La leçon (3): contrechamp

8 juillet 2015

ArabianNights_Volume1_TheEnchantedOne2

Je mets vite cette image de trois des héros des Mille et une nuits de Miguel Gomes pour annuler celle de Leparmentier et Quatremer, faire en sorte qu’elle ne reste pas trop longtemps sur l’écran quand j’ouvre ce blog. Annuler? J’avais aussi écrit « effacer », « laver », « oublier ». Or le film de Miguel Gomès n’efface pas, ne lave pas, ni n’annule. Il permet moins d’oublier que de combattre les images des Leparmentier et Quatremer (qui représentent finalement plus un type que deux individualités (« ça parle » à travers eux comme disait je ne sais plus qui), et que je finis par associer à « Bouvard et Pécuchet » à force de les accoupler). A leurs sourires arrogants, leurs mots vides, leur bêtise replète, leur esthétique du selfie, opposer comme un contrechamp les images de Gomes, pleines de désordre joyeux, de voix inentendues, de silences aussi qui parfois subliment le plan. Se baigner dans cette beauté sans confort, toujours menacée, comme dans le conte oriental. Bon été.

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Lieux rêvés (4): par la fenêtre (5)

22 septembre 2013

Two lights villages 1927

John Fante, Demande à la poussière, p.264

L’endroit qui me plaisait était une maison à pignons avec une clôture blanche qui courait tout autour, à moins de trente mètres de la plage. La cour par-derrière était un lit de sable blanc. C’était bien meublé, avec plein de rideaux de couleurs gaies, et des aquarelles aux murs. Ce qui m’emballait le plus c’était la pièce en haut. Elle donnait sur la mer. Je pourrais mettre ma machine à écrire devant la fenêtre et travailler. Ah ça oui, je pourrais en mettre un sacré coup, devant cette fenêtre. Juste regarder par la fenêtre et ça viendrait tout seul ; rien que de regarder cette pièce ça me démangeait, je voyais déjà les phrases se bousculer sur la page.

(10/18, traduit par Philippe Garnier)

Le commerce de l’eau (3)

7 mars 2011

Herman Melville, Moby Dick

– Et bien, ton rapport? me demanda le capitaine Peleg lorsque je fus revenu. Qu’as-tu vu?

– Pas grand chose, répondis-je, rien que de l’eau, mais l’horizon est immense; et il me semble qu’un grain se prépare.

– Alors, désires-tu toujours voir le monde? Veux-tu doubler le cap Horn pour en voir davantage? Ne peux-tu voir le monde où tu es?

(Gallimard, Pléiade, traduction Philippe Jaworsky, p.96)

Le commerce de l’eau (2)

3 mars 2011

Herman Melville, Moby Dick

Mais voyez ! D’autres encore s’approchent en foule et se dirigent tout droit vers l’eau ; on croirait qu’ils vont y plonger. Étrange !  Rien d’autre ne les satisfera que la plus extrême limite de la terre ; flâner à l’ombre abritée de ces entrepôts ne leur suffirait pas. Non. Il leur faut aller aussi près du bord qu’il est possible sans risque de tomber à l’eau. Et ils se tiennent là, alignés sur des milles, des lieues et des lieues… Tous viennent de l’intérieur des terres par des ruelles et des allées, des rues et des boulevards – au nord, à l’est, au sud, à l’ouest ; mais c’est ici qu’ils se retrouvent. Dites-moi : est-ce la force magnétique des aiguilles du compas de tous ces navires qui les attire en ce point ?

(Gallimard, traduit par Philippe Jaworsky, Pléiade, p.22)

W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne

Lors de l’enterrement au petit cimetière de Framingham Earl, je ne pus m’empêcher de songer à l’enfant de troupe Francis Browne qui avait sonné du clairon dans la nuit, en été 1914, dans la cour d’une école du Northamptonshire, et à la jetée blanche de Lowestoft qui avançait si loin dans la mer. Frederick Farrar m’avait appris que la population ordinaire, qui n’avait évidemment pas accès au bal de bienfaisance, se rendait à bord de centaines de barques et de canots jusqu’au bout de la jetée ; de ces observatoires qui ne cessaient d’osciller doucement et, parfois, de dériver, les gens regardaient la bonne société danser en rond au son de l’orchestre, comme soulevée par une vague de lumière au-dessus de l’eau noire, le plus souvent déjà nappée de brouillard au seuil de l’automne.

(Actes Sud, traduit par Patrick Charbonneau, p.64-65)

Longtemps je me suis buté à la première phrase de Moby Dick

Call me Ishmaël.

qui m’apparaissait comme le « je me suis couché de bonne heure » américain, c’est-à-dire l’image inversée, mais le reflet quand même, de ce que la littérature européenne a pu produire de plus fascinant

(dont le français

Je m’appelle Ishmaël. Mettons. (Giono, 1941)

Appelons-moi Ismahel. (Guerne, 1954)

Appelez-moi Ismaël. (Jaworsky, 2006)

ne traduit qu’imparfaitement la puissance démiurgique, l’effet enchanteur, le désenchantement amer. Mais qui suffisait pourtant à me figer (Roberto Bolano dit que « la traduction est une enclume » à l’épreuve de laquelle la grande littérature résiste toujours.))

Trois mots si impérieux qu’ils semblent commander au lecteur de quitter séance tenante le cours de son existence pour plonger corps et âme dans le texte ; si simples et définitifs qu’ils semblent receler la vérité de toute littérature, décourageant l’idée même d’en poursuivre d’une quelconque manière l’exercice.

M’étant enfin décidé à ne plus rester au bord, j’ai cependant été arrêté, aussitôt cette première barrière passée, par un autre reflet, d’un autre début, où l’homme, seul cette fois, recherche aussi le commerce de l’eau, comme on recherche celui des morts, de dieu, du diable; où un obscur désir de rivage nait pareillement d’un moment de grand doute.

En effet ce que je lisais chez Melville

Il y a quelques années de cela – peu importe combien exactement -, comme j’avais la bourse vide, ou presque, et que rien d’intéressant ne me retenait à terre, l’idée me vint de naviguer un peu et de revoir le monde marin. C’est ma façon à moi de chasser la morosité et de corriger les désordres de mes humeurs. Quand je sens l’amertume plisser mes lèvres, quand bruine dans mon âme un humide novembre et que je me surprends à faire halte, malgré moi, devant un marchand de cercueils, à me glisser dans le premier cortège funèbre que je croise, et, surtout, quand la noire mélancolie me tient si fort que seul un robuste sens moral peut m’empêcher de descendre d’un pas décidé dans la rue et d’envoyer méthodiquement valser les chapeaux des passants – alors, j’estime nécessaire de m’embarquer sans délai.

me rappelait Sebald, au commencement des Anneaux de Saturne, à ceci près que celui qui parle reste à terre, au bord de ce qu’il nomme « l’Océan allemand »

En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans le reste de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi à l’issue d’un travail assez absorbant. Cet espoir devait d’ailleurs se concrétiser jusqu’à un certain point, le fait étant que je me suis rarement senti aussi libre que durant ces heures et ces jours passés à arpenter les terres partiellement inhabitées qui s’étendent là, en retrait du bord de mer.

J’ai par la suite trouvé dans Moby Dick bien d’autres reflets annonciateurs de la prose des Anneaux, à commencer par ces passages que j’ai mis en exergue, évoquant des lieux inaccessibles vers lesquels convergent malgré tout les foules, attirées aux bouts du monde comme des insectes par une lumière blanche ;

ou encore les dizaines d’Extracts (supplied by a sub-sub-librarian) placés par Melville au début de son roman, dont un est tiré des Vulgar Errors de Sir Thomas Browne

Ce qu’est la baleine, les hommes ont le droit de se le demander, puisque le savant Hosmanus, dans son ouvrage de cinquante ans dit clairement : « Nescio quid sit ».

et un autre

Plusieurs baleine sont venues s’échouer sur cette côte (Fife), Anno 1652, l’une d’elles, de l’espèce à fanons, qui mesurait quatre-vingt pieds de long, donna (à ce qu’on m’a dit) une énorme quantité d’huile, mais aussi cinq cents livres de baleines à corsets. Ses mâchoires servent de portail dans le jardin de Pittfiren.

attribué à un certain Sibbald, géographe et naturaliste écossais du même dix-septième siècle que Browne, auteur d’une Histoire naturelle de son pays, dont le nom, nous dit Philippe Jaworsky, réapparait à deux reprises dans la suite du texte.

Il y a aussi cette question que Sebald aurait pu faire sienne, posée par Ismaël dans la chapelle de New Bedford

D’où, que les vivants s’acharnent à réduire les morts au silence ?


Accélération (4): décélérations

7 novembre 2010

Voici douze ralentis, pauses, sorties de piste. Des moments et des mouvements suspendus hors du temps que j’ai trouvés chez W. G. Sebald et quelques autres, comme c’est la règle sur ce blog. Je laisse aux plus joueurs le plaisir d’identifier les auteurs et les oeuvres :

Ralenti 1

Les morts n’étaient-ils pas hors du temps ? Les mourants ? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux.

Ralenti 2

Ce qui est certain, c’est que jamais plus je ne me suis reposé de cette façon, les pieds obscènement posés par terre, les bras sur le guidon et sur les bras la tête, abandonnée et brimbalante. C’était en effet un triste spectacle, et un triste exemple, pour les citadins, qui ont tellement besoin d’être encouragés, dans leur dur labeur, et de ne voir autour d’eux que des manifestations de force, de joie et de cran, sans quoi ils seraient capables de s’effondrer, en fin de journée, et de rouler par terre.

Ralenti 3

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui trainent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ?

Ralenti 4

C’est qu’aujourd’hui encore et, à y regarder de près, aujourd’hui surtout, quiconque voyage à pied, à moins de correspondre à l’image de l’estivant randonneur, suscite immédiatement la méfiance des habitants de la localité où il vient à passer.

Ralenti 5

Dès lors il me parut impossible de ne pas contempler le fleuve roulant ses eaux lourdes dans le crépuscule, les péniches en apparence immobiles, enfoncées jusqu’au ras de la ligne de flottaison, les arbres et les fourrés sur l’autre rive, les fines hachures verticales striant les vignobles (…)

Ralenti 6

Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de ****, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge.

Ralenti 7

A Smederevo, là-bas derrière le fort au bord du fleuve que les Allemands avaient à demi fait sauter pendant la Seconde Guerre mondiale, pas un bruit ne parvenait de l’eau lumineuse et spacieuse qui pourtant coulait rapidement ; pendant toute l’heure sur la rive pas le moindre glougloutement, pas le moindre gargouillement, aucun bruit.

Ralenti 8

Malachio coupa le moteur. Le bateau roulait au gré des vagues et un long temps, me sembla-t-il, s’écoula. A nos yeux s’offrait l’éclat déclinant de notre monde, une vue dont on ne se laissait pas de se repaître, le spectacle d’une ville céleste. Le miracle de la vie née du carbone, entendis-je dire Malachio, part en flammes.

Ralenti 9

Comme flottant entre deux eaux, à la façon de quelque monstre marin aveugle et très vieux, quelque cétacé blanchi émergeant de la préhistoire, vaguement phallique, son avant aux contours imprécis est apparu, sortant lentement des ténèbres au milieu des rafales de neige (…)

Ralenti 10

On entendait au loin la rumeur étouffée de la ville et dans le ciel le grondement des gros avions qui à une minute d’intervalle apparaissaient au  nord-ouest à la hauteur de Greenwich et planaient très bas, incroyablement lents, me semblait-il, pour disparaître vers l’ouest en direction de Heathrow.  Tels des monstres retournant le soir à leurs tanières ils restaient suspendus au-dessus de nos têtes dans l’air qui s’assombrissait, les ailes écartées du corps, comme tétanisées.

Ralenti 11

Juste à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il s’en fallut d’un cheveu que je ne quitte la route en voyant s’élever lourdement, tel un monstre préhistorique, un Jumbo au ras de la véritable montagne d’ordures accumulées à cet endroit. Il laissait échapper derrière lui une trainée de fumée noirâtre et un instant j’eus l’impression qu’il avait battu des ailes.

Ralenti 12

Il semblait qu’on glissât tout naturellement sur cette large chaussée. Les dépassements, si tant est qu’ils eussent lieu étant donné les infimes différences de vitesse, s’effectuaient avec une lenteur telle que, avançant ou reculant pouce par pouce, on devenait pour ainsi dire une connaissance de voyage du conducteur sur la file d’à côté.

Ces derniers extraits, où la plus grande vitesse donne l’impression de la plus grande inertie, me font penser aux remarques de Marc Desportes dans Paysages en mouvement: les moyens de transports modernes (trains, automobile, avions…) ont poussé le regard à se porter au loin, vers un arrière-plan de plus en plus panoramique, de plus en plus stable, de plus en plus immobile en comparaison du premier qui, pendant ce temps, file à toute vitesse et échappe à l’œil humain.

Ils me rappellent aussi que parmi les cinq formes de décélérations identifiées par Hartmut Rosa dans Accélération, la plus paradoxale, même si ce n’est pas la mieux étayée, est celle qui relève de la « pétrification culturelle et structurelle », principe selon lequel la vitesse des changements dans nos « sociétés modernes avancées » n’est que le masque de l’immobilité et de l’absence d’avenir.

Images: Photogramme tiré de L’emploi du temps de Laurent Cantet (2001); La lagune de Venise et les cheminées de Mestre, photographie Romain Bonnaud; Photographie tirée de Vertigo; Le long de la Metro North Railroad, entre New York et Beacon, par Romain Bonnaud.

Le lundi 24 mars 1941

11 octobre 2010

Dans la guerre (17)

Virginia Woolf, Monk’s House (dernière entrée du journal)

Elle avait < un visage > un nez pareil au duc de Wellington, des dents de cheval et des yeux exorbités et froids. Lorsque nous sommes arrivés, elle était perchée sur un trépied, son tricot à la main. Une broche en forme de flèche fermait son col. Et il ne s’était pas écoulé cinq minutes que, déjà, elle nous avait raconté que deux de ses fils avaient été tués à la guerre. Cela, pensait-on, était tout à son honneur. Elle donnait des leçons de couture. Tout dans la pièce était d’un brun rougeâtre et lustré. Assise là, j’ai bien tenté d’émettre quelques amabilités. Mais elles sombrèrent dans cette mer glacée qui nous séparait. Et puis plus rien.
Curieuse impression de bord de mer aujourd’hui. Cela me fait penser aux appartements le jour du grand défilé de Pâques. Chacun s’arc-boutant, luttant contre le vent, saisi, réduit au silence. Entièrement vidé de sa chair.
Quel coin venteux que celui-ci ! Et Nessa est à Brighton, tandis que, moi, j’essaie d’imaginer dans ma tête ce qui se passerait si on pouvait infuser des âmes.
L’histoire d’Octavia. Ne pourrais-je pas la synthétiser, d’une façon ou d’une autre ? La jeunesse anglaise en 1900.
Deux longues lettres de Shena et d’O. Je me sens incapable de m’attaquer à cela et, pourtant, cela m’a fait plaisir de les recevoir.
L. est en train de tailler les rhododendrons.

Victor Klemperer, Dresde


Je me suis si bien habitué à l’idée de la prison qu’elle ne me gêne plus pendant le travail et que je prends la chose presque avec humour. Il y a d’ailleurs encore un certain espoir. Je suis allé à la préfecture de police pour me renseigner. Information polie : on me conseille de faire une demande écrite. Elle est jointe ici. (Je l’ai envoyée écrite à la main pour ne pas attirer l’attention sur ma machine à écrire.)
Langue
: sur le formulaire de mandat d’arrêt, « La Préfecture de police » a été remplacé par « Le Préfet de Police ». De la même manière, « Contre vous (…) a été fixée la peine suivante… » se transforme en « Je fixe contre vous la peine suivante… ». Principe du Führer ! – Pourquoi sozialistische < sozial sans nuance péjorative, mais liberalistisch < liberal péjoratif ? (Memento le jeune lycéen qui m’avait dit très naïvement : « nous sommes liberalistisch. » Il ne connaissait plus du tout le mot liberal.) – Depuis quand : « charakterlisch » ? (forme abrégée comme Berichter ?)
A la préfecture de police, on m’a dit que j’aurais le droit de lire et d’écrire (avec un crayon).


Sea, sex and fear

6 juillet 2010

Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.89-90

En expirant lentement pour surmonter la sensation de vertige qui m’avait gagné et en faisant un pas en arrière, il me sembla avoir vu bouger quelque chose dont la couleur jurait dans le paysage. Je m’accroupis, pris d’une soudaine panique, et plongeai du regard par-dessus le bord de la falaise. C’était un couple d’humains qui reposait là en bas, dans le creux, pensai-je, un homme couché sur le corps d’une autre créature dont on ne voyait que les jambes repliées et écartées. Et durant l’éternité de la seconde d’effroi où cette image me traversa, il me sembla qu’un tressaillement avait parcouru les pieds de l’homme, on aurait dit un pendu au moment du trépas. A présent en tout cas, il était totalement immobile, et la femme aussi était immobile, inerte. Tel un grand mollusque informe échoué sur le rivage, ils étaient couchés là comme un seul corps, un monstre marin à deux têtes et doté de nombreux membres, remontés des grands fonds, dernier exemplaire d’une espèces fabuleuse exhalant son souffle à ras du sol, inconscient de sa fin prochaine. Je me relevai, déconcerté, vacillant comme si c’était la première fois que je me tenais sur mes jambes, et je m’éloignai de cet endroit devenu pour moi inquiétant, quittai la falaise par le chemin descendant en pente douce jusqu’à la plage qui, de là, va s’élargissant en direction du sud.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)

Claude Simon, Le Jardin des Plantes

à peine essuyés mare marron sur le linoléum pieds laissant derrière eux leurs empreintes humides en forme de guitare allongée couronnée de perles faim l’un de l’autre traversant la pièce sans pouvoir se détacher liés les deux corps soudés jumeaux siamois semblables à quelque monstre mythologique animal à huit membres deux têtes quatre bras quatre jambes s’emmêlant titubant venant s’abattre sur le lit

(Pléiade, p.923)

Alain Corbin, Le Territoire du vide, p.17

L’horreur du contact visqueux de ces créatures de cauchemar nées de l’eau noire et montées du monde chaotique des cavernes ténébreuses sollicite les poètes du XVIIème siècle. Spenser, établi en Irlande, dit comment le saint pèlerin, compagnon de Sir Guyon en route vers l’Île des Délices, a su, en touchant les flots de son bâton, calmer et obliger les bêtes menaçantes à s’en retourner dans les profondeurs de l’océan. Milton, en une saisissante image, fait camper et s’accoupler les monstres marins dans les palais submergés par les eaux du déluge.

(Champs Flammarion)

J. M. Coetzee, Foe, p.150

Je ne voyais pas ce qui pouvait pousser Foe à parler de monstres marins à un moment pareil, mais je gardai le silence.

(Seuil, traduit par Sophie Mailloux)

Avant de partir au bord de la mer je laisse ces citations qui apparaitront à certains comme un avertissement, une invitation à d’autres, car voilà ce qu’on peut trouver sur une plage du Suffolk ou dans une salle de bain à la localisation imprécise à ce moment du texte (Barcelone ?) : le sexe et l’effroi, deux choses qui rapprochent une nouvelle fois le Jardin des Plantes des Anneaux de Saturne, à ceci près que le sexe est omniprésent dans les textes de Simon alors qu’il s’agit (à ma connaissance) d’une des deux seules mentions explicites de la « bête à deux dos» dans l’œuvre de Sebald.

L’autre se trouve dans Vertiges; un souvenir d’enfance à Wertach, au pied des Alpes bavaroises:

Des halètements puissants, des ahanements rauques montaient de la poitrine du chasseur, de sa barbe s’échappait le souffle glacé de son haleine, et régulièrement, quand la vague lui creusait les reins, il pénétrait Romana, qui de son côté allait toujours plus à sa rencontre, jusqu’à ce que de saccade en saccade ils ne forment plus qu’une masse compacte et indistincte.

(Actes Sud, p.212, traduction de Patrick Charbonneau)

Où – autre différence – l’on voit que l’accouplement sebaldien est nettement plus coupable que la jouissance simonienne.

(si l’on songe par exemple à cette dégustation sacrilège:

« traversant en titubant l’appartement jusqu’à la chambre tombant ensemble sur le lit renversé langue dans bouche sur ses seins glissant ventre nombril descendant écartant de sa pointe la mousse langue qui voit mauve pâle lilas puis rose plus vif remplis visage écrasé narines écrasées elle respirant très vite à petits coups s’ouvrant plus index et majeur en V écartant encore coquillage marin fleur carnivore la tenant maintenant sous sa croupe coupe à ma bouche lapant calice l’élevant descendant plus bas sillon marbre s’ombrant se teintant de bistre secret bronze enfin hostie sur la langue que je tendais les yeux fermés. »

(Il y a même un rejet radical de toute notion de péché de chair chez Claude Simon, qui admirait par exemple la prose Faulkner, mais jugeait sévèrement, d’un point de vue littéraire, son obsession de la faute originelle : dans un entretien radiophonique, je me rappelle l’avoir entendu expliquer combien la petite culotte souillée de Caddie, dans le Bruit et la Fureur,  lui semblait un motif ridicule et inutile)).

Au cours de son pèlerinage anglais, longeant « l’Océan allemand », Sebald développe de son côté une vision pré-moderne, classique, du rivage, considéré au dix-septième siècle, sur le modèle antique, comme un espace inquiétant et maudit

Le Territoire du vide, p.25

Dans la littérature grecque, toute zone de confins évoque le danger de l’interférence du divin, de l’humain et de l’animal, installés dans une confuse et dangereuse proximité. Le rivage antique, tel qu’on se le représente à l’époque classique, demeure hanté par l’irruption possible du monstre, par l’incursion brutale de l’étranger, son équivalent ;

repère du Léviathan, lieu nourricier dont le ventre est gros de futurs carnages.

Les Anneaux de Saturne, p.73

Les chroniques nous rapportent que la pêche au hareng tout entière a failli être ruinée à plusieurs reprises en raison des excédents quasi catastrophiques de harengs auxquels on avait à faire face certaines années. On y apprend aussi que de gigantesques bancs de harengs, poussés vers la côte par le vent et les vagues, étaient finalement projetés sur la grève où ils formaient, sur une distance de quelques milles, un tapis de plusieurs pieds d’épaisseur. On avait beau ramasser les harengs à la pelle, en rentrer des corbeilles et des caisses pleines, pareilles moissons ne pouvaient être engrangées qu’en faible partie par les habitants des localités voisines. Le reste se gâtait en peu de jours, offrant le spectacle effroyable d’une nature asphyxiée par sa propre surabondance.

p.91

L’un des hérésiarques d’Uqbar avait expliqué que le caractère terrifiant des miroirs mais aussi de l’acte de copulation tenaient au fait qu’ils multipliaient le nombre des humains.

Note: Cette semaine la fabrique de l’histoire, sur France Culture, est consacrée à « l’histoire des bords de mer ».
(Images: Illustrations par Gustave Doré de la Bible, du Paradis perdu de Milton, du Roland Furieux de l’Arioste)


L’arrivée à New-York

6 décembre 2009

Ma première énigme fut un fiasco, inutile de le cacher. Peut-être que celle-ci (beaucoup plus facile!) aura plus de succès.

Arrivée N°1:

« Le port.

Le port de New-York.

1834.

C’est là que débarquent tous les naufragés du vieux monde. Les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Ceux qui ont eu des revers de fortune; ceux qui ont tout risqué sur une seule carte; ceux qu’une passion romantique a bouleversés. Les premiers socialistes allemands, les premiers mystiques russes. Les idéologues que les polices d’Europe traquent; ceux que la réaction chasse. les petits artisans, premières victimes de la grosse industrie en formation. Les phalanstériens français, les carbonari, les derniers disciples de Saint-Martin, le philosophe inconnu, et des Ecossais. Des esprits généreux, des têtes fêlées. Des brigands de Calabre, des patriotes hellènes. Les paysans d’Irlande et de Scandinavie. Des individus et des peuples victimes des guerres napoléoniennes et sacrifiés par les congrès diplomatiques. Les carlistes, les Polonais, les partisans de Hongrie. Les illuminés de toutes les révolutions de 1830 et les derniers libéraux qui quittent leur patrie pour rallier la grande République, ouvriers, soldats, marchands, banquiers de tous les pays, même sud-américains, complices de Bolivar. Depuis la Révolution française, depuis la déclaration de l’Indépendance (vingt-sept ans avant l’élection de Lincoln à la présidence), en pleine croissance, en plein épanouissement, jamais New-York n’a vu ses quais aussi continuellement envahis. Les émigrants débarquent jour et nuit, et dans chaque bateau, dans chaque cargaison humaine, il y a au moins un représentant de la forte race des aventuriers. »

Arrivée N°2:

« Pour une surprise, c’en fut une. A travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous…

Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et de belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.

On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. »

Deux coups d’essai. Deux coups de maîtres. Je les offre en ce jour à la belle jeune femme de la librairie de Tréguier.

(Photographie: Alfred Stieglitz, The City of Ambition, 1910)