Le Lundi 4 janvier 1943

19 septembre 2011

Dans la guerre (30)

Thomas Mann, Pacific Palisades

 

Vent de foehn, très chaud à midi. Ce matin, me suis promené en montant la côte. Ai travaillé après le petit déjeuner ; j’arrive presque à la fin. Suis monté, ai fait la manucure, le shampoing et le rasage, me suis rassis et ai écrit, exactement jusqu’au signal du lunch, les dernières lignes de « Joseph le Nourricier » et donc de « Joseph et ses frères ». J’étais à la fois ému et triste. Mais c’est ainsi, c’est fait, tant bien que mal. J’y vois bien plus un monument de ma vie qu’un monument de l’art et de la pensée, un monument de ténacité. – K. était émue. Il est arrivé beaucoup de courrier. J’ai fait la sieste, un peu agité. Après le thé, ai travaillé avec Konni. Quand je suis sorti prendre l’air, j’ai eu une conversation avec la « jolie fille», la fille d’Huldschinsky, qui était en pantalon et attendait l’auto du jardinier. Ai été saisi par la beauté de son nez, de ses yeux et de sa bouche. – Ai fini de lire Raskolnikov. Tout de suite après le dîner, ai donné lecture à K., Borgese et Medi des deux paragraphes de conclusion. Impression réconfortante, grande émotion de Medi. Il y a eu du champagne. Frank a téléphoné, ému. – Les Russes avancent vers les champs pétrolifères de Krozni.

André Gide, Tunis

Visite du petit Charles Pérez, qui continue à prodiguer ses soins aux blessés des bombardements, engagé volontaire dans la brigade de secours. Il dit qu’on entend encore les appels de cinq familles ensevelies sous les décombres du « Foyer du Combattant », grand immeuble de ciment armé, qui s’est écroulé tout entier, couvrant d’épais blocs de maçonnerie ceux qui s’étaient réfugiés dans les caves… Ces blocs énormes ne peuvent être soulevés que par des grues puissantes, que l’on attend de jour en jour. On parvient à envoyer aux emmurés de l’oxygène qui les maintient encore en vie.
Charles Pérez me quitte pour aller faire un bout de toilette chez ses parents ; occupé de jour comme de nuit, il n’a pu rentrer chez lui ni se dévêtir depuis huit jours.

Klaus Mann, New York

Appel sous les drapeaux. Grand Central Palace.


Le vendredi 6 juin 1941

19 novembre 2010

Dans la guerre (19)

Michel Leiris, Paris


Certains s’étonnent, s’indignent – et j’ai été du nombre – de l’attitude des Français dans la défaite : abandon complet, soumission absolue au vainqueur, réaction policière, toutes les formes de la lâcheté. L’on a cette idée mystique qu’après la catastrophe militaire, après être descendu au plus bas, il doit, nécessairement, s’opérer un redressement. L’on va jusqu’à s’imaginer que la défaite pourrait être une salutaire leçon. L’on ne voit pas la vérité, qui est beaucoup plus simple : cette débâcle militaire – et là, tous sont d’accord – fut avant tout le signe d’une profonde décomposition ; il n’y a nulle raison pour que cette décomposition ne persiste pas, postérieurement, à la défaite ; pourquoi une telle défaite – qui n’a pas été un accident mais un signe, et, à proprement parler, une « sanction » – serait-elle le point de départ d’une recomposition ? Il est naturel que l’état de pourriture qui nous a menés là ne soit pas diminué, mais accru, du fait que maintenant nous en sommes là. Les Français n’ont rien fait quand ils avaient quelques armes ; ils feront moins encore maintenant qu’ils n’ont plus rien.

Vie à l’étouffée, à l’étuvée, comme sous un boisseau ou derrière un masque. Impression de brouillard, pénétrant jusqu’à la liquéfaction. Comme une pluie ténue mais persistante, et dont le ciel ne se débarrassera jamais, le temps coule.

André Gide, Paris

« Désinvolture » ; oui, c’est bien le mot qui convient, et Montherlant l’emploie à merveille. Il excelle à bailler pour vertu (qui plus est : pour vertu rare) et « liberté d’esprit », ce qui, je le crains, n’est qu’égoïste désintéressement de la chose publique. Il cite avec complaisance un mot de Gourmont et l’on sent bien que, lui de même, la guerre « ne le gêne pas ». Quantité de gens restent assez fortunés pour n’avoir pas beaucoup à pâtir des restrictions, et tiennent l’état présent pour mieux que simplement supportable. Il y aurait hypocrisie de leur part à ne point le reconnaître simplement et à prendre une mine contrite, car la misère d’autrui les touche peu et ce n’est pas la sympathie qui les gêne ; mais il n’y a pas là de quoi se vanter. Les discours du « rat qui s’est retiré du monde », qu’il soit artiste ou philosophe, sentent toujours un peu le fromage.

Jean Guéhenno, Paris


Vichy nous mène à la guerre avec l’Angleterre. Il livre à l’Allemagne les aérodromes de Syrie. La vieille Clio nous raille. Ah ! vous ne vouliez plus la guerre. Vous ne vouliez pas vous battre. Eh bien, vous rapprendrez à vous battre en vous battant les uns contre les autres, pétainistes contre gaullistes. Il n’y a pas de guerre plus atroce, plus belle.

Je ne note plus ici les triomphes de la Wehrmacht. Ils sont trop et ne résolvent rien. La Wehrmacht, la « puissance de défense » de l’Allemagne la défendait la semaine dernière dans l’île de Crète, à deux mille kilomètres de Berlin. Elle l’a occupée pour plus de sûreté.

Hommes d’honneur. Brasillach, officier prisonnier, libéré par l’autorité occupante pour diriger à Paris un de ses journaux. Il expose à la librairie Rive gauche (Rive gauche du Rhin, disent les étudiants) le prix de sa libération, c’est un livre : Notre avant-guerre, où ce Français courageusement dénonce, pour le compte de Hitler, les faiblesses de la France.

Autre collaborateur : X… Célèbre par ses « alternances », mais aussi par la constance de sa fatuité et de son cynisme. Un jeune centaure imbécile, moins homme que cheval. Il faut qu’il piaffe, qu’il caracole. Serait-ce dans la boue et la merde. Cela éclabousse les autres, mais lui fait à lui une auréole. Homme de lettres accompli aussi brillant que vide. Vedette. Enfant gâté de cinquante ans qui mériterait d’être fouaillé, mais qui y trouverait, pour peu qu’il y eût un public, trop de plaisir.

Je le rencontre l’autre jour à la porte de la N.R.F. Il s’étonne que je ne sois pas encore révoqué. « Vous êtes donc venu à Paris, lui dis-je, et vous comptez y rester ? – Oui, répond-il, quelques mois, jusqu’aux premiers froids. » Le calendrier de ce ténor empâté ne comporte qu’un éternel été. Il surveille sa gorge et sa voix. Le moindre courant d’air le chasse de Paris à Marseille, à Alger, à Biskra. Mais où qu’il soit, il continue son petit commerce vaniteux. Il a profité des beaux jours pour venir signer avec les nouveaux impresarios quelques nouveaux contrats. Est-ce sa faute si ces impresarios représentent aujourd’hui Hitler ou Goebbels ?

Le même X…, comme je me plaignais qu’on respirât mal de ce côté et que l’air fût plein de poisons. « Oh ! me dit-il, j’aime encore mieux le poison feldgrau que le poison de sacristie. » Cela pour séduire l’anticlérical qu’il me croit être. Sorte de don Juan pédéraste, il fait l’esprit fort. Il aime qu’on pense de lui qu’il a vu l’ombre du Commandeur la dernière nuit, et, bien entendu, sans trembler. Il ne lui déplairait pas qu’on croie qu’il accumule les péchés. Il soigne sa biographie, et s’il pense à la dernière scène, veut une mort éclatante de pécheur foudroyé ou repenti. L’important sera qu’on en parle. Littérature.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. Le major Przymusinski, de la police polonaise, est venu nous annoncer que dix policiers du VIIème commissariat sont malades du typhus. Par conséquent, nous devons ouvrir une maison d’arrêt pour 100-150 détenus.

Je suis allé voir Auerswald. J’ai reçu Gancwajch en présence de Zundelewicz et de Szerynski. Il m’a informé qu’il fera savoir à ses supérieurs que le personnel du « 13 » devra désormais être sous les ordres du Service d’ordre, non comme un tout, mais de façon dispersée, avec une section spéciale au poste central, tandis que chaque commissariat procédera au contrôle des prix.


Le lundi 13 mai 1940

21 juin 2010

Dans la guerre (13)

Erwin Rommel, près de Dinant (sur la Meuse). A sa femme


Très chère Lu – Tout est merveilleux jusqu’à présent. J’ai pris une avance sur mes voisins. Je suis complètement enroué à force de donner des ordres et de crier. J’ai tout juste eu trois heures de sommeil et un repas de temps en temps. A part cela, en pleine forme.

cité par Claude Simon dans le Jardin des Plantes (Pléiade, p.960)

André Gide, Vence

Cette inquiétude consiste, quoi que je fasse, à m’interrompre en me disant soudain que j’aurais d’abord quelque chose de mieux à faire; quelque chose que je n’ai pas encore fait, alors que j’aurais dû le faire. Ainsi je me distrais souvent de la plus attachante des lectures pour, par exemple, me limer les ongles ou changer les lacets de mes souliers. Mon esprit ne parvient jamais, presque jamais à se détendre; il reste sur le qui-vive et branché sans cesse sur tout le monde extérieur. De sorte que, jouant sur le mot, je puis dire qu’il suffit d’un rien pour me distraire, ou que, selon l’acception courante, je ne suis jamais distrait.

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, +5°C. J’ai reçu une deuxième liste de baptisés. Rentrées d’argent faibles – révolte des chefs de section. L’un des meches m’a déclaré qu’il se convertit seulement pour un certain temps, tout comme on s’assied dans le tramway. Un message de Josef, envahi par les poux. Ot stumy… etc. « Dieu a ainsi fait: Tu souffriras toute la vie. »


Le vendredi 10 mai 1940

18 juin 2010

Dans la guerre (12)

André Gide, Vence


Il y a quelque… romantisme à se désoler que les choses ne soient pas autrement qu’elles ne sont; c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être. C’est sur le réel qu’il nous faut édifier notre sagesse, et non point sur l’imaginaire. Même la mort doit être admise par nous et nous devons de nous élever jusqu’à la comprendre; jusqu’à comprendre que l’émerveillante beauté de ce monde vient précisément que rien n’y dure et que sans cesse ceci doit céder place et matière pour permettre à cela, qui n’a pas encore été, de se produire; le même, mais renouvelé, rajeuni; le même, et pourtant imperceptiblement plus et dont se forme lentement le visage même de Dieu. En formation sans cesse et jamais achevé, depuis l’impensable gouffre du passé, jusqu’à l’impensable « consommation des siècles ».

rien de plus irritant, de plus absurde, que le

« Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel? »

lorsqu’il est dit sans ironie. C’est ça qui serait gai, d’avoir toujours en face de soi l’immuable! Empoté toi-même, à quelle saison de l’an t’en tiendrais-tu? Celle des boutons? ou des fleurs? ou des fruits?… A quel moment (et même de ta propre vie) oserais-tu dire: Nous y sommes! Ne bougeons plus!

Jean-Paul Sartre, Bouxwiller


Donc aujourd’hui, invasion de la Belgique et de la Hollande (…) L’impression produite est curieuse et bien différente de celle qui régnait lors de l’attaque de la Norvège: ce serait presque un soulagement. L’impression de toucher au réel – même sinistre – après huit mois de guerre « pourrie » (…)

Mihail Sebastian, Bucarest


Aujourd’hui, à l’aube, les Allemands ont occupé le Luxembourg, ont passé les frontières belge et hollandaise, ont bombardé l’aéroport de Bruxelles. A l’heure qu’il est, je n’ai pas d’autres nouvelles. Il se pourrait, cette fois-ci, que toute l’Europe s’embrase. Curieusement, les radios italiennes ne diffusent que des nouvelles anodines, des faits divers. je ne serais pas surpris si Mussolini frappait un grand coup en Méditerranée, pendant que les Alliés sont encore sous le choc.

Ernst Jünger, Friedrichstal


Rêvé cette nuit d’escadres aériennes qui survolaient la maison. Le matin, au stand de tir, j’appris que le ciel avait été en effet fort animé. Il s’agissait de transports en direction de la Hollande et de la Belgique. La guerre entre sans doute dans sa phase la plus critique, sans que sa durée puisse être évaluée dès à présent.

L’après-midi nous avons fait avec le colonel une longue promenade à cheval à travers de belles forêts, avec une halte le soir, à Graben, pour manger des asperges. Durant cette course, des officiers et des plantons nous rejoignirent à plusieurs reprises, à motocyclette, apportant des plis dont l’un annonçait la suspension des permissions. Nous sommes maintenant en état d’alerte.

C’est à regret que nous quittons Friedrichstal dont les habitants étaient devenus pour nous des amis. D’origine huguenote, ils ont du sang wallon, avec des noms comme Lacroix, Borel, Gorenflo – déformation de coeur-en-fleur. Ils nous ont apporté vers 1720 leur connaissance de la culture de tabac, et fournissent maintenant tout le pays de Bade en jeunes plantes dont on voit partout les massifs sous des châssis garnis de papier huilé. Ils tirent ainsi de leur terre un gain décuple. Il est vrai que cette culture demande beaucoup de soins et de peine, et, suivant un dicton de ce pays, les habitants de Friedrichstal ne se reposent qu’à genoux et ne mettent jamais leur tête au lit.

En revanche, ils sont riches, de naturel gai, toujours disposés au plaisir et pas regardant sur la dépense.

Klaus Mann, Princeton


… Le grondement des évènements décisifs en Europe recouvre tout. Presque impossible de se concentrer sur autre chose qui n’ait rien à voir avec la Hollande ou la Belgique, etc. – – Et nos amis restés là-bas! Friedrich à Londres. (J’ai reçu un télégramme désespéré de lui.) Mais aussi Landauer, etc. (Et Golo – à Zurich?)

Ebranlé et tendu à la fois, on suit la résistance en Hollande et en Belgique – – – Ce soir, on annonce la fin de la crise intérieure en Angleterre. Résignation tardive de Chamberlain. Sa personnalité douteuse gagne presque en grandeur lors de son discours d’adieux. Quelle carrière étrange! Quel peuple étrange! – – – En revanche, mon dégoût pour ces Allemands grandit encore de manière accablante.

… Gamelin annonce: « The most gigantic battle of all times may be immanent… » Pendant toute la journée, j’ai lu les journaux, écouté la radio et discuté.

Pourtant, ma « vie privée » continue. Hier, j’ai eu un gentil dîner avec Erika et Liesl (qui est ici parce que Bruno a terminé son ouvrage). – Auparavant, cocktail chez Erika avec Spivy, Tonio + Isa, Goslar, Tomski, etc. – Cette nuit, j’ai trainé longuement dans les cafés où je me suis saoulé; bain de vapeur. Toutes sortes de demi-affaires. Enfin un jeune soldat, bien fait, à la figure sériouse et sympathique. Reste la nuit. Bien gentillement.

Aujourd’hui, discussion avec Mr. Wallace du Reader’s Digest (grisonnant, sympathique, sévère et doux à la fois). Nous avons évoqué les possibilités d’une collaboration (documents européens). Dans cette perspective, je suis passé voir Miss Ulrich à la Library (Periodical department). – Bref déjeuner avec Ury. – ensuite, je suis allé avec Erika (après un bref désaccord que j’avais eu à nouveau avec elle) louer des – déguisements! Car nous avons décidé malgré tout de nous rendre à cet Allied Relief Ball – – – (cela n’apportant rien aux Alliés que l’on boycotte leur bal sous prétexte que l’on est effrayé par les atrocités allemandes).

Adam Czerniakow, Varsovie


+ 13°C. Le matin, la Communauté. Hier, un ouv[rier] j[uif] et u fonctionnaire ont terrorisé le caissier, 4 coups tirés, dont un sur l’immeuble d’en face. Le caissier a versé de l’argent. J’ai dit à Halber d’en informer les SS. Nous avons remis au procureur des fonctionnaires du Bataillon pour détournement. J’ai reçu aujourd’hui Skizze des Sperrgebietes Warschaw [esquisse de la zone close de Varsovie]. Qu’on le veuille ou non, c’est un ghetto. Un fourreur a chassé Typograf de son appartement. On lui a indiqué de déménager au 4è étage de cet immeuble. Les Allemands sont entrés aujourd’hui à l’aube en Hollande et en Belgique. Après-midi, chez le Rittmeister Schu. Il a déclaré qu’il ne voulait pas de Sklaventum [esclavage]. Il prendra 1300 [travailleurs] payés. Il a conseillé, à propos du [règlement] du passé à partir de mai, d’en discuter avec Unger.


Le mardi 19 septembre 1939

23 mars 2010

Dans la guerre (3)

Thomas Mann, New York


Six jours particuliers, longs, difficiles à vivre dans la foule de gens qu’il y avait à bord du Washington, par un temps calme et très beau vers la fin du voyage. La pire et la plus dure journée, sombre, lourde, obscure et humide, a été celle où l’intervention russe en Pologne s’est manifestée et où a circulé le bruit, il est vrai corrigé, de la déclaration de guerre de la Russie à l’Angleterre et à la France. Beaucoup souffert, mais maintenu grâce à de bons repas et à un sommeil soutenu par les médicaments mon flegme et ma confiance en mon propre destin – tout en voyant de plus en plus clairement le caractère imprévisible à long terme et par son contenu du processus engagé, dont je ne peux pas être sûr de vivre la fin. (…) Retour à la maison – ou une sorte de retour. L’Amérique est mon foyer à cause du destin et de la nécessité peut-être pour le reste de ma vie; l’opinion que la «guerre» durera 10 ans est fréquemment exprimée.

Klaus Mann, Los Angeles


Chaleur monstrueuse – le record californien depuis 20 ans – ; il est presque impossible de faire quelque chose de sensé.

Erika + les parents sont arrivés à New York à bord du «Washington». Hier, j’ai eu Erika au téléphone. – BIEN.

J’ai un peu travaillé, mais enfin, j’ai fait quelque chose. Critique de A Child of our Time d’Horwath, pour la New Republic (écrit en anglais). – Esquisse du film The United States of Europe – que je tiens plus ou moins pour très prometteur. (C’est aussi l’avis de Bruno et Liesl que j’ai entretenus du projet.)

… Par dessus – à côté – et en dépit de tout: insécurité et danger de la situation politique. L’intervention de la Russie en Pologne a des conséquences encore incertaines, mais angoissantes.

Ce matin, le discours d’Hitler à Dantzig était un «chantage à la paix». L’Angleterre, désormais menacée de tant de côtés, pourra-t-elle rester ferme? (elle paie effroyablement cher toutes les erreurs de la politique de Chamberlain…) – Cela donne lieu à de grands soucis, mais PAS au désespoir.

… Je suis allé nager chez cette old Massary avec Bruno et Liesl. Ensuite nous avons écouté la radio chez eux – J’ai écrit une longue lettre à Golo. – Soirée chez les Franck avec le couple Kaper (musiciens juifs russo-polonais qui médisent sur l’Angleterre parce que la Pologne ne recevrait pas assez d’aide; c’est compréhensible… : mais pas très agréable à entendre…).

Plus tard, je suis passé chez le gentil John Huston – qui garde le lit suite à une petite opération des oreilles. Je parle avec lui de mon idée de film «paneuropéen». Il a l’air intéressé…

André Gide, Paris


Je doute si je me suis jamais trouvé dans des conditions plus propices. Mais mon esprit ne se laisse habiter que par l’angoisse. Même je ne cherche point d’échapper aux préoccupations qui nous assaillent. Dans cette atroce partie qui s’engage, tout ce pour quoi nous vivons est mis en jeu, et le sacrifice de ceux qui sont les plus chers risque de ne pouvoir sauver ces valeurs. on voudrait les mettre à l’abri comme les vitraux des églises; mais ces précautions mêmes les isolent et les détachent de la vie; les voici devenir semblables aux objets des musées qui survivront peut-être au naufrage et qu’on retrouvera plus tard avec étonnement.

J’ai quitté, ces jours derniers, Racine pour La Fontaine et rappris une dizaine de fables par coeur. La perfection de La Fontaine est plus subtile mais non moins exigeante que celle de Racine; elle étend sur moins d’espace une apparence plus négligée; mais il n’est que d’y prêter une attention suffisante: la touche est si discrète qu’elle pourrait passer inaperçue. (…)

Jean-Paul Sartre, Marmoutier (Bas-Rhin)



L’impression de guerre fantôme chez les autres. Le sergent-chef, rêveur: « C’est un état de guerre bizarre. » Il réfléchit un moment: « C’est une  guerre politique. »

Il y a des gens qui se sont trouvés trop jeunes pour une guerre et trop vieux pour une autre (1870-1914); moi j’ai été trop jeune pour une après-guerre et je crains fort d’être trop vieux pour l’autre. En lisant les pages du journal de Gide sur Montherlant ou Drieu, je regrette bien fort de n’avoir pas eu leur âge en 22. Et aussitôt le souvenir me revient du petit bar de l’Escadrille qui résume pour moi toute cette période que je n’ai connue que par ouï-dire et qui est demeurée pour moi l’âge d’or. En 194., je serai trop vieux pour connaître l’ivresse du changement, si quelque chose change; ce n’est pas que j’aie tant d’années derrière moi mais j’ai une vie, je suis fait. Les renonciations du moment présent et toutes ces transformations que j’observe en moi sont à l’intérieur de cette vie. Castor, Wanda, Bianca, mon roman sont mes points cardinaux. Et si même j’essaie de me préparer à la mort, c’est toujours au sein de cette vie que je m’y prépare. Une après-guerre, ce ne serait pas mourir, c’est-à-dire me dissiper comme une fumée au milieu de ma vie, laisser cette vie entièrement vidée de moi. Ce serait le contraire: je continuerais à vivre et ma vie s’effacerait tout autour de moi. On accepte, quand on a mon âge, plus facilement sa propre mort que l’anéantissement de sa vie. (…)

Adam Czerniakow, Varsovie


Inspection du bureau de la rue Sienkiewicz, où est tombé le 18 un shrapnel: il n’a pas éclaté et reste sur le sol séparé de sa fusée. Le matin, réunion du Comité civil. Comme à l’ordinaire, chasse aux provisions.


Nouvelle série, nouveau blog: « Dans la guerre »

12 mars 2010

André Gide, le 14 juin 1940, Vichy

« L’allocution de Pétain est tout simplement admirable: « Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort; on rencontre aujourd’hui le malheur. » On ne peut mieux dire, et ces paroles nous consolent de tous les flatus vocis de la radio »

(Journal, Pléiade, p.29)

Le 24 juin 1940, Vichy

« Hier soir nous avons entendu avec stupeur à la radio la nouvelle allocution de Pétain. Se peut-il? Pétain l’a-t-il prononcée? Librement? On soupçonne quelque ruse infâme. Comment parler de France « intacte » après la livraison à l’ennemi de plus de la moitié du pays? Comment accorder ces paroles avec celles, si nobles, qu’il prononçait il y a trois jours? Comment n’approuver point Churchill? Ne pas donner de tout son coeur son adhésion à la déclaration du général de Gaulle? »

(p.29)

Apprenant par la radio, les journaux, les voix officielles ou le bouche-à-oreille que l’armée allemande avait attaqué la Pologne, le monde entier est entré « dans la guerre » le 1er septembre 1939. Certains États étaient déjà en conflit, d’autres pas encore, mais la plupart des gens ont compris qu’une nouvelle catastrophe était en marche. Elle les toucherait de près ou de loin. C’était une première dans l’histoire (bien plus que la première guerre mondiale), une autre mondialisation. « Dans la guerre » donc, mais où? Et comment?

Début d’une série, je ne sais trop où elle mènera. Il s’agit de confronter un certain nombre de carnets, journaux, lettres rédigé(e)s le même jour, en différents points du monde en guerre, par des écrivains (européens pour la plupart). Pas de règle bien précise quant au choix des auteurs, des textes et des dates (sinon le respect de l’ordre chronologique), pas de nombre d’articles fixé (un par semaine peut-être, mais pendant combien de temps?), pas d’autre objectif que d’observer ce qu’on écrit, dans le registre très large de l’intime, quand on est plongé d’une manière ou d’une autre dans la même catastrophe. Faut-il la chroniquer, l’analyser, lui échapper en se réfugiant dans l’œuvre à construire, dans ce qui reste de beau à contempler, l’approuver, s’y engager au risque de perdre l’autonomie gagnée par la « corporation » depuis le 19ème siècle, le détachement de « l’art pour l’art »?

Si, en préambule, je fais un peu l’inverse de ce que j’annonce, si au lieu de citer deux auteurs qui ont écrit à la même date, je préfère donner à lire deux entrées éloignées de quelque jours du journal du même (le même?) Gide, c’est pour souligner les limites évidentes des futurs billets et les précautions nécessaires à leur bon usage. Dire une fois pour toutes qu’on ne saurait juger de l’attitude d’un homme à travers un seul texte et que la période a suscité de nombreux revirements chez les gens de lettres, comme chez leurs contemporains. « Je flotte comme un bouchon », écrivait dans une lettre Roger Martin du Gard le 22 juillet 1940. Le nez sur les événements, le déchiffrement de la situation échappait à beaucoup, qui ont pu voire un instant, comme Gide un mois plus tôt, Pétain en chef de guerre énergique. Dans cette situation confuse, où Vercors lui-même croyait de Gaulle mandaté par le gouvernement provisoire pour lancer son appel du 18 juin, la clairvoyance de quelques uns est d’autant plus remarquable. Les citations ne sauraient remplacer la lecture d’ensemble des œuvres d’où elles sont extraites et ne doivent pas faire oublier cette évidence qui, pour certains, n’a rien d’une excuse: les hommes de ce temps ne savaient pas tout ce que nous savons.

C’est aussi un moyen de rappeler que pour comprendre leurs trajectoires et leurs écrits, on ne peut pas se passer non plus de la lecture de quelques ouvrages d’histoire. S’agissant du contexte français, La Guerre des écrivains de Gisèle Sapiro (dans lequel j’ai puisé les références à Martin du Gard, Vercors et Gide) me parait particulièrement indiqué parce qu’il dépasse la simple histoire politique des intellectuels. Dans cette dernière, qu’illustre le classique et utile Histoire des intellectuels en France de Dreyfus à nos jours de Sirinelli et Ory, les écrivains apparaissent parfois comme de purs esprits réagissant à la conjoncture, alors que celui de Sapiro insiste davantage sur les inerties institutionnelles et sociologiques à l’origine de leurs attitudes. Certains positionnements se comprennent uniquement en ayant à l’esprit les débats d’avant 1939, les positions acquises au sein du « champ littéraire », les réseaux constitués alors que la guerre débute.

Les entrées pourront paraitre sèches, décontextualisées, hasardeuses. Les commentaires permettront sans doute de les compléter, sachant qu’elles veulent en réalité poser ce genre de questions plus larges, naïves, qui m’ont toujours fasciné: « que faisait untel au même moment? » et « que se passait-il ce même jour, en tel endroit? ». Celle à laquelle le cinéaste Tsai Ming Liang a déjà répondu, et qui fut reprise récemment par Serge Gruzinski dans son étude sur ce qu’on savait de Mexico à Constantinople (et inversement) aux temps modernes: « Et là-bas, quelle heure est-il? »

Il s’agira d’écrivains, de grands esprits européens de l’époque, de ceux qui pèsent leurs mots parce que c’est leur métier. Cependant c’est Adam Czerniakow, ingénieur de formation, nommé président du conseil juif de Varsovie lors de la création du ghetto, qui me servira le plus souvent de point repère, dans l’oeil du cyclone. Il a tenu ses Carnets au jour le jour, du 6 septembre 1939, assiégé dans la capitale polonaise, jusqu’à son suicide le 23 juillet 1942. Grâce notamment aux efforts de Raul Hilberg, ils ont connu une diffusion mondiale depuis leur publication en anglais dans les années 70 .

Le titre de la série est aussi un hommage à une très belle exposition, de celles qui émeuvent parce qu’elles font réfléchir, que j’avais pu voir à Barcelone au CCCB. « En Guerra », c’était le titre.

Les articles seront publiés au coup par coup sur Norwich, au milieu des autres, et un onglet en haut de page leur sera réservé, mais pour plus de lisibilité et un archivage plus pratique, j’ai créé un nouveau blog: Dans la guerre.

Les entrées y apparaîtront simultanément sous une en-tête tirée du documentaire La langue ne ment pas, que Stan Neumann a consacré aux Journaux de Victor Klemperer (j’en ai déjà parlé). C’est sur ce type de machine à écrire, saisie par l’Armée rouge dans une administration abandonnée par les nazis, qu’il a recopié ses notes (ses « soldats de papier ») après guerre. L’auteur de la Lingua Tertii Imperii (LTI) ne manque pas de noter qu’une touche permet d’écrire d’une seule frappe les deux « S », stylisés pour l’occasion.

Dans la guerre lui fera bien entendu une large place et sera ainsi constamment placé sous son regard critique, à la lumière de son ironie désespérée.

Note: le soldat de la photographie (l’affiche de l’exposition En Guerra) est en fait un jouet de plastique. Je n’ai pu retrouver le nom de l’artiste qui avait composé les petites scènes de combat.