18.5.

18 Mai 2019

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Alors que la guerre était depuis longtemps perdue, jusqu’en mai 1944, des transports ont été acheminés de l’ouest vers Kaunas. Les dernières nouvelles parvenues des prisonniers enfermés dans les caves de la forteresse en témoignent. Nous sommes neuf cent Français, écrit Jacobson, qui a relevé ce graffiti sur la paroi de chaux blanche du bunker. D’autres gravaient juste une date ou un lieu avec leur nom: Lob, Marcel, de Saint-Nazaire; Wechsler, Adam, de Limoges; Max Stern, Paris, 18.5.1944. Assis au bord des douves de la forteresse de Breendonk, j’ai achevé la lecture du quinzième chapitre de Heshel’s Kingdom, puis j’ai repris mon chemin pour Malines, où je suis arrivé à la tombée de la nuit.

En ce jour anniversaire je relis les dernières lignes d’Austerlitz. Comme l’indique l’éditeur dans une note, la date

18.5.1944

fait  à la fois référence au dernier convoi parti de Drancy avec 878 juifs pour Kaunas, et à la naissance de l’auteur, qui s’y introduit ainsi (dans ces lignes, dans ce convoi, dans ce fort) comme un fantôme

Max Stern

au crépuscule, quelques semaines avant sa propre mort.


Lieux rêvés (6)

14 octobre 2013

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W. G. Sebald, Les Émigrants, p.57:

Ils avaient contemplé du haut des ponts les eaux vertes de la Furieuse en se racontant des anecdotes de leur vie, étaient passés par Arbois voir la maison de Pasteur et avaient visité, à Arc-et-Senans, les bâtiments des salines construits au XVIIIe siècle pour servir de modèle idéal de manufacture, de ville et de société; et à cette occasion, Paul avait fait des rapprochements, très audacieux selon elle, entre le projet bourgeois d’ordre social utopique tel qu’il se manifestait dans les esquisses et les bâtiments de Nicolas Ledoux, et la destruction et l’anéantissement constamment à l’œuvre dans la vie de la nature.

(Actes Sud, traduit par Patrick Charbonneau)

Rencontres rêvées (5): la gare d’Anvers (2)

3 octobre 2013

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W. G. Sebald, Austerlitz, p.15

Nos conversations d’Anvers, comme il les a parfois appelées ultérieurement, eurent trait, au premier chef, à l’histoire de l’architecture.

Jean Clair, Le voyageur égoïste, p.222

J’aimais la gare d’Anvers plus que toute autre.

Une rencontre rêvée : celle du narrateur d’Austerlitz (ou Jacques Austerlitz lui-même) avec Jean Clair, autre historien d’art, qui pour des motifs plus voluptueux

On sait combien les gares ont depuis toujours partie liée avec certains plaisirs.

avait pris l’habitude de se rendre à Anvers au cours des années soixante et avait été lui aussi frappé par les dimensions et l’allure peu communes de la Centraal Station, dont il perçoit très vite des reflets

dans ma mémoire, le souvenir de la gare est inséparable d’un autre bâtiment

dans d’autres lieux proches, un peu comme la gare, dans le récit de Sebald, vient se confondre dans l’esprit du narrateur avec le Nocturama du zoo voisin, et ses animaux reclus

c’était sans doute des chauve-souris et des gerboises venues d’Egypte ou du désert de Gobi, des hérissons, des chouettes et des grands-ducs de nos contrées, des sarigues australiennes, martres des bois, loirs et makis sautant de branche en branche

avec les voyageurs en attente dans la salle des pas perdus

derniers représentants d’un peuple de taille réduite

pas perdus

Comme dans Austerlitz,

une cathédrale dédiée au commerce mondial et aux échanges internationaux

sa construction inspirée par le Panthéon de Rome

la Centraal Station que décrit Jean Clair est un espace religieux,

un lieu sacré, un centre du monde où se résumaient l’alpha et l’omega de tout transport

célébrant la Célérité et le Commerce comme autrefois on avait célébré Dieu et la Vierge Marie

un sanctuaire protégé, clos de murs pesants, en contradiction flagrante avec sa fonction affichée : ouvrir au monde, dévoilant déjà sa duplicité fascinante.

De la même manière que dans le texte de Sebald, les divers éléments

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et détails de l’édifice

cartouches de pierre représentant des symboles

pilastres cannelés

escalier à double révolution

grande horloge

armoiries royales

hauts miroirs de la salle d’attente

font l’objet de la part de Jean Clair d’une énumération et d’une description méticuleuses,

butoirs

construits de plaques d’acier peintes en noir et rivetées par d’épais boulons

emblèmes sculptés dans la pierre

roues ailées et caducées hermétiques

éblouissement des verrières

composant un récit d’initiation sous la forme d’un patient travelling analytique.

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Comme Sebald enfin,

l’éclectisme en soi risible de Delacenserie

Jean Clair insiste sur l’étrange mélange des formes et des modèles, dévoilant le kitsch bien de son temps qui présida à sa conception. En contemplant la gare d’Anvers, écrit-il, apparaissent les éclats des plus célèbres bâtiments des siècles passés

fragments du palais de Tibère à Capri

de Saint-Marc de Venise

architraves de Palladio

rosaces de Viollet-le-Duc

contrefaçons grossières d’une production de série

réunis dans un geste à la fois vain et souverain, formidable et ridicule

une main puissante les avait saisis et, comme une roche métamorphique, sous la pression de cet événement formidable qu’avait été la révolution industrielle, les avait tordus, fondus et transformé pour en faire ce bâtiment étonnant : la Gare.

créateur d’un décor factice et instable, le même qui plonge Jacques Austerlitz dans une mélancolie à l’origine mal identifiée.

il ne pouvait s’empêcher de penser, bien que cela n’ait rien à voir avec le sujet, au tourment des adieux et à la peur de l’inconnu.

Beaux arts

Et c’est ainsi que la Centraal Station et ses voisins: le musée des Beaux-Arts et le zoo, trois édifices dont Jean Clair souligne la proximité morale, cultuelle, physiologique, deviennent dans les deux textes autant de facettes d’un même projet mené par la bourgeoisie conquérante à l’ère du capital

À défaut d’édifier des cathédrale, des abbayes, des monastères, trop tard venue pour construire encore des palais et des folies, il lui restait à inventer de bâtir les musées et les gares pour tirer du monde profane, dont elle avait reçu gérance, des intérêts que ni les délices célestes, ni les jouissances séculières ne lui offraient plus.

et des empires

À la première classe dirigeante sans passé et de mœurs jusqu’alors sédentaires, il revenait de bâtir ces nouveaux monuments, consacrés au vertige de l’espace et au vertige du temps, de sorte à étendre sur cet espace et sur ce temps qui ne lui appartenaient pas, les marques démultipliées de sa domination.

Les reflets d’un texte dans l’autre sont en réalité si nombreux que j’ai pu penser un moment que Sebald s’était inspiré, pour sa monumentale ouverture d’Austerlitz, du Voyageur égoïste, paru près de quinze ans avant. J’ai même imaginé que Jean Clair était peut-être le modèle secret de Jacques, à moins qu’il n’apparaisse

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sous d’autres traits

il ne resta plus, à part nous, qu’un buveur de Fernet solitaire

dans cette scène de rencontre inaugurale.

Le Voyageur égoïste ne figure pas dans la liste des ouvrages de la bibliothèque personnelle de Sebald (1), mais on sait que ce dernier avait pris l’habitude de se débarrasser de beaucoup des livres dont il n’avait plus l’usage pour ses travaux. Sur ce point, le mystère restera sans doute entier. Je note juste pour finir sur ce sujet que le texte de Clair sur la gare d’Anvers conclut une partie du recueil intitulée L’Europe avant la nuit.

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M’intéressant, suite à cette lecture, à d’autres reflets possibles (et ils sont nombreux entre ces œuvres toutes deux placées sous le signes de Saturne), j’ai eu beaucoup moins de difficultés à repérer l’origine sebaldienne d’un passage d’un autre livre de Jean Clair

L’usage a longtemps été – aussi longtemps qu’on a cru en l’art comme on avait foi en un Dieu – , quand survenait un deuil dans une maison, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tous les tableaux afin que, s’échappant du corps, l’âme du défunt ne soit déroutée ni par son propre reflet ni par les représentations peintes des visages, des paysages et des fruits de la terre qu’il fallait quitter.

(Dialogue avec les morts, Gallimard, 2011, p.62)

puisqu’il s’agit des toutes dernières lignes des Anneaux de Saturne, dans la traduction qu’en a donnée Bernard Kreiss (Actes Sud, p.347), recopiées presque mot pour mot.

Dans son dialogue avec les morts, Jean Clair, d’ordinaire si précis et si reconnaissant, oublie donc de citer sa source. Oubli d’autant plus étonnant qu’il lui rend hommage

cet écrivain éminent de la mélancolie que fut W. G. Sebald

dans un des essais compilés au sein du catalogue de la grande exposition qu’il avait dirigée au Grand Palais en 2005. J’imagine que cette histoire d’âmes errantes a emporté la plume de Jean Clair, obsédé par le désenchantement du monde contemporain, et qu’il s’agit d’un plagiat plus involontaire que mesquin (un hommage en somme).

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Au sujet de cette pratique consistant à recouvrir les toiles dans les intérieurs bourgeois, j’ai par ailleurs lu, dans Le Chapeau de Vermeer de l’historien canadien Timothy Brook, une interprétation beaucoup plus prosaïque, au détour d’un commentaire de La liseuse :

Il était courant qu’on dissimule les tableaux sous un rideau pour les protéger de la lumière et d’autres dégâts éventuels.

(Payot, 2010, p.72)

Cette interprétation est-elle plus juste? Remet-elle en cause la « théorie des âmes errantes » ? Je l’ignore. Toujours est-il que dans le même ouvrage, Brook développe sa propre théorie du reflet, et elle n’est pas sans rappeler les observations de Sebald et de Clair. Selon lui la récurrence de ce motif dans les œuvres de Vermeer et d’autres peintres des Temps modernes, et plus généralement le goût de ces derniers pour les jeux de miroirs, les correspondances de toutes sortes, la mise en scène d’un monde plus vaste dans un monde plus petit, ne seraient que l’expression picturale d’une nouveauté et d’un paradoxe géographiques : l’ouverture complète et forcée du monde, entre le XVIème et le XIXème siècle, l’a dans le même temps refermé sur lui-même, si bien qu’il n’y a plus d’ailleurs qui ne se retrouve ici à un moment ou à un autre, pas de chose lointaine qui ne soit rendue proche par le truchement d’une carte, d’un objet, d’un voyage. Ainsi les reflets se multiplient et envahissent l’espace réel de la même manière qu’ils envahissent les toiles, dans un jeu d’emboitement du microcosme et du macrocosme d’où toute dimension religieuse est progressivement évacuée au profit de celle, immanente, de l’art pour l’art.

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D’où il ressort finalement que les merveilleux petits tableaux de Vermeer et la monstrueuse gare d’Anvers, aussi opposés soient-ils en apparence, sont en réalité les formes symboliques d’un même processus : la sécularisation des sociétés européennes.

(1) Jo Catling, « A catalogue of W. G. Sebald’s Library » in Jo Catling et Richard Hibbitt (dir.), Saturn’s Moons, W. G. Sebald – a Handbook, Legenda, 2011.

Penser / classer (Lieux rêvés (3))

30 Mai 2013

Austerlitz p.42

Thomas Bernhard, Béton, p.154

Sans doute n’ai-je, toujours à nouveau, pas pu commencer mon travail uniquement parce que les livres et les écrits n’étaient pas bien rangés sur ma table, me suis-je dit.

(Gallimard, traduction Gilberte Lambrichs)

Lieux rêvés (2)

10 février 2013

W. G. Sebald, Austerlitz, p.27:

Il nous faudrait, dit-il encore, établir un catalogue de nos constructions par ordre de taille et l’on comprendrait aussitôt que ce sont les bâtiments de l’architecture domestique classés en dessous des dimensions normales – la cabane dans le champ, l’ermitage, la maisonnette de l’éclusier, le belvédère, le pavillon des enfants au fond du jardin – qui peuvent éventuellement nous nous procurer un semblant de paix, tandis que nulle personne sensée n’oserait jamais affirmer qu’elle trouve plaisante une énorme bâtisse comme le palais de justice de Bruxelles.

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Biblioteca civica de Vérone/Biblioteca universitaria de Gênes

26 décembre 2012

Par Arnau Thée

« Quoiqu’une note placardée à l’entrée avisât le public que la bibliothèque étaient fermée pour les mois de vacances, la porte était entrouverte. » (Vertiges, pp 125-126)

La scène se passe à la Biblioteca civica de Vérone. Sebald poursuit :

 « Mais l’intérieur restait plongé dans une telle obscurité que je fus obligé d’avancer à tâton. » (Vertiges, p 126)

Plus tard pendant mes congés, je passerai à Vérone, simplement pour un bref arrêt  à la gare, allant à Venise et venant de Gênes – ville a priori non estampillée sebaldienne, où j’ai séjourné une dizaine de jours au mois d’août.

En compagnie de Sébastien Chevalier et d’une belle jeune femme blonde, je me suis faufilé en plein été dans une bibliothèque attenante à l’Université située Via Balbi, qui mène à la gare centrale de Gênes.

Quelques jours après, mes compagnons auront quitté la ville et je lirai ces lignes en forme d’échos dans Vertiges. Attiré par la façade – celle de l’ancienne église du collège des jésuites –, je me suis permis de pousser la porte, qui, surprise, s’ouvrit. Nous pénétrons dans le lieu ; une femme désoeuvrée était postée à son guichet, derrière une vitre. « Posso visitare prego ? » demandai-je timidement. J’interprétai le signe de la tête qu’elle nous opposa comme une permission.

En montant l’escalier, nous croisons un homme d’une quarantaine d’années, approchant peut-être la cinquantaine ; légèrement empâté, dégarni, vêtu d’une chemise rose et d’un pantalon clair. Le bas de son visage présente une barbichette rase ; sur son nez reposent des lunettes rondes à montures dorées. Nous échangeons un « Buongiorno ». Il descend, nous montons.

Sebald, dans la biblioteca civica à Vérone :

 « Ce n’est qu’après avoir essayé une série de becs-de-cane qui tous me semblèrent placés étrangement haut que je réussis à tomber sur un employé des lieux, dans la salle de lecture baignée par la douce lumière de la matinée. C’était un vieux monsieur aux cheveux et à la barbe soigneusement taillée […]. Muni de protège-coudes en satin et chaussé de lunettes demi-lunes cerclées d’or […] » (Vertiges, p 126)

Nous atteignons la salle de lecture principale, lieu apaisant par sa fraîcheur. Le mobilier des années 1950 ne présente pas grand charme ; au fond, un buste de Garibaldi est encadré par une monumentale fresque baroque. L’homme de l’escalier refait son apparition, revenu sur ses pas suite à ce croisement furtif.

Il vient à nous timidement, commence par expliquer dans un anglais très correct la signification de cette fresque ; elle représente François-Xavier, cofondateur de la compagnie de Jésus avec Ignace de Loyola. Le missionnaire s’était rendu cette fois-là auprès du souverain du royaume de Bongo – dont les traits asiatiques sur la fresque contredisent mon idée que cette contrée se trouve quelque part en Afrique.

Avec précaution et une forme de bienveillance quelque peu maladroite, l’homme de l’escalier, employé du lieu, s’improvise comme notre guide. Il nous fait accéder à l’impressionnant magasin de la bibliothèque, réparti sur cinq niveaux superposés. D’où l’on se trouve, au deuxième ou au troisième étage, je peux voir, sous mes pieds et au-dessus de ma tête, les étages supérieurs et inférieurs grâce au sol strié d’ouvertures. Je me promène un peu dans les rayonnages, conclut très empiriquement que le fond est particulièrement riche.

Le bibliothécaire nous mène ensuite dans la plus vieille salle du bâtiment, le bois sculpté en impose. Une foule d’ouvrages religieux est rassemblée dans cette pièce monumentale ; certaines tranches laissent supposer qu’elle recèle  des livres manuscrits. Auprès de notre  guide, nous nous étonnons de la chaleur qui règne dans cet endroit, s’inquiétant pour la conservation des précieux volumes. Il nous répond avec un air contrit que les moyens manquent, mais qu’un transfert est à l’étude. Il nous conduit enfin à la salle du catalogue, les lourds meubles métalliques avec leurs tiroirs contenant des milliers de petites fiches cartonnées sont d’une désuétude assez délicieuse. Les remerciements sont chaleureux, le bibliothécaire aux lunettes cerclées d’or s’efface, nous laisse en compagnie d’une collègue parfaitement francophone. Quelques brefs échanges avec elle, avant de prendre congé de la Biblioteca universitaria de Gênes.


De la destruction (5): comme élément de l’histoire naturelle

10 octobre 2012

Thomas Bernhard, Corrections, p.379-380 :

A Altensam, la nuit, la voracité des vers du bois l’a empêché de dormir, partout et la nuit, comme il est naturel, la finesse de son ouïe et son cerveau ultra-sensible lui ont fait entendre avec la plus grande netteté le ver du bois au travail ; dans les lattes et sous les lattes du plancher, dans les armoires et les commodes, principalement dans toutes les armoires à tiroirs, selon Roithamer, dans les portes et les croisillons des fenêtres et même dans les pendules, dans les chaises et les fauteuils, il a toujours pu distinguer exactement où et dans quel objet, dans quel meuble un ver du bois était au travail ; effectivement le ver du bois s’était même déjà creusé une galerie dans son propre lit ; pendant qu’il restait éveillé dans son lit toute la nuit, ainsi écrit Roithamer, il avait suivi, il avait été obligé de suivre le travail des vers du bois avec l’attention la plus grande, il avait respiré l’odeur douceâtre de la poussière de bois fraîche et il avait dû constater avec accablement qu’au cours des années des milliers, il se peut des dizaines et des centaines de milliers de vers du bois s’étaient attaqués à Altensam pour, comme il avait été toujours forcé de le penser durant la nuit, ronger Altensam, grignoter et ronger Altensam jusqu’à la dernière parcelle, et le ronger tout le temps nécessaire jusqu’à ce qu’en un seul instant, qui peut-être ne se fera pas tellement sentir, il s’effondre sur ses bases.

(Gallimard, L’Imaginaire, traduction Albert Kohn)

W. G Sebald, Les Anneaux de Saturne, p.259-260:

Bientôt, on fut obligé d’abandonner les étages supérieurs voire des ailes entières et de se retirer dans quelques pièces encore praticables au rez-de-chaussée. Les fenêtres des étages condamnés se ternirent derrière les toiles d’araignées, la pourriture sèche gagna du terrain, les insectes transportèrent les spores du champignon jusque dans les angles les plus reculés, des moisissures brunes violacées et noires présentant des formes monstrueuses, parfois grandes comme des têtes de bœufs, apparurent aux murs et aux plafonds. Les planchers commencèrent à céder, les charpentes des toitures à ployer. Boiseries et cages d’escalier, depuis longtemps pourries en dedans, tombaient parfois dans la nuit en poussière jaune soufre. Les catastrophes, sous forme de soudains effondrement intervenant le plus souvent après de longues périodes de pluie ou de sécheresse ou, d’une manière générale, lorsque le temps changeait, se produisaient au beau milieu de ce processus de désagrégation rampant, devenu pour ainsi dire la norme, donc quelque chose qu’on ne percevait même plus et dont la progression d’un jour à l’autre était d’ailleurs pratiquement imperceptible.

(Actes Sud, traduction de Bernard Kreiss)
Image: Summerhill House, à ce qu’il semble, dans Les Anneaux de Saturne, p.259: « où l’impératrice d’Autriche Elisabeth avait coulé autrefois des jours heureux. »
Les autres billets de cette série en cours sont ici.

Dimanche d’octobre (vide d’août (2))

7 octobre 2012

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, p.14

Un dimanche de fin d’après-midi en octobre, mes pas m’avaient donc entraîné dans cette zone que j’aurais évitée un autre jour de la semaine. Non, il ne s’agissait vraiment pas d’un pèlerinage. Mais les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser.

(Gallimard, 2012)

W. G. Sebald, Les Émigrants, p.184

Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que, pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchant au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier, complètement noircis par le passage du temps.

(Actes Sud, 1999, traduction Patrick Charbonneau)

Ce n’est pas dans Dimanches d’août, mais aux premières pages de L’herbe des nuits, son dernier roman, que j’ai trouvé chez Modiano l’expression la plus proche du vide créateur dont je parlais il y a quelques semaines à propos des récits de Sebald. Là aussi, comme dans le troisième récit des Émigrants, le vide invite le narrateur à la marche et à l’exploration de zones incertaines – banlieues abandonnées de Manchester chez Sebald, quartier de « l’arrière-Montparnasse »,

le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement

chez Modiano – sur le point de disparaître avec les années 60 du siècle dernier.

Là aussi, le déplacement dans l’espace se double de sa réplique temporelle. À partir des promenades inaugurales de ces dimanches « de fin d’après-midi », passé et présent se mêlent dans le récit au point de disparaitre bientôt l’un dans l’autre.

Le temps n’existe absolument pas.

écrit Sebald dans un autre texte (Austerlitz, p.221), et Modiano, dans L’herbe des nuits:

Le temps est aboli.

Et même si, contrairement à Sebald, Modiano procède par petites touches – une rue, une façade, un nom, des notes dans un carnet en cuir noir

L’herbe des nuits, p.12

Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges », L’Unic Hôtel, rue du Montparnasse…

– plutôt que par grands aplats érudits ou longues digressions exotiques, c’est par la même embrasure,

W. G Sebald, L’archéologue de la mémoire, p.45

Et c’est ce vide, cette ignorance et le peu de faits dont nous disposons qui ont suffi pour que je m’introduise dans son territoire, que je regarde autour de moi et que, au bout d’un certain temps, je me sente comme chez moi.

(Actes Sud, 2009, traduction Delphine Chartier et Patrick Charbonneau)

en suivant les mêmes traces,

Patrick Modiano, L’herbe des nuits

Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu.

qu’il ouvre la brèche.

Images: agenda / carnet présenté comme celui d’Ambros Adelwarth dans les Émigrants. Photos tirées du catalogue des archives de Marbach pour la première, des Émigrants pour la seconde.

Les bains à Riva (2): Trieste

26 septembre 2012

W. G. Sebald, Vertiges, p.132

La ville est déjà plongée dans le noir.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)

Franz Kafka, Journal, 25 juin 1914

Une apparition se préparait, qui allait me libérer.

(LP, traduction Marthe Robert)

Suite des allers-retours Sebald-Kafka à partir du troisième récit de Vertiges, « Le Dr. K va prendre les bains à Riva » (1). J’ai mis un peu de temps à retrouver la source de l’épisode triestin, qui ne figure ni dans les Lettres à Felice de l’automne 1913, ni dans le Journal de la même période. Tout juste Kafka fait-il allusion, dans une carte postale datée du 15 septembre, au voyage en bateau

léger mal de mer qui m’a pris lors de la traversée

de Trieste à Venise, où il reste quelques jours à l’hôtel Sandwirth, sur la Riva degli Schiavoni. J’y reviendrai.

Après une recherche sommaire sur internet (« Kafka + Trieste »), c’est dans la traduction anglaise du premier tome de la biographie de Kafka par Reiner Stach (2) que j’ai fini par comprendre le fin mot de l’histoire. Sebald, nous dit Stach, aurait en fait fondé son récit sur une entrée du Journal postérieure de plusieurs mois au voyage en Italie du Nord, celle du 25 juin 1914, dans laquelle Kafka consigne un rêve de la nuit passée. Démarche «pleine d’esprit», sans doute, mais «plainly short on empiricism», juge le biographe (pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas lui faire rencontrer Joyce et Svevo dans les rues de Trieste? écrit-il encore), d’autant que le rêve aurait fort bien pu se dérouler à Venise.

W. G. Sebald, Vertiges, p.132-133

Franz Kafka, Journal, p.370-372

A l’hôtel, il s’allonge sur le lit et les bras croisés derrière la tête regarde

je levai les yeux

le plafond. Des cris isolés parviennent

poussés de force à l’intérieur

dans la chambre à travers les rideaux agités par la brise. Le Dr K. sait qu’il existe dans cette ville un ange d’airain qui tue les voyageurs venus du Nord et il songe à sortir. Aux frontières de la fatigue serinante et du demi-sommeil, il parcourt les ruelles du vieux port et éprouve sous sa peau la sensation de l’homme libre qui, attendant sur le bord du trottoir, flotte légèrement au-dessus du sol. Les reflets mouvants de la lumière sur le plafond

Enfin, enfin, si je ne me trompais pas, cette chambre secouée en tous sens par moi commençait à bouger.

lui signalent que d’un instant à l’autre celui-ci va être percé, va s’ouvrir sur quelque chose. Déjà

Cela commençait sur les bords du plafond blanc garni de

l’enduit se désagrège

fragiles moulures de plâtre. De petits moellons se détachèrent et tombèrent comme par accident sur le plancher, claquant de temps à autre d’un coup sec.

et dans un nuage de poussière de plâtre

chute du mortier

descend lentement, au cœur de la pénombre, une silhouette drapée de voiles bleutés retenus par des lanières d’or,

linges d’un violet bleuâtre ornés de cordons d’or

parée de grandes ailes blanches à l’éclat diapré de la soie, brandissant à l’horizontale un glaive dans sa dextre. Un ange,

« Tiens , un ange ! pensai-je

véritablement, pensa le Dr K. une fois qu’il eut réussi à reprendre son souffle ; toute la journée il a volé vers moi

il vole à ma rencontre toute la journée, et moi incrédule, je ne le savais pas

et dans mon incrédulité je n’en ai rien su. Maintenant il ne va pas tarder à m’adresser la parole,

il va me parler. »

pensa-t-il en baissant les yeux. Mais quand il les releva, l’ange, qui pendait maintenant assez bas sous le plafond refermé, n’était plus un ange vivant, mais seulement

une statue de bois peint

ce n’était plus un ange vivant, simplement une figure de proue en bois peint

provenant d’un éperon de navire,

comme celles qu’on voit suspendues au plafond des tavernes à matelots.

comme on en voit accrochées dans les bars à matelots. Le pommeau du glaive était sculpté pour servir de bougeoir et retenir

recueillir

les coulures

gouttes

du

de

suif.

Rien de plus.

Images: Elles sont toutes de Frédéric Pajak, tirées de la superbe biographie de Joyce, Humour, PUF, 2001, coécrite avec Yves Ternet.
Notes:
(1) Pour une présentation de cette série, voir le premier épisode.
(2) Reiner Stach, Kafka: The decisive years (Kafka: Die Jahre der Entscheidungen, 2004), 2006, traduit de l’allemand par Shelley Frisch.

Noms de pays

16 septembre 2012

Henry Miller, Le cauchemar climatisé, p.41-42

Quant aux autres cités, bourgs et villages que j’ai traversés, j’espère ne jamais les revoir. Certains portent des noms si merveilleux que la déception n’en est que plus cruelle. Des noms comme Chattanooga, Pensacola, Tallahasse, comme Mantua, Phoebus, Bethlehem, Paoli, comme Alger, Mobile, Natchez, Savannah, comme Baton Rouge, Saginaw, Poughkeepsie : des noms qui éveillent de glorieux souvenirs du passé ou qui font naître des rêves d’avenir. Visitez-les, je vous le conseille. Voyez vous-même. Essayez donc de penser à Schubert ou à Shakespeare quand vous serez à Phoebus, en Virginie.

(1945, Folio, traduit par Jean Rosenthal)

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, « Noms de pays : le nom », p.527-58

Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais des villes, ce ne fut qu’en la tranformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente que ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages.

(GF)

W. G. Sebald, Les Émigrants, p.124

J’ai donc repris un avion pour New York et de là, le jour même, je me suis retrouvé à rouler en direction du nord-ouest dans un véhicule de location, sur le State Highway 17, longeant toutes sortes d’agglomérations plus ou moins importantes qui, bien que leurs noms me fussent en partie connus, semblaient être des cités de nulle part. Monroe, Monticello, Middletown, Wurtsboro, Wawarsing, Colchester et Cadosia, Deposit, Delhi, Neversink et Nineveh… j’avais l’impression d’être dans une voiture téléguidée et de l’être moi-même, de traverser une maquette surdimensionnée pour laquelle un enfant géant aurait choisi arbitrairement des toponymes glanés ici et là parmi les ruines d’un autre monde depuis longtemps abandonné.

(Babel, traduction de Patrick Charbonneau)