L’imperfection des chefs-d’oeuvre

28 mars 2010

Thomas Bernhard, Maîtres anciens, p.96

Mais il n’y a naturellement aucune consolation pour la perte de l’être qui vous a été le plus proche pendant toute la vie. C’est bien aussi une méthode, a-t-il dit hier, tandis qu’à présent, donc un jour après, je le regardais de côté et, derrière lui, Irrsigler, qui avait piqué une tête dans la salle Sebastiano sans me remarquer, donc, tandis que j’observais toujours Reger qui contemplait toujours l’homme à la barbe blanche de Tintoret, c’est bien aussi une méthode, a-t-il dit, que de tout transformer en caricature. Un grand tableau important, a-t-il dit, nous ne le supportons que lorsque nous l’avons transformé en caricature, un grand homme, une soi-disant personnalité importante, nous ne tolérons pas l’un en tant que grand homme, l’autre en tant que personnalité importante, a-t-il dit, nous devons les caricaturer.

Maîtres anciens, p.37

Jusqu’ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j’ai trouvé un défaut rédhibitoire, j’ai trouvé et dévoilé l’échec de sn créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s’est révélé juste. Aucun de ces chefs-d’œuvre mondialement connus, peu importe leur auteur, n’est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Cela me rend heureux. C’est seulement lorsque nous nous sommes rendus compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre.

(Folio, traduction Gilberte Lambrichs)

Entre le lecteur et les formules impitoyables du critique musical Reger il y a les « a-t-il dit » du narrateur Atzbacher qui le regarde, assis dans la salle Bordone du Musée d’Art ancien de Vienne, regardant le tableau du Tintoret ; qui le regarde aussi regardé par le gardien du musée Irrsigler. Et même Atzbacher, à la fin perd de sa consistance, en une dernière pirouette, regardé par un autre encore. C’est une méthode de sape à l’infini, auquel n’échappe donc pas la critique des chefs d’œuvre elle-même, ou plutôt la critique de la transformation des œuvres d’art en chefs-d’œuvre, leur mise en musée, leur panthéonisation, leur canonisation, le trop grand respect qui les entoure et qui empêche de les voir, les « sublime », les « formidable », ce que le texte de Bernhard décape en commençant par le point faible, un détail, les inévitables ratés qui les rendent uniques. Il ne nous dit pas si c’est une force ou une faiblesse, il en fait simplement son livre, ce qui est déjà un début de réponse.

J’ai été étonné de retrouver en très peu de temps plusieurs occurrences de cette question. Parfois, souvent même, il semble que tout ce qui tombe sous les yeux participe d’une seule et même discussion entre des textes qui n’ont pourtant rien à voir, composés à des années et des kilomètres de distance par des gens qui n’ont aucunement en tête les idées de l’autre.

Peu après avoir achevé Maîtres anciens, en feuilletant à nouveau (à la Reger) le Journal d’Hédi Kaddour, j’ai lu ce passage :

Colette. La Femme cachée. Mégalo : je me surprends à vouloir corriger du Colette :
« Elle excelle à organise(r) elle-même son esclavage pour le sadique plaisir de pleurnicher d’humiliation, après.
Ratures faites, on a changé de lecteur. Ce serait un lecteur achevant lui-même le sens, se disant tout seul que c’est un plaisir « sadique » et même sado-maso. Un lecteur qui construirait aussi les étapes du scénario sans l’aide d’ « après ».
Colette savait. Mais elle n’a pas fait (voulu faire) passer la hache. Une question de confort ? de vitesse (l’œil filant paradoxalement plus vite sur un parcours un peu balisé) ?
Mes « corrections » donnent une autre Colette, c’est-à-dire personne, une nouvelle phrase qui court plus lentement dans la tête, en tâche d’arrière-plan. Elle n’aura jamais d’existence réelle, ça n’est qu’un fantôme, mais un fantôme exigeant, qui informe toutes les phrases qu’on écrira ensuite soi-même. Une barre, haut placée : la folie de faire mieux que Colette.
C’est aussi un moyen de continuer à lire. Moyen pionesque, honteux. Je ne m’en suis accommodé que le jour où j’ai lu chez Pessoa (Le livre de l’intranquillité) :
« Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles. »

(Les Pierres qui montent, p.256-257)

Et l’auteur dresse la liste de ces lecteurs « pionesques » (Stendhal, Flaubert, Jünger), qui font de la correction des maîtres une préparation à l’art.

Kaddour n’est pas aussi catégorique et mégalomane que ces derniers, et carrément moins que Bernhard (ou Reger). Il veut « sauver » Colette en lisant dans sa maladresse une élégance. Cependant il y a cette belle expression « fantôme exigeant » qui me fait penser à Thomas Bernhard, maugréant et riant dans sa maison loin de tout, entouré de ses fantômes à lui.

Enfin il y a quelques heures, dans le train, ces mots en forme d’encouragement au futur lecteur de la Recherche, par Antoine Compagnon:

Peut-être est-ce la première chose dont il faut se convaincre pour pouvoir se plonger dans Proust : cette œuvre n’est pas parfaite, elle est ce qu’elle est, mais elle aurait pu être autre chose. Le livre que nous tenons entre les mains est contingent, inachevé : il a été interrompu par l’imprimeur pour les premiers volumes, par la mort de l’auteur pour les derniers. Il a été, pour ainsi dire, bâclé. Si ce roman peut, doit être lu vite – il sera toujours temps d’y revenir -, c’est aussi que, à l’encontre d’une idée reçue qui effraie aussi, il a été conçu dans la hâte, entre 1909 et 1912 pour la première version à peu près au point à la veille de la Grande Guerre, entre 1915 et 1916, pour la seconde version introduisant Albertine, c’est-à-dire en très peu de temps. Au-delà, Proust relit, révise, remembre, raccorde indéfiniment. Montaigne, lui, a mis vingt ans à écrire les Essais, de 1572 à sa mort en 1592, soit moins de soixante pages par an ? Proust lui, fonçait.

(« La Recherche à hauteur d’homme », Le Magazine littéraire, avril 2010)

La correction est belle quand elle se fait paperolle. Quant à Montaigne, c’est un des rares que (Reger) Bernhard n’écorne jamais, avec Pascal, et Voltaire.

(Images:
Tintoret, Portrait d’un homme avec la barbe blanche, Kunsthistorisches Museum de Vienne
Bernhard photographié par Erika Schmied en 1988)

Le mardi 19 septembre 1939

23 mars 2010

Dans la guerre (3)

Thomas Mann, New York


Six jours particuliers, longs, difficiles à vivre dans la foule de gens qu’il y avait à bord du Washington, par un temps calme et très beau vers la fin du voyage. La pire et la plus dure journée, sombre, lourde, obscure et humide, a été celle où l’intervention russe en Pologne s’est manifestée et où a circulé le bruit, il est vrai corrigé, de la déclaration de guerre de la Russie à l’Angleterre et à la France. Beaucoup souffert, mais maintenu grâce à de bons repas et à un sommeil soutenu par les médicaments mon flegme et ma confiance en mon propre destin – tout en voyant de plus en plus clairement le caractère imprévisible à long terme et par son contenu du processus engagé, dont je ne peux pas être sûr de vivre la fin. (…) Retour à la maison – ou une sorte de retour. L’Amérique est mon foyer à cause du destin et de la nécessité peut-être pour le reste de ma vie; l’opinion que la «guerre» durera 10 ans est fréquemment exprimée.

Klaus Mann, Los Angeles


Chaleur monstrueuse – le record californien depuis 20 ans – ; il est presque impossible de faire quelque chose de sensé.

Erika + les parents sont arrivés à New York à bord du «Washington». Hier, j’ai eu Erika au téléphone. – BIEN.

J’ai un peu travaillé, mais enfin, j’ai fait quelque chose. Critique de A Child of our Time d’Horwath, pour la New Republic (écrit en anglais). – Esquisse du film The United States of Europe – que je tiens plus ou moins pour très prometteur. (C’est aussi l’avis de Bruno et Liesl que j’ai entretenus du projet.)

… Par dessus – à côté – et en dépit de tout: insécurité et danger de la situation politique. L’intervention de la Russie en Pologne a des conséquences encore incertaines, mais angoissantes.

Ce matin, le discours d’Hitler à Dantzig était un «chantage à la paix». L’Angleterre, désormais menacée de tant de côtés, pourra-t-elle rester ferme? (elle paie effroyablement cher toutes les erreurs de la politique de Chamberlain…) – Cela donne lieu à de grands soucis, mais PAS au désespoir.

… Je suis allé nager chez cette old Massary avec Bruno et Liesl. Ensuite nous avons écouté la radio chez eux – J’ai écrit une longue lettre à Golo. – Soirée chez les Franck avec le couple Kaper (musiciens juifs russo-polonais qui médisent sur l’Angleterre parce que la Pologne ne recevrait pas assez d’aide; c’est compréhensible… : mais pas très agréable à entendre…).

Plus tard, je suis passé chez le gentil John Huston – qui garde le lit suite à une petite opération des oreilles. Je parle avec lui de mon idée de film «paneuropéen». Il a l’air intéressé…

André Gide, Paris


Je doute si je me suis jamais trouvé dans des conditions plus propices. Mais mon esprit ne se laisse habiter que par l’angoisse. Même je ne cherche point d’échapper aux préoccupations qui nous assaillent. Dans cette atroce partie qui s’engage, tout ce pour quoi nous vivons est mis en jeu, et le sacrifice de ceux qui sont les plus chers risque de ne pouvoir sauver ces valeurs. on voudrait les mettre à l’abri comme les vitraux des églises; mais ces précautions mêmes les isolent et les détachent de la vie; les voici devenir semblables aux objets des musées qui survivront peut-être au naufrage et qu’on retrouvera plus tard avec étonnement.

J’ai quitté, ces jours derniers, Racine pour La Fontaine et rappris une dizaine de fables par coeur. La perfection de La Fontaine est plus subtile mais non moins exigeante que celle de Racine; elle étend sur moins d’espace une apparence plus négligée; mais il n’est que d’y prêter une attention suffisante: la touche est si discrète qu’elle pourrait passer inaperçue. (…)

Jean-Paul Sartre, Marmoutier (Bas-Rhin)



L’impression de guerre fantôme chez les autres. Le sergent-chef, rêveur: « C’est un état de guerre bizarre. » Il réfléchit un moment: « C’est une  guerre politique. »

Il y a des gens qui se sont trouvés trop jeunes pour une guerre et trop vieux pour une autre (1870-1914); moi j’ai été trop jeune pour une après-guerre et je crains fort d’être trop vieux pour l’autre. En lisant les pages du journal de Gide sur Montherlant ou Drieu, je regrette bien fort de n’avoir pas eu leur âge en 22. Et aussitôt le souvenir me revient du petit bar de l’Escadrille qui résume pour moi toute cette période que je n’ai connue que par ouï-dire et qui est demeurée pour moi l’âge d’or. En 194., je serai trop vieux pour connaître l’ivresse du changement, si quelque chose change; ce n’est pas que j’aie tant d’années derrière moi mais j’ai une vie, je suis fait. Les renonciations du moment présent et toutes ces transformations que j’observe en moi sont à l’intérieur de cette vie. Castor, Wanda, Bianca, mon roman sont mes points cardinaux. Et si même j’essaie de me préparer à la mort, c’est toujours au sein de cette vie que je m’y prépare. Une après-guerre, ce ne serait pas mourir, c’est-à-dire me dissiper comme une fumée au milieu de ma vie, laisser cette vie entièrement vidée de moi. Ce serait le contraire: je continuerais à vivre et ma vie s’effacerait tout autour de moi. On accepte, quand on a mon âge, plus facilement sa propre mort que l’anéantissement de sa vie. (…)

Adam Czerniakow, Varsovie


Inspection du bureau de la rue Sienkiewicz, où est tombé le 18 un shrapnel: il n’a pas éclaté et reste sur le sol séparé de sa fusée. Le matin, réunion du Comité civil. Comme à l’ordinaire, chasse aux provisions.


Enigme printanière et philosophie de plein air

21 mars 2010

Une petite énigme bucolique pour célébrer le printemps:

Un grand penseur et sa pensée se cachent sur cette photographie. Saurez-vous les retrouver?

Pour vous aider – mais je crois que c’est assez facile – je vous livre un extrait d’anthologie. Le grand penseur a beau être athlétique et vif, mobile, léger (bondissant même) – au point d’être parfois insaisissable -, l’auteur des lignes qui suivent a su le figer en pleine action avec une netteté étonnante.

J’ai vu une série de photographies qu’une photographe de très grand talent a faites de ***, qui a toujours eu l’air d’un officier d’état-major bedonnant, à la retraite, a dit **, et que je vous montrerai un jour; sur ces photographies, *** se lève de son lit, *** se recouche dans son lit, *** dort, il s’éveille, il met son caleçon, il enfile ses mi-bas, il boit une gorgée de vin nouveau, il sort de son blockhaus et contemple l’horizon, il taille son bâton, il met son bonnet, il ôte son bonnet, il tient son bonnet dans ses mains, il écarte les jambes, il lève la tête, il baisse la tête, il met sa main droite dans la main gauche de sa femme, sa femme met sa main gauche dans sa droite à lui, il marche devant la maison, il marche derrière la maison, il se dirige vers sa maison, il s’éloigne de sa maison, il lit, il mange, il trempe sa cuiller dans sa soupe, il se coupe une tranche de pain (cuit par lui-même), il ouvre un livre (écrit par lui-même), il ferme un livre (écrit par lui-même), il se baisse, il s’étire, et ainsi de suite, a dit **. C’est à vomir.


Le mercredi 6 septembre 1939

17 mars 2010

Dans la guerre (2)

Virginia Woolf, Monk’s House, Rodmell, Sussex

Notre première alerte aérienne ce matin à huit heures et demie. Un bourdonnement qui petit à petit s’est insinué dans la maison alors que j’étais encore au lit. Me suis habillée et suis sortie sur la terrasse avec L. Le ciel était dégagé. Toutes les maisons étaient fermées. Petit déjeuner. Fin de l’alerte. Dans l’intervalle, un raid sur Southwark. Rien aux informations.

Les Hepworth sont venus lundi. Une visite aux allures de traversée en mer. Conversation forcée. Ennui. Les choses ont perdu tout leur sens. Il est pratiquement inutile de lire les journaux. La BBC donne toutes les nouvelles la veille. Le vide. L’inefficacité. Autant que je consigne ceci. J’ai l’intention d’obliger mon cerveau à travailler de force sur Roger. Mais, grand Dieu, voilà bien la pire expérience qu’il m’ait été donnée de vivre. Je note que la violence est bien la chose la plus inintéressante. (…)

Ernst Jünger, Blankenburg (Centre de l’Allemagne)

Après une brève permission, me voici à Blankenburg où je suis un stage. Toutes les guerres commencent par des périodes d’instruction. A Kirchhorst, où j’arrivai tard, je trouvai la petite communauté dans sa caverne de lumière. Au jardin les fruits mûrissent déjà. La vigne aussi réussit de façon surprenante pour cette contrée nordique et marécageuse, grâce il est vrai à la réverbération d’un mur de briques qui conserve chaque rayon de soleil ainsi qu’un capitonnage.

L’état d’esprit du permissionnaire tient du Paradise lost, parce que les conditions dans lesquelles nous vivions habituellement nous sont maintenant accordées par exception. Après une absence prolongée, la figure de celui qui rentre prend une allure fantomatique, une allure de revenant. La vie aime à combler les vides. Depuis l’époque d’Agamemnon, c’est le sujet de la tragédie dont le souffle nous effleure pour peu que nous revoyions un jardin que nous avons quitté. Les fleurs, les fruits fleurissent et mûrissent désormais sans nous.

Paul Claudel, Grenoble

Grenoble pour voir le préfet qui me reçoit aimablement. Toute la correspondance postale ou télégraphique arrêtée.

Adam Czerniakow, Varsovie


Pas dormi de minuit à 5 heures du matin.


Nouvelle série, nouveau blog: « Dans la guerre »

12 mars 2010

André Gide, le 14 juin 1940, Vichy

« L’allocution de Pétain est tout simplement admirable: « Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort; on rencontre aujourd’hui le malheur. » On ne peut mieux dire, et ces paroles nous consolent de tous les flatus vocis de la radio »

(Journal, Pléiade, p.29)

Le 24 juin 1940, Vichy

« Hier soir nous avons entendu avec stupeur à la radio la nouvelle allocution de Pétain. Se peut-il? Pétain l’a-t-il prononcée? Librement? On soupçonne quelque ruse infâme. Comment parler de France « intacte » après la livraison à l’ennemi de plus de la moitié du pays? Comment accorder ces paroles avec celles, si nobles, qu’il prononçait il y a trois jours? Comment n’approuver point Churchill? Ne pas donner de tout son coeur son adhésion à la déclaration du général de Gaulle? »

(p.29)

Apprenant par la radio, les journaux, les voix officielles ou le bouche-à-oreille que l’armée allemande avait attaqué la Pologne, le monde entier est entré « dans la guerre » le 1er septembre 1939. Certains États étaient déjà en conflit, d’autres pas encore, mais la plupart des gens ont compris qu’une nouvelle catastrophe était en marche. Elle les toucherait de près ou de loin. C’était une première dans l’histoire (bien plus que la première guerre mondiale), une autre mondialisation. « Dans la guerre » donc, mais où? Et comment?

Début d’une série, je ne sais trop où elle mènera. Il s’agit de confronter un certain nombre de carnets, journaux, lettres rédigé(e)s le même jour, en différents points du monde en guerre, par des écrivains (européens pour la plupart). Pas de règle bien précise quant au choix des auteurs, des textes et des dates (sinon le respect de l’ordre chronologique), pas de nombre d’articles fixé (un par semaine peut-être, mais pendant combien de temps?), pas d’autre objectif que d’observer ce qu’on écrit, dans le registre très large de l’intime, quand on est plongé d’une manière ou d’une autre dans la même catastrophe. Faut-il la chroniquer, l’analyser, lui échapper en se réfugiant dans l’œuvre à construire, dans ce qui reste de beau à contempler, l’approuver, s’y engager au risque de perdre l’autonomie gagnée par la « corporation » depuis le 19ème siècle, le détachement de « l’art pour l’art »?

Si, en préambule, je fais un peu l’inverse de ce que j’annonce, si au lieu de citer deux auteurs qui ont écrit à la même date, je préfère donner à lire deux entrées éloignées de quelque jours du journal du même (le même?) Gide, c’est pour souligner les limites évidentes des futurs billets et les précautions nécessaires à leur bon usage. Dire une fois pour toutes qu’on ne saurait juger de l’attitude d’un homme à travers un seul texte et que la période a suscité de nombreux revirements chez les gens de lettres, comme chez leurs contemporains. « Je flotte comme un bouchon », écrivait dans une lettre Roger Martin du Gard le 22 juillet 1940. Le nez sur les événements, le déchiffrement de la situation échappait à beaucoup, qui ont pu voire un instant, comme Gide un mois plus tôt, Pétain en chef de guerre énergique. Dans cette situation confuse, où Vercors lui-même croyait de Gaulle mandaté par le gouvernement provisoire pour lancer son appel du 18 juin, la clairvoyance de quelques uns est d’autant plus remarquable. Les citations ne sauraient remplacer la lecture d’ensemble des œuvres d’où elles sont extraites et ne doivent pas faire oublier cette évidence qui, pour certains, n’a rien d’une excuse: les hommes de ce temps ne savaient pas tout ce que nous savons.

C’est aussi un moyen de rappeler que pour comprendre leurs trajectoires et leurs écrits, on ne peut pas se passer non plus de la lecture de quelques ouvrages d’histoire. S’agissant du contexte français, La Guerre des écrivains de Gisèle Sapiro (dans lequel j’ai puisé les références à Martin du Gard, Vercors et Gide) me parait particulièrement indiqué parce qu’il dépasse la simple histoire politique des intellectuels. Dans cette dernière, qu’illustre le classique et utile Histoire des intellectuels en France de Dreyfus à nos jours de Sirinelli et Ory, les écrivains apparaissent parfois comme de purs esprits réagissant à la conjoncture, alors que celui de Sapiro insiste davantage sur les inerties institutionnelles et sociologiques à l’origine de leurs attitudes. Certains positionnements se comprennent uniquement en ayant à l’esprit les débats d’avant 1939, les positions acquises au sein du « champ littéraire », les réseaux constitués alors que la guerre débute.

Les entrées pourront paraitre sèches, décontextualisées, hasardeuses. Les commentaires permettront sans doute de les compléter, sachant qu’elles veulent en réalité poser ce genre de questions plus larges, naïves, qui m’ont toujours fasciné: « que faisait untel au même moment? » et « que se passait-il ce même jour, en tel endroit? ». Celle à laquelle le cinéaste Tsai Ming Liang a déjà répondu, et qui fut reprise récemment par Serge Gruzinski dans son étude sur ce qu’on savait de Mexico à Constantinople (et inversement) aux temps modernes: « Et là-bas, quelle heure est-il? »

Il s’agira d’écrivains, de grands esprits européens de l’époque, de ceux qui pèsent leurs mots parce que c’est leur métier. Cependant c’est Adam Czerniakow, ingénieur de formation, nommé président du conseil juif de Varsovie lors de la création du ghetto, qui me servira le plus souvent de point repère, dans l’oeil du cyclone. Il a tenu ses Carnets au jour le jour, du 6 septembre 1939, assiégé dans la capitale polonaise, jusqu’à son suicide le 23 juillet 1942. Grâce notamment aux efforts de Raul Hilberg, ils ont connu une diffusion mondiale depuis leur publication en anglais dans les années 70 .

Le titre de la série est aussi un hommage à une très belle exposition, de celles qui émeuvent parce qu’elles font réfléchir, que j’avais pu voir à Barcelone au CCCB. « En Guerra », c’était le titre.

Les articles seront publiés au coup par coup sur Norwich, au milieu des autres, et un onglet en haut de page leur sera réservé, mais pour plus de lisibilité et un archivage plus pratique, j’ai créé un nouveau blog: Dans la guerre.

Les entrées y apparaîtront simultanément sous une en-tête tirée du documentaire La langue ne ment pas, que Stan Neumann a consacré aux Journaux de Victor Klemperer (j’en ai déjà parlé). C’est sur ce type de machine à écrire, saisie par l’Armée rouge dans une administration abandonnée par les nazis, qu’il a recopié ses notes (ses « soldats de papier ») après guerre. L’auteur de la Lingua Tertii Imperii (LTI) ne manque pas de noter qu’une touche permet d’écrire d’une seule frappe les deux « S », stylisés pour l’occasion.

Dans la guerre lui fera bien entendu une large place et sera ainsi constamment placé sous son regard critique, à la lumière de son ironie désespérée.

Note: le soldat de la photographie (l’affiche de l’exposition En Guerra) est en fait un jouet de plastique. Je n’ai pu retrouver le nom de l’artiste qui avait composé les petites scènes de combat.

Le vendredi 1er septembre 1939

12 mars 2010

Dans la guerre (1)

Klaus Mann, Los Angeles


Depuis hier soir, quand j’ai acheté sur le boulevard d’Hollywood le journal avec « WAR! » écrit en lettres géantes, jusqu’à maintenant (après l’audition du discours de Chamberlain à Londres) – les douze dernières heures semblent presque un rêve… A 1 heure du matin, j’ai écouté le discours d’Hitler en direct de Berlin, qui fut encore plus plat, plus sordide et plus misérable qu’il ne fallait s’y attendre… the unsuccessful crook. This is his end… Angoisse, espoir. Tremblements. Tension extrême. Toujours accroché à la radio. Et souvent au bord des larmes.
Je me fais du soucis pour Erika et les parents – drossés en Suède…
Incertain également quant à mes propres projets…

Thomas Mann, Saltsjöbaden (près de Stockholm)


Bombardement de Varsovie et d’autres villes polonaises, entrée des troupes de Hitler en Pologne, bombardement de Dantzig, dont l’annexion est proclamée. Mobilisation totale des puissances occidentales. Chamberlain: « Si la manifestation de monsieur Hitler signifie que l’Allemagne déclare la guerre à la Pologne -. » Déclaration de Molotov, tout à fait éclairante. Hitler proclame l’abstention de l’Italie. – Après le petit déjeuner, un peu écrit, distrait, parce que je croyais avoir à parler à la maison municipale. Petit déjeuner là après une visite dirigée par le président de la municipalité. Pris et ramené par une auto municipale. Parmi les hôtes, Bert Brecht et sa femme. Cave de l’hôtel de ville, toasts intimes dans le sens d’une orientation favorable des événements. Pendant le trajet du retour, achat d’une radio grâce à laquelle K. et E. ont malheureusement entendu le « discours » de Hitler devant son Reichstag. Protestation d’un couple habitant la chambre d’au-dessus contre cette voix de barbare. – Notre départ d’ici pose des problèmes. L’interview d’hier est dans tous les journaux. Cité de manière imprudente la date de notre départ. – Très fatigué et irritable. – Lu des corrections.

Bertolt Brecht, Saltsjöbaden


8h45 du matin. L’Allemagne met en garde toutes les puissances neutres contre le survol du territoire polonais. Appel d’Hitler à la Wehrmacht. Dans l’intervalle, la marche mélancolique que les militaristes allemands donnent en prélude à leurs boucheries. Hier soir, un combattant anglais, officier naturellement, s’est adressé aux combattants allemands de la guerre mondiale. Conclusion: « … sinon, nous apprendrons aux maîtres de l’Allemagne à traiter honnêtement et honorablement les peuples voisins. Bonne nuit. » puis du jazz, côté allemand des marches.

(…)

Le soir même, à la radio anglaise, on aborde la question de savoir qui porte la responsabilité de la guerre. Les allemands peuvent encore entendre (avant que ne tombe le rideau de fer) que les « propositions étonnamment généreuses » n’ont jamais été transmises.

Puis de nouveau des marches militaires à la radio allemande, qui créent l’ambiance pour aider à mourir, et à la radio anglaise des consignes à la population, pour l’évacuation hors de Londres de 3 millions de personnes.

Grete hoche la tête à la pensée des « Berlinois » qui n’ont que de sacs de sable sur leur paliers pour éteindre les bombes incendiaires.

À midi lunch à l’hôtel de ville en l’honneur de Thomas Mann. (Ström, le lord mayor, Ljungdal, Edfelt, Matthis). Mann est contre l’assistance de l’URSS à Hitler. Erika Mann, sa fille, estime le pacte logique et compréhensible, mais refuse de croire qu’il sert la paix.

Ernst Jünger, Celle (près de Hanovre)


Le matin, au petit déjeuner, le garçon me demande d’un air entendu si je connaissais les nouvelles du jour. Elles annonçaient que nous étions entrés en Pologne. Dans le courant de la journée, tout en vaquant à mes affaires, je connus les autres dépêches, qui confirmaient que la guerre avait éclaté, également avec la France et l’Angleterre. Le soir, brèves informations, ordres, obscurcissement de la ville.
A 10 heures j’allai au pont du château, où j’avais un rendez-vous. La vieille ville landaise était plongée dans l’obscurité, et les hommes se mouvaient comme des êtres magiques avec un minimum de lumière. Le château s’élevait, arrosé d’un pâle reflet bleu, comme un palais ancien dans une ville de féerie. A la façon de danseurs immatériels, les cyclistes glissaient à travers l’obscurité. Et çà et là, une grosse carpe claquait dans le fossé qui longe le parc du château. Pareils à ces poissons, le plaisir nous projette parfois dans un élément étranger, plus léger.
Je passai devant un banc sur lequel étaient assises deux vieilles dames; l’une d’elles disait: « Il faut songer que, dans tout cela, il y a aussi un dessein de Dieu. »
Ensuite au café. On entre dans la lumière, la musique et le tintement des verres comme en des fêtes secrètes ou en des cavernes d’elfes. Puis on entend des voix à la radio qui annoncent des chutes de bombes et menacent les hommes.

Stefan Zweig, Bath


Les journaux du matin publient l’étonnante proposition des Allemands qui, à première vue, semble si mesurée et si raisonnable que l’on croit rêver. Mais à la relecture, on en découvre l’infamie: cette proposition n’a jamais été remise, ou transmise, aux Polonais – de plus, elle n’aurait pu être remise que si quelqu’un s’était rendu à Berlin -, un de ces mensonges perfides qu’ils ont tellement pratiqués que, espérons-le, ils ne tromperont plus personne, même les plus stupides. Je suis néanmoins optimiste et nous sommes allés voir un avocat pour discuter des possibilité de mariage, puis à l’état civil. Tout se passe apparemment sans accrocs, l’employé est d’une amabilité parfaite, on nous promet que la cérémonie aura lieu lundi – soudain, un commis passe en toute hâte et nous annonce que l’Allemagne vient, ce matin, de déclarer la guerre à la Pologne. Nous avons une occasion unique d’admirer le flegme britannique: comme si de rien n’était, l’employé continue de nous expliquer ce qu’il va faire pour nous, et tandis qu’en Autriche on se serait bousculé et qu’on aurait vociféré, chacun ici garde son sang-froid et sa maîtrise de soi. En ville, rien n’a changé. (…)

Virginia Woolf, Monk’s House (Rodmell, East Sussex)


La guerre fond sur nous ce matin. Hitler s’est emparé de Dantzig; a attaqué – ou est en train de le faire – la Pologne. Le Parlement se réunit à six heures. Cela, après une journée passée à Londres, engloutit doutes et espoirs. On nous a lu hier soir à la radio les conditions imposées à la Pologne. A ce moment-là subsistait encore un maigre espoir. A présent, à treize heures, je vais rentrer dans la maison écouter ce qui sera, sans doute, la déclaration de guerre.
Journée morne et chaude. J’ignore pourquoi j’écris ces mots, ce que je ressens ou ressentirai. Des enfants vont probablement arriver à deux heures. J’ai dit à Mabel de venir. Tout est suspendu au-dessus de nos têtes. Et puis nous avons acheté un coq de bruyère à Wimbledon pour le déjeuner avec John. L. met des sacs dans les arbres fruitiers; un ouvrier nous installe des colonnes; et partout règne un silence total. Il est une heure moins cinq.

Paul Claudel, Culoz (Ain)

Le matin la radio du boulanger hurle les proposition de Hitler. Puis brusquement c’est l’attaque de la Pologne, la guerre! En France mobilisation générale le 2 septembre.

Raymond Queneau, Lanenville-sur-Meuse


Bonne nuit, seul dans ma chambrée, les autres partis coucher dans des lits. Ce matin départ pour Lanenville-sur-Meuse, tout près de Stenay. Hier soir j’avais joué au ping-pong dans un café de Stenay. Bonne soirée. Maintenant notre affectation est: 6ème Compagnie, Dépôt d’infanterie 24, Secteur postal 54. petit village plein de soldats de toutes sortes – du moins tous du 155è. A la soupe de midi, on apprend l’annonce de la mobilisation générale et l’entrée des troupes allemandes en Pologne. Il y a encore des optimistes, des qui croient que cela va s’arranger. D’autres disent, puisque ça devait finir par arriver que ça arrive maintenant. En général, les types n’ont pas l’air trop ému. Ils n’ont pas l’air d’y croire.
On nous a logé dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires; on a un lieutenant, des sergents, des corvées.


La Digue (échos)

7 mars 2010

Que reste-t-il du bâtiment-ruine pris en photo à la va-vite au mois de décembre dernier? Pas le temps pas la place de s’arrêter à l’orée de la digue. Nous arrivions en voiture de mon « pays natal » tout proche et tellement autre, La Roche-sur-Yon – intacte après la tempête – et c’était alors une découverte de cet endroit merveilleux que j’avais sous le nez depuis des années, car les marais et les habitudes de mon enfance étaient plus au nord sur la côte (plus laide aussi, plus bétonnée encore, comme un reflet du chef-lieu), dans le « pays de Monts ».

Ce soir je découvre un peu plus et trop tard ce qu’il en était de la vie là-bas, en lisant le texte de François Bon, celui de son frère Jacques, et en voyant en écho chez ce dernier la photo du Génie, le nom de cette bâtisse où logeaient les ingénieurs qui ont construit la digue.


Les débuts dans la vie (3): Flaubert à Croisset

7 mars 2010

A Alfred le Poittevin, le 17 juin 1845:

« J’ai passé vraiment une amère jeunesse, et par laquelle je ne voudrais pas revenir. Mais ma vie maintenant me semble arrangée d’une façon régulière. Elle a des horizons moins larges, hélas! moins variés surtout, mais peut-être plus profonds parce qu’ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille, la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre. »

(Correspondance, Pléiade, T1, p.241)

Dans la Correspondance de Flaubert je glane une pièce de plus pour ma collection de fenêtres et je marque une nouvelle étape sur son parcours d’écrivain.

Il revient d’Italie, où toute la famille a participé au voyage de noce de sa sœur Caroline. Il n’a pas pas vingt-quatre ans et a déjà terminé Mémoires d’un fou et Novembre. Il sait qu’il sera écrivain. Ce qui se décide ici, c’est où et comment il vivra l’écriture: à l’écart de Rouen et de Paris, loin de la vie agitée des grandes villes, des réseaux envahissants, des sollicitations intempestives. Flaubert n’est pourtant pas un ermite, il voyage, fréquente la société – après tout il lui faut bien faire ses prélèvements de bêtise bourgeoise- et après le triomphe de Salammbô (1862) il ne refusera pas les entrées qui s’offrent à lui jusque dans les salons impériaux.

Cependant il s’impose une sorte d’ascèse, car l’écriture – son écriture – requiert le calme, le travail (latin, grec, histoire, Flaubert dévore…), la rêverie. A Croisset près de Rouen, dans la maison familiale qui donne sur la Seine, il trouve le repos, le temps, l’assise, ce pourquoi on trouve ces lignes si apaisées et contemplatives, peu fréquentes dans les lettres emportées de la période.

Composer à l’écart de ce qui pourrait divertir, c’est assez banal. Mais Croisset joue un rôle plus complexe, et somme toute fondateur, pour peu qu’on veuille se pencher un peu attentivement sur ce que fait le génie de son lieu.

Pierre-Marc de Biasi, dans son essai décidément splendide, note qu’au retour du voyage en Orient (1850-1851) la décision d’y vivre s’est encore affermie. Maxime du Camp, son compagnon de route, l’a précédé à Paris où il lui a préparé ce qu’on peut appeler une situation: il faut que Gustave vienne à la capitale, rencontre ceux qu’il faut rencontrer, s’ouvre une carrière qui s’annonce fameuse. La réponse est un modèle d’ambition et de renoncement. Je n’en suis pas là, c’est dans le tome 2 :

A Maxime du Camp, Croisset, 26 juin 1852:

« Mon cher ami,

Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vice rédhibitoire. Il ne m’embête pas, n’aie aucune crainte. Mon parti là-dessus est pris depuis longtemps.

Je te dirai seulement que tous ces mots: se dépêcher, c’est le moment, il est temps, place prise, se poser, hors la loi, sont pour moi un vocabulaire vide de sens. C’est comme si tu parlais à un Algonquin. – Comprends pas.

Arriver? – à quoi? A la position de MM. Murger, Feuillet, Monselet, etc., etc., Arsène Houssaye, Taxile Selord, Hyppolyte Lucas et soixante-douze avec? Merci.

Etre connu n’est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D’ailleurs sur ce chapitre même sait-on jamais à quoi s’en tenir? la célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc l’illustration ne vous classe pas plus à vos yeux que l’obscurité.

Je vise à mieux, à me plaire. »

(cité par P-M de Biasi, Flaubert, une manière spéciale de vivre, Grasset, 2009, p.128)

Quelle meilleure définition de « l’art pour l’art », choix indissociablement sociologique et artistique? Où se confirme aussi l’excellence de l’approche choisie par Pierre-Marc de Biasi, et l’erreur qu’il y aurait à négliger la vie de l’homme pour en éclairer l’oeuvre. Suivre pas à pas les conditions de vie que s’est choisies Flaubert ne relève pas en effet de la curiosité médiocre, ou de l’inutilité crasse, comme le dénonçait par exemple Nabokov (il se trouve que reparaissent en un volume ses leçons de Cornell où je m’étonne de trouver, au milieu de tant d’intelligence, une condamnation aussi obtuse de toute démarche un tant soit peu biographique, comme si le véritable amour de la littérature excluait tout autre approche que purement textuelle).

Il n’est pas indifférent que Flaubert soit un bourgeois, et qu’il puisse se retirer à Croisset, en bourgeois, pour y écrire la prose bien peu bourgeoise qu’admire Nabokov. Pas seulement, ce qui serait de peu d’intérêt, pour en arriver à la conclusion que seule une certaine aisance permet de dégager le temps suffisant à la poésie, où pour trouver prétexte à lire sa prose comme un témoignage sur la société de l’époque, mais parce que l’occupation de ses journées de travail, son « style de vie », infusent son style « tout court ».

A Maxime du Camp, Mai 1846, Croisset:

« Et puis je commence à prendre une habitude de travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de 8 heures à dix heures par jour et si on me dérange quelques instants, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse. Le canot n’est pas seulement à flot. j’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne que j’ai toujours rêvée commence enfin à surgir. Dans tout cela la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science et pourtant d’un autre côté je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. »

(Pléiade, T1, p.264)

La « manière spéciale de vivre » de Flaubert permet de comprendre où sa poétique du « flou » et de « l’impersonnalité » trouve son origine et comment elle a pu être mise en oeuvre. Les hésitations du romancier partagé entre lectures savantes et composition romanesque ont pour écho ses allers-retours entre Croisset, où il écrit, et le vaste monde, où il réalise des percées brutales et enthousiastes pour ramener des croquis (réunis dans les Carnets, édités par le même P-M de Biasi) qui sont autant d’échantillons de visions (et je relis les récents croquis de Kaddour comme un hommage au maître). Mouvements de va-et-vient des livres au livre, du chez-soi à l’ailleurs, qui apparaissent eux-mêmes comme la source et la métaphore vivante de la prose flaubertienne et de son rapport ambigu (car imaginaire) au réel. Le résultat est merveilleux et déroutant: un mélange de réalisme (recherche d’une vérité objective, impersonnelle) et de romantisme (primat de la vision personnelle) qui n’a d’ailleurs pas empêché (si l’on aime vraiment les -ismes) qu’on le prenne, à tort, pour le premier des naturalistes.

Pierre-Marc de Biasi, Une manière spéciale de vivre, p.272-273

« La recherche, telle que la pratique Flaubert, repose sur un parti pris paradoxal: ce qu’il cherche, très souvent, il le sait déjà. Définie en termes artistiques, la vérité qu’il s’agit de découvrir est préétablie: elle constitue un préalable à l’investigation qui, en principe, est censée la rechercher et l’établir. (…)

Dans les recherches documentaires qu’il effectue en cours de rédaction, Flaubert ne part pas glaner du matériau référentiel qui aurait pour fonction de « faire vrai », de lester le récit d’un effet de réel qui « ne s’invente pas ». Selon lui, l’effet de réel est justement ce qui s’invente le mieux: c’est avant tout une affaire de style. En fait il part plutôt à la recherche d’un regard sur ce « vrai » spatio-temporel qui constitue l’objet de l’expérience. S’il observe la nature ou les rues par les vitres de son fiacre, ce n’est nullement avec l’illusion de recueillir une information neutre et objective qui lui fournirait une garantie référentielle pour la description qu’il va devoir écrire. le véritable objet de son investigation n’est pas la chose visible, mais la forme singulière de sa perception. »

Je n’ai par ailleurs reproduit qu’un extrait de la lettre du 17 juin 1845 citée en exergue, mais il faut en dire davantage, car le début montre que ce jour-là Flaubert a découvert bien plus qu’un lieu idéal où écrire. De Biasi en fait une analyse pénétrante (p.290) dans sa partie consacrée à l’Éducation sentimentale. Voici les premières lignes adressées à Alfred le Poittevin:

« Encore dans mon antre!

Encore une fois dans ma solitude. A force de m’y trouver mal, j’arrive à m’y trouver bien; d’ici à longtemps je ne demande pas d’autre chose. Qu’est-ce qu’il me faut après tout? n’est-ce pas la liberté et le loisir? Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénuement le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à faire. Mon éducation sentimentale n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être. – As-tu réfléchi quelquefois, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot « bonheur » a fait couler de larmes? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me prend encore quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté jusque dans les entrailles. Elles passeraient peut-être inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’oeil tendu à épier jouer mon cœur. »

L’expression qui donne son titre au roman s’y trouve, plus de vingt ans avant sa publication (1869). Mais « l’éducation sentimentale » que Flaubert achève dans son « antre » de Croisset ne se réfère ni au livre à venir, ni d’ailleurs à la « première Education » (1845), jamais publiée. Elle concerne Flaubert personnellement et semble pour le moins paradoxale. Pierre-Marc de Biasi y lit une conversion du regard, une méthode littéraire d’expression des sentiments que Flaubert associe non pas à la recherche de riches expériences sentimentales, encore moins à une forme quelconque de sentimentalisme, mais à un « sevrage » et un « dénuement », signes que la dépersonnalisation, l’autonomie, la suspension du jugement – « le label même de l’ours Flaubert » dit de Biasi – sont ici en train de naître, en ce lieu à l’écart, où l’écrivain s’isole moins pour « se retrouver » (comme on dit), que pour « sortir de la sphère purement subjective, s’arracher à soi-même, pour ressentir comme s’il était lui-même un autre » (p.291).

C’était à Croisset, banlieue de Rouen, centre du monde flaubertien.

Il reste ce pavillon au fond du jardin.

Images: la première reproduction est une vue de Croisset de la main de la nièce de Flaubert, Caroline. Je n’ai pas retrouvé les auteurs des autres vues de Croisset. On trouvera une iconographie aussi riche que le texte dans le Découverte Gallimard sur Flaubert, l’homme-plume, de Pierre-Marc de Biasi (toujours).

L’AVENTURE DU REGARD PERSAN (3/3)

3 mars 2010

LES ÉCRANS LÀ-BAS

Notes sur les écrans

Un regard transformé en projecteur, drôle de dialogue et de rencontre avec un réel recomposé : opérations de construction-déconstruction. Cadeau que de jouer dans un film de Kiarostami ou d’en être le spectateur. On ne peut être, c’est bien heureux, que l’émetteur d’images. La promenade, c’est ce rendre disponible à recevoir. Il y eut évidemment la rencontre avec les écrans d’Iran, images de là-bas, jamais vues ici.

Évacuons la question de la salle de cinéma. S’y rendre ou pas ? Pénétrer dans la chapelle, la chambre obscure des désirs enfouis.


Le pas ne fut jamais franchi, pas plus ici, à Kerman, que dans les autres villes. Des raisons objectives évidemment, mais le lieu est étrangement intimidant. Il faudrait chercher longtemps pour se l’expliquer. Laissons la question sans réponse.

Rencontre donc avec des images là-bas.


12 juillet, Téhéran, hall de l’hôtel Naderi
« Une série indienne à la télévision, avec un sosie de Gandhi. De l’action et de l’humour. Belle ironie : les hommes, pas tous, portent le turban, les femmes ont la chevelure libre. Peut-être que les fameux rayons capillaro-sexuels ne résistent pas aux ondes herziennes. »


22 juillet, lors du trajet entre Shiraz et Ispahan
« Le bus devrait bientôt partir. Le film lui est lancé. On nous ressert la même comédie socio-sentimentale multigénérationnelle que lors du trajet entre Yazd et Kerman. On y trouve de jeunes adultes masculins rondouillards, bouffons immatures, des femmes élégantes et intelligentes, quoiqu’un peu portées sur l’intrigue. »

« Le rôle du veuf semble lui aussi une constante, assez bizarrement, plus que celui de la veuve. L’un des protagonistes secondaires est un vague sosie de Diego Maradona. Le tout est joué avec une outrance désagréable, agressive, la touche est incontestablement vaudevillesque, avec éclats de voix et portes qui claquent. Le générique est bercé par un air de jazz qui ne dépareillerait pas chez Woody Allen. »

24 juillet, cette fois entre Ispahan et Kashan :

« De nouveau dans un bus, de nouveau une comédie sur l’écran. Une des premières scènes : il fait nuit, des kebabs de poulet grillent, deux jeunes adultes de sexes opposés discutent au clair de lune devant ce frichti. Peut-être sont-ils frère et sœur. Sinon, ils finiront pas s’aimer, au-delà de leurs différences, de leurs réticences et de leurs préjugés, notamment sociaux. Et voilà le personnage du veuf croulant, à l’hôpital en l’occurrence. C’est étrange, il doit certainement y avoir bien plus de veuves dans un pays ravagé par une longue guerre dans les années 1980… Certainement un arrangement avec la réalité. Il faut bien du courage pour prêter attention à ces films criards, absolument hideux. »

Et pourtant j’y ai prêté attention, notamment parce qu’il est toujours amusant de chercher à décrypter, en langue originale (c’est-à-dire en ayant très très peu accès au sens des dialogues), ces produits très répétitifs, calibrés et codifiés, notamment du fait de la censure.

Le bon et la mauvaise

Je n’ai rien consigné à propos d’un film vu à deux reprises dans les bus. Il est différent des comédies socio-générationnelles décrites ci-dessus, puisque l’on est en présence d’une veine mélodramatique, et plus franchement idéologique. À Kashan, j’ai vu l’affiche dans la rue, sur la vitrine d’une épicerie-vidéo club ; en version farsi, donc je ne connaissais toujours pas son titre.

Puis j’en ai parlé ensuite à Alasht avec des adolescentes connaissant visiblement assez bien ce film. Elles ont émis quelques ricanements – peut être bien des gloussements, je ne sais plus – à son évocation, sans doute en raison des qualités plastiques de l’acteur principal (Shahab Hosseini, que l’on a pu voir dans À propos d’Elly d’Asghar Farhadi, un bien meilleur film sorti en France en septembre 2009), effectivement plutôt bellâtre.


Bref, le film avait enfin son titre, Broken Heart, Del Shekasteh en version originale. Le personnage interprété par Shahab Hosseini est un basij, un membre de cette milice civile, les bassidji, devenue une sorte d’armée fidèle à Ahmadinejad, qui en fut. Quand je demandais à quoi reconnaît-on ces nervis du régime ?  Les mots « bad » et « dirty » revenaient sans cesse.

Le récit met en place une opposition totale entre cet étudiant franchement religieux doté des attributs des bassidji – barbe courte, vêtements amples, chemise par-dessus le pantalon – et une jeune fille délurée, portant négligemment le foulard, laissant souvent entrevoir une masse d’épais cheveux. Celle-ci débarque à l’université dans un coupé décapotable de marque allemande, s’en extrait d’une manière impudique et fait preuve d’un bagout effronté pas possible, notamment en prenant la parole en cours avec véhémence et aplomb.

Elle est plus qu’un brin moqueuse, notamment envers ce gueux mal fagoté et fou de Dieu. Mais ces derniers ont plus d’un tour dans leur sac, et à la suite d’une foule d’événements confus – pas seulement en raison de ma méconnaissance du farsi, je me souviens d’une sorte de secte aux rites complètement hétérodoxes – l’insolente comprend quel est le droit chemin : celui d’un mysticisme où l’amour du tout-puissant, et du beau basij, se gagne dans la souffrance. Une réalisation d’une rare laideur, un arc narratif à faire frémir, et même pleurer. La jeune fille, irritante en pétroleuse, finit, le visage de plus en plus sévèrement voilé, par ne plus être que l’ombre d’elle-même.

Pay(vi)sages

Si j’ai autant eu accès à une sociabilité féminine, c’est que je n’étais pas seul, mais avec ma compagne. Dans un autre cas de figure, le voyage aurait été sans doute très différent.

Retour à Alasht, en compagnie des adolescentes qui ont éclairé ma lanterne concernant Del Shekasteh/Broken Heart :
« Dans la partie haute d’Alasht, d’un point où l’on domine la vallée pour obtenir une belle vue, nous repérons un attroupement de jeunes gens, filles d’un côté, garçons de l’autre, ces derniers avec l’air goguenards. Un peu rompus à l’exercice, nous savons de quoi il va en retourner en s’approchant. Comme toujours, ce sont les filles qui sont les plus hardies. »

« Certaines présentent des caractéristiques physiques vraiment étonnantes ; maquillage massif avec effet de blanchissement de la peau, des chevelures largement hors du foulard au moyen d’une sorte de banane, et surtout trois ou quatre cas d’épilation intégrale des sourcils et greffe d’autres en demi accents circonflexes inversés. Le résultat de cet affichage de surféminité est assez terrifiant. »

Le visage, seul élément visible, s’impose comme une instance de dialogue entre les corps féminins et le pouvoir, et plus largement, l’espace public. Avec les formes masquées par l’habit long et ample, le visage est un espace de revendication, de (dé)monstration, pouvant prendre des proportions délirantes ; à la fois écrans et projecteurs.
« Trois jeunes filles du groupe se signalent par une certaine sobriété, Elahe et Elham sont deux soeurs, Zahra présente des traits plus secs, moins harmonieux, notamment du fait d’un nez très droit et long. Toutes trois sont des téhéranaises qui viennent l’été goûter au bon air des cimes. »

Elahe, Elham et Zahra vont accompagner notre séjour montagnard, une charmante compagnie à nouveau. Dès le lendemain, nous étions à la table familiale pour un délicieux ragoût aux herbes. Après le repas, une séance de dessin, des visages à capter à coups de crayons.

Fatemeh, petite sœur d’Elahe et Alahe, est aux portes de la puberté, bientôt elle devra se couvrir. Elle pétille d’intelligence et d’esprit, se risque à un anglais fantaisiste. Aimant le football, portant le cheveu court ; c’est ce que l’on appelle un vrai garçon manqué. On sent que le moment est compliqué, difficile de ne pas penser à un corps qui réprimerait l’arrivée des signes de la féminité.


Fatemeh s’est exécuté en posant avec beaucoup de sérieux. Son visage n’est pas encore un écran, ni un projecteur. J’aime beaucoup cette séance de dessin chez cette adorable famille, et l’idée que ces images soient restées là-bas, avec nos hôtes.

FIN

Images et photographies :

– affiches des films Kabuliwala de Hemen Gupta et Del Shekasteh (Broken Heart) de Ali Royeen Tan

– l’actrice indienne, Diego Maradona et Shahab Hosseini : auteurs inconnus

– photographies d’Amélie Juillard et Arnau Thée

– dessins d’Amélie Juillard


L’AVENTURE DU REGARD PERSAN (2/3)

1 mars 2010

MES ÉCRANS : SURGISSEMENTS

Récréation de la rue

Acteur imaginaire d’un Kiarostami, et parfois, souvent en même temps, spectateur fasciné. Il est peut être utile de signaler que les débuts du cinéaste se sont déroulés dans le cadre de la KANOON (Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes).

Dans ce carcan éducatif officiel, il livre des œuvres sur l’enfance qui n’ont rien de brouillons, avec déjà un sens aigu de l’espace, de la fable morale et poétique. C’est notamment le cas dans Le Pain et la rue (1970), où un jeune garçon chargé de ramener chez lui le pain voit son trajet contrarié par un chien lui bloquant le passage. Une dramaturgie minimale pour une méditation sur les peurs, enfantines ou pas. Le pain et la rue, qu’en fut-il pour moi? Ils ont donné lieu à de belles rencontres, furtives mais solidement inscrites, pas seulement dans la carte mémoire d’un appareil photographique.

Le regard de ce petit garçon à Yazd.

Et le visage de Djamila.

J’ai écrit le 19 juillet :
À Mahan ce matin, comme une parade de séduction. Chacun sur le trottoir opposé, des échanges de regards, de sourires. Âgée d’une dizaine d’années, elle revient avec un sac rempli de cet excellent pain plat. Elle nous invite à l’accompagner vers sa maison. Le visage est resplendissant, la peau sombre. Les traits sont merveilleusement dessinés. La grâce est réelle, évidente. Et toujours ce quelque chose de sage et de grave. On se quitte sur le seuil de sa maison que les hauts murs en pisé ne permettent pas de voir. Le jardin de Djamila, c’est son prénom, est sans doute très beau.

La veille, dans la même ville : visite d’un splendide mausolée. Le lieu sacré se remplit tout à coup de plusieurs dizaines d’écoliers.

Ils viennent passer ici leur test d’anglais, l’endroit est spacieux et frais. En 1972, Abbas Kiarostami a réalisé La Récréation. Elle sera pour après, il était tentant de ne pas l’attendre.

Caisse de résonance

Nous avons rencontré Niloufar à Yazd, ville du centre du pays coincée entre deux déserts. Pour le plaisir de les nommer : Dasht-e Lut et Dasht-e Kavir. Le contact obtenu par une amie iranienne en France s’est transformé en une amie trouvée là-bas. Cinq jours délicieux en sa compagnie. Niloufar a une voiture, on s’est promené dans celle-ci.

Un visage élégant et déterminé, un regard noir souvent masqué de lunettes de soleil ; voici à nouveau Ten qui surgit ; la conductrice, le merveilleux personnage central du film.


En compagnie d’une amie de Niloufar, Anahita, zoroastrienne délurée, nous avons pris la route de Deghbala, un village dans les montagnes environnantes. Je suis à l’arrière et peine à faire autre chose que scruter le reflet des visages dans le pare-soleil ou le rétroviseur intérieur.

Ce qui me permet de me détourner, ce sont ces routes qui serpentent entre des sommets à la fois doux et vigoureux. Des paysages, kiarostamiens évidemment, bien qu’il n’ait jamais tourné dans cette contrée ; mon bagage, il faut en convenir, est un peu envahissant parfois.

Niloufar est peintre, en contradiction aussi bien avec son espace public que privé. On ressent  rapidement chez elle la pression sociale qui s’exerce dans cette ville conservatrice sur une jeune femme divorcée vivant chez sa mère, et dont les cinq frères et sœurs sont tous casés. S’il y en a un de moment kiarostamien, parce qu’il fut fulgurant, triste, beau et émouvant, c’est celui-là : un peu par désoeuvrement, surtout parce que cela se fait beaucoup ici, nous sommes partis pour une virée nocturne en voiture dans les rues de la partie moderne de Yazd.

La déambulation a semblé entraîner celui d’une parole devenue libre, sur le ton de la confession, cette dernière comme encouragée par le défilement de la route et l’aspect strictement privé du lieu. L’habitacle de l’automobile est devenu, comme dans Ten, une caisse de résonance, celle du poids des regards et du jugement des autres, d’une mélancolie déjà très perceptible par ailleurs.

Niloufar est sur le départ, c’est ce qu’elle veut. La France précisément. Comment ne pas espérer pour et avec elle ? Ses peintures dénotent un regard plein d’acuité dans la captation d’une singulière poésie. Défilement du temps et des saisons dans les polyptiques savamment composés et agencés.

Un impressionnisme tellement d’ici, tellement de ces déserts et montagnes environnants, ces murs de pisé de la vieille ville, ces lumières coupantes dont j’aimerais connaître la franchise hivernale. Que deviendra cette peinture si Niloufar devient une exilée ?

« Âmes du désert, âmes sensibles » : c’est ce que m’a écrit Sepideh Farsi, cinéaste iranienne installée en France, après qu’elle ait découvert les peintures de Niloufar.

À suivre : 3/3 – Les écrans là-bas

Photographies et images :

– peintures : Hamide Sadeghieh

– photogrammes issus de Ten et Le Pain et la rue

– photographies d’Amélie Juillard et Arnau Thée