Le mercredi 25 février 1942

25 février 2011

Dans la guerre (25)

Michel Leiris, Paris


D’après ce qu’ont su les familles, c’est avant-hier qu’a eu lieu l’exécution, vers 15 heures, ou 18 heures (dans ce dernier cas, juste au moment où commençait Don Juan). Les condamnés ont été emmenés en car automobile de la prison de Fresnes au Mont-Valérien. On leur a fait traverser Paris et le trajet a duré environ une heure. Il y avait là un aumônier. Pendant toute la route, ils ont chanté, parlé entre eux gaiement des divers coins de Paris qu’ils reconnaissaient. Ils ont aussi refusé de se laisser bander les yeux.

Je devrais être épouvanté de consigner cela sur ce cahier, comme quelque chose d’aussi abstrait…

Par ailleurs, nous avons su que D[eborah] L[ifchitz], arrêtée par la police française samedi 21 au matin, allait être envoyée pour six mois à la caserne des Tourelles.

Victor Klemperer, Dresde


Debout dans la nuit noire, une heure trop tôt, avant cinq heures. Si je me recouche, je vais me réveiller trop tard et être obligé de partir sans me laver ni prendre mon petit déjeuner comme dernièrement. Parfois, quand je me lève trop tôt, je fais la lecture à Eva – aujourd’hui, elle dormait encore. Ainsi donc un instant de gagné pour le journal. (L’après-midi, toujours autant à faire dans la maison, et il faut tellement de temps pour manger à sa faim.)

Ça me fait du bien d’être avec des gens tous plus âgés que moi. La plupart sont plus gauches, plus faibles, plus souffrants que moi, ils sont tous proches de la mort, et tous vivent, comme si cela allait de soi, dans un monde dénué d’esprit. Ils vont tous se coucher à neuf heures, et ils profitent moins que moi de la journée. Mais: lequel d’entre eux a encore une tâche qu’il aimerait mener à son terme? – Dans le fond, pas de différence entre jeunes et vieux. Quand les vieux sont entre eux ils n’ont pas besoin de faire preuve de dignité, leurs conversations sont remplies à 90% par des blagues sexuelles. Le reste étant occupé à manger et à boire – aujourd’hui comme pendant la guerre précédente. – La conversation sérieuse tourne évidemment autour de cette question: combien de temps encore? Hier, Aufrichtig avait le torse bien bombé. « Mon frère de Berlin – il a tellement de relations avec des officiers aryens et des hommes de troupe… L’armée est en grande partie démoralisée. – En plus, difficultés de ravitaillement croissantes. En avril, c’est la catastrophe… environ la moitié de la récolte de pommes de terre est détruite. »

Bertolt Brecht, Los Angeles


Le Congrès a résolu de s’attribuer une pension, un mouvement a été lancé pour collecter les dons en faveur du Congrès menacé de famine

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. 0°C. A midi – à l’hôpital rue Stawki. Le prof. Hirszfeld a fait un exposé sur le sang et les races. Ensuite, le Dr Stein a présenté l’autopsie d’une femme de 30 ans, morte de privations – mère de 5 enfants (et, de plus, 5 fausses couches).

J’ai reçu à la Communauté la visite de Gancwajch avec des demandes de nature personnelle. Personnage ignoble, méprisable.

Inventivité juive dans le ghetto: préservatifs faits avec des tétines pour bébés, des lampes à carbure [à acétylène] faites à partir de boîtes métalliques de cigarettes « Mewa » [« Mouette »]


Le dimanche 22 février 1942

23 février 2011

Dans la guerre (24)

Ernst Jünger, Paris


Après-midi, chez Claus Valentiner, quai Voltaire. J’y ai également rencontré Nebel, l’ « outcast of the islands » qui, demain, comme au temps des Césars romains, part pour l’une des îles. Puis, chez Wiemer, qui fait ses adieux. Là, Madeleine Boudot, la secrétaire de Gallimard, m’a remis les placards de la traduction des Falaises de marbre par Henri Thomas.

Au Raphaël, j’ai été tiré du sommeil par un nouvel accès de tristesse. Cela vient comme la pluie ou la neige. J’ai eu la nette conscience de l’énorme distance qui nous sépare les uns des autres, et que l’on peut précisément mesurer dans nos rapports avec les personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères. Nous sommes, comme les étoiles, séparés par des espaces infinis. Mais il n’en sera pas de même après la mort. Ce que la mort a de beau, c’est qu’avec la lumière corporelle, elle abolit aussi ces distances. Nous serons au ciel.

Pensée, qui, alors, me fait du bien: peut-être Perpetua pense-t-elle précisément à toi.

Le combat de la vie, le fardeau de l’individualité. A l’opposé, l’indivis et ses tourbillons toujours plus profonds. Aux instants de l’étreinte, nous y plongeons, nous nous abîmons dans des zones où gîtent les racines de l’arbre de vie. Il y a aussi la volupté légère, fugitive, pareille au combustible qui flambe, et tout aussi volatile. Au-delà, au-dessus de tout, le mariage. « Vous serez une seule chair. » Son sacrement; le fardeau est désormais partagé. Enfin, la mort; elle abat les murailles de l’isolement individuel. Elle sera l’instant de la gratification suprême. Matthieu XXII, 30. C’est par-delà la mort, et là seulement, où le temps n’est plus, que nos véritables liens ont formé le noeud mystique. Il nous sera donné de voir, quand la lumière s’éteindra. (…)

Paul Léautaud, Paris


Ai-je noté que je suis sans gaz depuis près de quinze jours? J’ai informé la Compagnie. On m’a envoyé un inspecteur accompagné d’un ouvrier. Tout bien examiné, c’est la conduite souterraine qui est gelée. Les deux m’ont dit: « Vous pouvez vous apprêter à en avoir pour un bout de temps encore. D’ici que le dégel attaque cette profondeur… » Comme me disait ce matin mon voisin chez lequel je vais m’approvisionner en eau: « On s’en souviendra de l’hiver 1941-1942. » Je voudrais bien pouvoir m’en souvenir pendant une vingtaine d’années. (…)

Adam Czerniakow, Varsovie


Le matin, la Communauté. – 8°C. A 15 heures: 0°C. A midi, enterrement de Maksymilian Schoenbach, avocat de district. J’ai fait un discours. J’ai écrit son éloge posthume.


Les yeux qui ont vu (2)

13 février 2011

H. G. Adler, Un voyage, p.185

Tout est calculé avec précision et, à proprement parler, il n’arrive donc rien du tout : les choses ne font que se dérouler. Personne ne pourrait dire comment. Des épisodes en dents de scie se produisent selon des schémas immuables, tristement, mais sans plaintes. Ils atteignent une longueur infinie et se déroulent pourtant d’un seul coup, parce que c’est ainsi qu’on s’est exercé à les vivre. L’abolition du destin est un fait accompli dès que les instructions sont transmises.

(Christian Bourgois,  traduction Olivier Mannoni)

p.128

Mais lorsque tout semble être révolu, lorsque le passé ne se rappelle rien qui soit encore, on reprend tout d’un coup conscience de ce qui nous est le plus proche, seulement tout le reste est passé comme une gigantesque expiration que l’on a essayée et endurée. Il serait inutile de chercher à dépister dans un nouveau grand soupir la vapeur que l’on a soufflée, cela ne fonctionne pas.

Un voyage vient de paraître en français soixante ans exactement après sa rédaction, près de cinquante après sa publication en Allemagne. H. G. Adler l’a écrit à Londres, pendant qu’il travaillait à la relecture de sa volumineuse monographie du ghetto de Theresienstadt, où il fut envoyé en 1941 avec les autres membres de sa famille avant d’être déporté à Auschwitz, d’où il revint seul.

Comme  chez Kafka son récit dit le cauchemar dans les termes du rêve, et donne de l’extermination des juifs d’Europe une vision à la fois grotesque et onirique, brumeuse et vacillante dans ses détails,  limpide dans sa grande ligne, une parabole sans morale, une fable d’où n’émerge aucune sagesse,  où les choses ne sont jamais nommées qu’au travers de mots détournés  – voyage, décharge, héros, sauterelles, épidémie, spectres –,  reflets fidèles de l’irréalité qui a brutalement frappé le monde connu quand les nazis l’ont envahi de leur logique nouvelle.

p.114

On ne disait de personne qu’il était malade parce que l’endémie avait tout décalé, mais lorsqu’on la remarqua enfin il était trop tard.

p.119

« Vous n’aurez pas besoin de cela ici, docteur. Mais nos médecins vont être contents, car nous sommes un peu justes en stéthoscopes ».

Contrepoint poétique à son travail scientifique, le texte semble pourtant écrit dans la même langue étrangère qu’affronte le personnage éponyme d’Austerlitz, lui-même exilé de Prague à Londres. Par des moyens diamétralement opposés – comme s’il n’y avait pour dire cette expérience de notre monde transformé en une autre planète que deux points de vue valables: celui de l’entomologiste et celui de l’astronome – Adler parvient exactement aux mêmes effets que dans son étude historique. A tel point que je me suis demandé si les lignes qui suivent n’avaient pas été plus inspirées d’Un voyage que de Theresienstadt. 1941-1945 :

Austerlitz, p. 280-281 :

Il me fallait encore déployer un effort aussi grand, continua-t-il,  pour tenter d’insérer le sens présumé que j’avais reconstitué dans les diverses phrases et dans un contexte général menaçant toujours de m’échapper, en partie parce qu’il n’était pas rare qu’une seule page me mène à minuit passé et que dans cet étirement extrême du temps beaucoup se perde, en partie parce que le système du ghetto, dans sa distorsion en quelque sorte futuriste de la vie sociale, conservait pour moi son caractère d’irréalité, malgré qu’Adler le décrive jusque dans ses moindres détails et sous ses aspects les plus concrets.

et si celles-ci, qui dépeignent la prose de l’encyclopédiste Thomas Browne,

ne visaient pas aussi Adler par des chemins détournés :

Les Anneaux de Saturne, p.31

La vue devient plus claire à mesure que l’éloignement augmente. Les plus petits détails vous apparaissent avec une étonnante précision. C’est comme si on avait l’oeil à la fois collé à une longue vue retournée et à un microscope. Et cependant, dit Browne, chaque connaissance est environnée d’une obscurité impénétrable.

(Actes Sud, traduction Patrick Charbonneau)
Images: H. G. Adler, photographie de Manfred Sundermann, 1977; Timbre de Theresienstadt utilisé par Sebald dans Austerlitz; Carte du ghetto de Theresienstadt tiré de la monographie d’Adler (1955); Sir Thomas Browne par Gwen Raverat (1910)

Le lundi 29 décembre 1941

8 février 2011

Dans la guerre (23)

Bertolt Brecht, Los Angeles

Kortner m’appelle au téléphone. Quelqu’un lui a dit qu’Hitler était un second Napoléon. Il s’est fâché, a réfléchi, et découvert qui était Hitler : un second Mussolini.

 

Adam Czerniakow, Varsovie

Le matin, la Communauté. Auerswald est venu ainsi que Jesuiter, avec de sévères reproches car le rapport concernant la collecte n’a pas été déposé aujourd’hui à 9 heures. On leur a expliqué qu’il avait été impossible de compter les immenses monceaux qui pourraient remplir quelque 6 grands wagons. Ils ont exigé que le décompte soit établi pour 15 heures (la discussion a eu lieu à midi). Tous les départements ont été mis à contribution, se consacrant à compter les fourrures. A 15 heures on a indiqué que le 28 décembre, avant 18 heures, il a été rassemblé 690 manteaux de fourrure pour hommes, 2541 pour femmes ; doublures de pelisses pour hommes : 4441, pour femmes : 4020 ; 222 renards argentés, 258 renards bleus, 872 renards roux, 5118 manchons, 39 556 cols, 7205 peaux, 2201 moutons retournés. Il a été délivré 25 569 récépissés.

Wiesenberg et Popower ont été convoqués chez Rodeck au palais Brühl pour 15 heures. Le poste de garde a arrêté Wiesenberg, car il portait deux vestons (à la place du manteau de fourrure confisqué). On a eu du mal à le faire libérer.

Il n’a pas réussi à entrer au palais.

 

Enterrements

1941 1940 1938
Octobre 4716 457 379
Novembre 4801 445 413
Décembre 581 437

 

Cas de typhus

1941 1940
Octobre 3438 16
Novembre 2456 23
Décembre 17