée de ce que nous nous figurons être  l’authenticité nous condamne malgré nous au kitsch et à la parodie.

La charge contre le magazine (contre un article : « Halte à la France moche ») n’intervient qu’au dernier quart du livre. De ce fait elle apparaît davantage comme un retournement de situation – un coup de théâtre – que comme une démonstration point par point. Le papier n’est par ailleurs jamais discuté dans le détail, toujours réduit à son titre, lu comme le manifeste méprisant de ceux du centre pour ceux de la marge. En réponse, la colère de Chauvier rend un son bernhardien, mi-sincère, mi-outrée, comique et glaciale.

Son  ambigüité en fait le prix. Rien n’est tout à fait clair ni vraiment embrouillé. On est bien dans l’entre-deux (une prose périurbaine?).

Les remarques sont à la fois précises et floues, alternant

coup d’œil affuté

Une bande herbeuse très verte est apparue au milieu d’un parking, entre les pavillons, non loin d’un bois de hêtres.

vagues repérages

notre zone pavillonnaire

dans le  quartier

une enclave semi-rurale

des zones boisées

cette « zone dans la zone »

considérations générales,

Notre aliénation a des limites, mais le footing ne les relève pas.

références érudites

Bibliographie

Adorno Theodor W., Minima Moralia, Paris, Payot, 2003

Austin John, Ecrits philosophiques, Paris, Seuil, 1994

Bernhard Thomas, L’Imitateur, Paris, Gallimard, 1981

Cavell Stanley, Les Voix de la raison, Paris, Seuil, 1996

De Certeau Michel, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990

Marcuse Herbert, L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968

dans un texte qui oscille sans cesse entre journal intime et journal de terrain, lettre ouverte et « pensées pour moi-même », obligeant l’esprit à de constantes mises au point.

L’observation neutre, au présent, laisse parfois surgir le passé et fait alors entendre une émotion plus franche,  cependant toujours tenue en laisse par le ton analytique

Si nous nous sommes replongés dans ces souvenirs, c’est parce que ce voisin, par les mots qu’il a prononcés, par les gestes qu’il a eus, par la communication qu’il a jugé bon d’établir avec nous, nous a semblé avoir fait partie de ces enfants qui jouaient au pied du lit des morts.

Et puisqu’il est question d’esthétique, la métaphore littéraire s’impose à l’occasion. Finalement rien ne l’égale:

La vie périrubaine – son atmosphère ordinaire – est semblable à une épaisseur de neige tombé sur  nos pavillons, insonorisant toute forme de vie qui pourrait s’en échapper, mais cloisonnant la vie singulière de chacun de ses habitants comme les agissements de putains dans un bordel.

Comme dans ses précédents livres, Éric Chauvier s’est donné un point de vue imprenable en se mettant dans une situation impossible.

Son « nous » est glissant : à l’évidence ce n’est plus tout à fait celui de l’ethnologue, seul en son royaume au milieu des tribus lointaines. Ce nous  royal, il le raille, même si l’on croit l’entendre encore un peu, par-delà toutes les critiques, désignant Éric Chauvier lui-même, anthropologue de son quotidien, se dépouillant sous nos yeux de sa majesté scientifique (et comme c’est une solution toujours un peu trop simple que de faire coïncider l’auteur du livre et la voix qui s’y exprime (et puisqu’il est question de l’Imitateur) le lecteur se demande à bon droit si Chauvier ne fait pas parler une sorte de double bernhardien).

Le plus souvent, les choses paraissent assez claires: la première personne du pluriel le représente « lui et sa famille », ses enfants, sa compagne. « Lui et elle » discutent beaucoup d’ailleurs. Et même si « elle » change parfois, sans crier gare, on reste toujours dans l’entre-soi.

Il semble cependant, dans de rares passages, que « nous » affiche de nouvelles prétentions (si l’on peut dire) et puisse être lu comme « lui et ses voisins », ses compagnons d’infortune, tous les périurbains de France, réunis par une double opprobre venue d’en-haut,

venue d’en-bas

Car nous incarnons, aux yeux de ces autochtones, une sorte de vie parodique, que notre pouvoir d’achat, élevé ou non, ne pourra jamais rendre vraiment crédible.

Mais alors

Comment peut-il dire « nous », celui qui ne parvient que trop rarement à prendre langue avec ses voisins, dont les tentatives pour mobiliser la communauté s’échouent presque toujours sur l’apathie politique générale?

Comment peut-il mener la fronde, celui dont le statut social, la cérébralité sans relâche, les pratiques culturelles, les jugements de goût, s’avèrent plus téléramesques que nature?

La question demeure insoluble, et c’est assez logique, car là n’est pas la question. En fait c’est peut-être moins le « nous » que le « vous », contenu dans le « moche » et dans le « périurbain », qui pose problème.

On le découvre par un autre (et le mystère s’épaissit encore) :

Il comprenait que l’adjectif « périurbain » ne désignait rien de précis et, au demeurant, ne désignait pas grand chose si ce n’était, étymologiquement, la périphérie de la ville ; il s’agissait par conséquent d’une boîte noire ; par contre, affirma-t-il, « l’usage de ce mot est tout à fait clair,  il révèle une stratégie destinée à amalgamer ce qui ne saurait l’être – c’est-à-dire nous-mêmes – afin de nous contrôler sans limite ».

Une « boîte noire », « rien de précis »?  Ni un lieu, ni un non-lieu, semble dire Éric Chauvier. (Un non-non-lieu, pour parodier Marc Augé ?).  Quoiqu’il en soit, les scrupules et les doutes abondent quant à la possibilité – à la pertinence même – de nommer ces espaces, et ces scrupules et ces doutes contrastent de manière frappante avec l’assurance des géographes et des statisticiens, qui de leur côté en ont donné depuis longtemps une définition assez  stable et claire, désarmante plutôt qu’inoffensive (l’auteur s’en méfie), propre en tout cas à être utilisée par ceux qu’on nomme les décideurs : par « périurbain » ils désignent la partie la plus périphérique de ce que l’on nomme maintenant les « aires urbaines », un espace à dominante résidentielle, dont le bâti – c’est la différence avec la « banlieue » – se caractérise par sa discontinuité interne (formes en lambeaux, phénomènes de mitage)

et externe (séparé de ce qui reste « le centre » par des parties plus ou moins vastes de… de quoi au fait? campagne?), tout en étant rattaché à la métropole par des liens politiques, économiques, et par la mobilité quotidienne (au moins 40% des actifs d’une commune périurbaine, disent les statisticiens et les géographes, travaillent dans la ville-centre de l’aire urbaine ou dans une autre commune périurbaine). Ainsi parle-t-on de « communes polarisées » et même  de «communes multipolarisées » pour évoquer ces entités évoluant dans l’orbite des grandes métropoles françaises.

Or c’est en ce point précis que Chauvier porte sa critique de la raison géographique, car c’est justement ce dernier lien avec l’espace dominant, la relation avec la « ville-mère », qui apparaît singulièrement lâche, et même brisé, dans son texte. D’abord parce que son projet est né précisément d’une réaction contre un « centre » perçu comme arrogant et aveugle ; ensuite, de manière plus diffuse, parce que l’espace décrit dans Contre Télérama semble curieusement autosuffisant, et d’autant plus fragile. Comme une bulle un peu irréelle, hors du temps et de l’espace, une cellule devenue autonome, détachée de sa matrice. Par où Chauvier rejoint d’autres travaux au potentiel plus subversif (Henri Lefebvre, Françoise Choay, François Ascher) qui ont annoncé, observé, théorisé, critiqué (mais pas toujours), depuis un demi-siècle, la disparition de la ville – et avec elle une certaine forme d’urbanité – dans autre chose, qui n’est pas forcément très ragoûtant, mais qui est là : l’urbain.

Eric Chauvier donne à voir cette transformation de l’intérieur, et, ce faisant, il prête sa voix dissonante (il emploie ce mot fréquemment) à une colère d’ordinaire sourde et vaine, toujours isolée. Celle de ceux qui ne veulent pas que leur malheur soit nommé par d’autres. 

Contre Télérama est une protestation qui s’élève de l’urbain, mutilée, désenchantée, mais pas tout à fait diluée dans le silence de ces espaces infinis. Écho fidèle à celle qu’Adorno faisait entendre il y a cinquante ans, tout juste revenu de son exil étasunien

Minima Moralia, p.27

Celui qui a pris ses distances est aussi empêtré que celui qui est plongé dans des activités ; son seul avantage sur ce dernier, c’est de savoir qu’il est pris lui aussi, avec cette chance de liberté minuscule qu’apporte la connaissance en elle-même.

(traduit  par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, Petite bibliothèque)
PS: il existe un film passionnant, dont je n’ai malheureusement que des souvenirs imprécis, qui traite, à partir d’un point de vue assez semblable, mais sur un autre ton, et avec d’autres moyens, cette question de l’esthétique périurbaine: Ode pavillonnaire, de Frédéric Ramade (2006).


Le mardi 7 octobre 1941

11 janvier 2011

Dans la guerre (22)

Vassili Grossman, Iasnaïa Poliana

Iasnaïa Poliana. Je propose d’y passer. La emka tourne et quitte cette chaussée en folie, « l’arche de Noé » suit derrière. Au milieu des boucles d’or du parc automnal et de la forêt de bouleaux, on aperçoit des toits verts et des murs blancs. Voici l’entrée. Tchekhov, arrivé là, s’est avancé jusqu’à cette entrée, et, saisi d’un accès de timidité à la pensée qu’il allait, dans les minutes qui suivaient, voir Tolstoï, a fait demi-tour et s’en est allé à la gare prendre le train pour Moscou. Le chemin qui mène à la maison est tapissé de quantité de feuilles, rouges, orange, jaune d’or et citron clair, c’est vraiment beau. Et plus c’est beau, plus c’est triste, l’époque veut ça…

A l’intérieur règne la détestable agitation fiévreuse qui précède les départs. Des caisses sont empilées. Les murs sont nus…

Avec une force étonnante, j’ai été saisi d’un sentiment soudain : les voilà, les Lyssye Gory [« Monts Chauves »], le voilà qui part, le vieux prince malade, et tout est venu se fondre en quelque chose qui ne faisait plus qu’un tout unique, ce qui se passait il y a plus de cent ans et ce qui se passe maintenant, aujourd’hui même, ce qui est décrit dans le roman avec une force et un justesse telles qu’il semble qu’il s’agisse du destin non pas du vieux prince Bolkonski, mais du vieux Comte Tolstoï, ce qu’il est désormais impossible de séparer de la vie et qui est devenu la réalité supérieure de la guerre d’il y a cent ans, la seule réalité qui soit parvenue jusqu’à nous, l’unique vérité sur une souffrance qui s’en était allée et qui revient à nouveau nous envahir…

Rencontre avec Sofia Andreevna [pette-fille de Tolstoï]. Elle est sereine et accablée… Elle raconte que le secrétaire du comité régional a promis de donner des wagons pour tout évacuer, mais arrivera-t-on à le faire, maintenant que les Allemands sont si près et qu’ils avancent aussi inexorablement ? Nous avons évoqué Moscou et les amis qui ne sont plus, et nous nous sommes tus en songeant à leur triste sort. Puis nous avons parlé de ce dont tout le monde parle, avec un sentiment de douleur, de perplexité, d’affliction : de la retraite…

La tombe de Tolstoï. Au-dessus d’elle les avions de chasse hurlent, les explosions sifflent. Et cet automne majestueux et calme. Comme c’est dur. J’ai rarement ressenti une douleur pareille.

(…)