Christophe Barbier en son parc humain

28 septembre 2009

loup agneau

Christophe Barbier, directeur de la rédaction de l’Express, au sujet des nombreux suicides parmi les employés de France Télécom, dans une chronique sur LCI:

« C’est de la faute de l’Etat. L’Etat, socialement, a trop protégé ses troupes, ses fonctionnaires: pas de mutation ou d’avancement au mérite, le tranquille avancement de l’ancienneté, la sécurité de l’emploi, la culture de la fonction publique à la française (…) et il amène dans le privé des gens qui ne sont absolument pas préparés à la vie un peu plus rude, un peu plus violente. L’Etat, c’est un éleveur d’agneaux qui les lâcherait dans la forêt, sans leur avoir dit qu’il y a des loups. » (cité par Daniel Schneidermann dans Libération du 21 septembre 2009)

W. G. Sebald, Austerlitz, p.211

«Ces gens ont une façon d’écrire, il y a de quoi tourner de l’oeil. »

Il arrive qu’après un catastrophe on demande aux enfants de dessiner l’incendie, le massacre, l’accident qui les hante et qui, mis en image, pourra commencer d’être compris au sens fort du terme. Ainsi commence un travail de deuil.

Christophe Barbier n’a peut-être pas été traumatisé par les suicides à répétition à France Télécom, mais il a gardé un esprit (je ne dirais pas une âme) d’enfant.

Le monde qu’il dessine en ces mots vite écrits vite prononcés sur un des multiples « supports » où il intervient régulièrement est un espace simple, enfantin, à la géographie binaire. Une forêt, avec des loups. Un enclos, et des agneaux dedans. Du monde réel à celui de la fable ici dépossédée de la moindre charge subversive, c’est ainsi que la langue de Barbier opère un premier déplacement. On pourrait dire une première délocalisation, qui est aussi une forme de déréalisation.

Rien n’assure que tous ceux que ces morts ont touchés de près ou de loin seront apaisés par ce portrait des victimes en agneaux, mais ils sauront au moins à qui s’adresser pour demander des comptes. Car dans l’histoire le coupable n’est pas le loup mais l’éleveur d’agneau, qui n’a pas su adapter ses protégés à la sauvagerie, l’état de nature authentique qui règne dans le parc humain. Les coupables ne sont pas ceux qui précarisent le quotidien à coup de décisions managériales kafkaïennes. Ce sont au contraire ceux qui ont la faiblesse de penser qu’en lui donnant des cadres spatiaux et temporels un tant soit peu clairs et rassurants, l’être humain pourra mieux se projeter dans ce qui est en train de devenir un luxe, c’est à dire un avenir. Deuxième délocalisation: le lieu du crime n’est pas la forêt mais l’enclos.

Christophe Barbier n’a certes ni la plume ni le goût des tranchées du jeune Jünger, mais il y a dans sa « vision du monde » un air de famille, des accents qui rappellent celle de la révolution conservatrice du début du XXème siècle : un appel à la prise risque, un éloge du conflit, une promotion de l’incertitude, seuls capables de réveiller ce qu’il y a de véritablement grand en l’homme. Une condamnation du confort supposé qui gangrène une partie de la population et la rend dangereusement apathique. Dans son imaginaire infantile, Mr Barbier se voit peut-être en chef de meute et jette un regard tout à la fois désapprobateur et miséricordieux sur cette humanité inadaptée, quasiment handicapée, qui peuple encore notre pays, mais qu’une politique d’éducation bien pensée ainsi qu’un certain nombre de « réformes structurelles » pourrait enfin transformer en redoutable armée pour la guerre économique. En grand seigneur affligé de tant de gâchis, il épargne ceux qui ont flanché et réserve son courroux à l’Etat-providence qui les a si mal entraînés.

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L’inquiétant dans l’histoire réside sans doute moins dans la position personnelle de Mr Barbier (insignifiante en soi) que dans la vulgate qu’elle représente. On la retrouve à peu de chose près chez ses « concurrents ». Elle avance à coup d’éditoriaux médiocres, de débats télévisés trop rapides, d’interventions d’experts improbables. Daniel Schneidermann cite dans le même article la prose vide de Jacques Attali, qualifiant d’«enjeu culturel» majeur la nécessaire transformation des Français en « nomades sédentaires ». L’inquiétant, c’est que Mr Barbier, tout comme Mr Attali, n’est pas ce qu’on pourrait appeler un extrémiste. Le journal qu’il dirige est souvent qualifié de modéré. L’inquiétant, c’est bien cette fausse modération capable d’asséner l’air docte et pénétré, sur le ton de l’analyse froide et détachée, sous le masque du bon sens, des propositions en apparence bienveillantes, en réalité de véritables défis à la décence commune et à l’intelligence. C’est la troisième délocalisation opérée par ce texte, qui déplace l’extrême au centre.

Surtout, c’est la novlangue qui sort de sa bouche de gendre idéal qui glace le sang. Cette manière de parler du monde de façon éthérée, délocalisée, cette fable à usage des puissants et à destination des autres, qui empêche toute vision claire des mécanismes qui font tourner la planète. Je lisais justement ce jour-là le petit texte qu’Eric Chauvier vient de publier, et les dernières lignes ont jeté une lumière crue sur la langue de Christophe Barbier. Il y parle de ce « langage hollywoodien » qui, à coup de gros concepts abstraits et insaisissables, nous confisque la compréhension de la réalité:

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Eric Chauvier, La crise commence où commence le langage, éditions Allia, p.40

«  Toutes ces phrases d’experts autoproclamés, que vous entendez dans les médias, ont pour point commun de ne spécifier aucun contexte. Je peux aussi bien remplacer le mot « crise » par le mot « dieu » ou par le mot « diable », une question demeure: avez-vous une quelconque prise sur la situation que désigne ce mot? Si je reprends la dernière phrase, soit « La crise du système est devenue une crise de confiance », pouvez-vous vous projeter distinctement dans ce « système », et comprendre les liens réels qui le relient à votre existence? Quant à cette « crise de confiance », elle n’est pas plus claire. Qu’est-ce que cet environnement glauque, sans localisation précise, où votre confiance serait en berne? (…) Ces mots ne font référence à aucun contexte. Ce sont des coquilles vides, qui planent très haut dans l’éther. »

« La langue ne ment pas », disait aussi Victor Klemperer.


Gracq / Nantes: les années de formation

24 septembre 2009

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La Forme d’une ville, p.7

« Certains soirs du début de l’été, où les odeurs végétales, lourdes et sucrées, du Jardin des Plantes voyageaient jusqu’à nous à travers la rue, la proximité de ce nœud de vie si serré, et pourtant inaccessible, nous montait à la tête; le dortoir où nous nous dévêtions était balayé encore de part en part par les lueurs jaunes du couchant: le sentiment de la journée refermée sur nous trop vite, des rues qui s’animaient maintenant, insoucieuses de notre couvre-feu, d’une activité plus trouble, plus insolite que celle du travail, éloignait longtemps le sommeil de la double rangée de nos lits de fer. »

J’ai vraiment découvert Nantes à l’âge où Julien Gracq (alors Louis Poirier) la quittait après sept années d’internat. Je l’explorai « comme tout le monde », comme il ne l’a pas fait alors (mais plus tard, sans émotion), à partir d’un cœur, ma « cellule germinale » quotidiennement arpentée, entre les rues de la Bastille, Mercoeur et Deshoulière, les deux masses du Palais de Justice et de la prison. Le lycée Guist’hau surtout. Puis par percées plus que par cercles, très vite j’atteignais le centre, les places Royale et Graslin, le quartier Bouffay, etc. Plus tard les périphéries. Les pas et le paysage de moins en moins imprécis et hasardeux au fur et à mesure que le temps passait, toute la ville acquérait peu à peu une netteté à moitié satisfaisante, comme on ouvre un coffre en sachant que c’en est fini du mystère.

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Le livre de Gracq, publié en 1985, à 75 ans, est un miracle d’équilibre entre deux registres, deux domaines parfaitement maîtrisés. L’écriture poétique, bien entendu, mais aussi, qui affleure pour l’oeil exercé – à travers un déroulé typologique, un fil thématique, un mot du vocabulaire technique – la prose géographique (1).

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Ses années nantaises furent celles d’un reclus studieux, mais une victime consentante des enfermements qui font fermenter l’imaginaire. Les murs du lycée Clemenceau y sont comme des obstacle de pacotille, dressés pour être franchis en esprit.

Rêverie sur les rêveries des années de formation, La Forme d’une ville est un texte érotique et savant, une cartographie de l’espace vécu au confins de l’imaginaire et de la réalité, qui isole des lieux demeurés purs et chastes dans l’ordre des perceptions sensibles, pour mieux en théâtraliser le déniaisement retardé, quand par exemple l’homme qu’il est devenu en vient à découvrir que deux endroits éloignés de son espace imaginaire d’adolescent, sont, comme les côtés de Guermantes et de Méséglise, si (trop) proches dans le monde réel.

La Forme d’une ville, p.75-76

« Beaucoup plus tard, j’ai été désorienté de m’apercevoir qu’une promenade d’un quart d’heure permettait de rejoindre, sans hâte particulière, le Pont du Cens à partir du Petit Port. Ces modèles imaginatifs tyranniques, stéréotypes qui imposent leur pli à l’enfance de bonne heure, à ses lectures comme à ses rêveries, exigent la clôture et se déchargeraient de leur magnétisme à voisiner trop familièrement. (…) un tabou qui se soucie peu des contingences de la géographie veille à la préservation de leur charge affective première, laquelle reste fonction de leur caractère d’impasse et de leur superbe isolement. »

La ville amoureusement et artistement découverte, c’est encore plus explicite dans ses lignes consacrées aux passages nantais. Et puis ce n’était pas, bien sûr, la première fois. Au hasard des lectures récentes, chez Pavese. De Turin:Turin Pajak2

Le Métier de vivre, p.30

« Ville vierge en art, comme celle qui, en ce qui a déjà vu d’autres faire l’amour et qui, en ce qui la concerne, n’a toléré jusque-là que des caresses, mais qui est prête maintenant, si elle trouve son homme, à franchir le pas. Ville enfin où, arrivant du dehors, je suis né spirituellement: mon amante et non ma mère ou ma sœur. » (édition folio)

L’atmosphère compassée du quartier de mes années étudiantes s’est encore refroidie depuis que le tribunal a été transféré dans un bloc de noir et de verre de l’autre côté du fleuve (œuvre de l’inévitable Jean Nouvel, qui a son charme austère lui aussi). Les grandes maisons bourgeoises m’ont l’air plus muettes et déclassées que jamais, la place du Palais plus déserte encore que sous la plume de Gracq.

La Forme d’une ville, p.104

« Au Nord-Ouest, la place du Palais de Justice, aussi vacante sous ses arbres nains qu’une cale sèche inoccupée, entre sa colonnade judiciaire à l’ordonnance et son café ensommeillé »

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On ne saurait mieux dire.

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Le bâtiment lui-même, que j’ai longé si souvent, flanqué d’un étrange petit jardin par lequel ont dû passer bien des criminels et des innocents, s’enfonce dans une forme moderne d’abandon et de renaissance.

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Les stigmates de la décrépitude sont déjà bien visibles, et personne ne semble le regretter. « La forme d’une ville change plus vite que le cœur des humains » écrit Gracq au seuil sa réminiscence. A suivre.

Note:

(1) Alain-Michel Boyer a écrit à ce sujet un ouvrage à la fois érudit, sobre et sensible, à l’image de son sujet: Julien Gracq, paysages et mémoires, chez un éditrice nantaise, Cécile Defaut.

Dessin de Turin de Frédéric Pajak, tiré de sa magnifique évocation graphique des vies de Cesare Pavese et de Friedrich Nietzsche: L’immense solitude, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, PUF.


Dans le terroir de Luc Moullet (4/4)

21 septembre 2009

L’aventure de Majastres (2/2)

2 – L’Histoire en marche

P1010413Ruelles à peine viabilisées, bâti décati ; si l’on n’y prend pas garde, on retiendrait de Majastres le charme d’un marginal et désuet recoin alpo-provençal, fidèle en cela à la personnalité et à la trajectoire centripètes de Luc Moullet.

P1010408Mais on marche ici la tête haute, notamment depuis que Les Naufragés de la D 17 a rendu cet hommage mérité à la localité. Et en adoptant cette posture, on accède à une tout autre dimension. Pourtant parfaitement protégé des nuisances, Majastres est avantageusement connecté au réseau aérien national et international. La localité jouit d’une quasi centralité au sein d’un hexagone formé par Nice-Côte d’Azur, Cannes-Mandelieu, Marseille-Provence, Avignon-Pujaut, Valence-Chabeuil et Grenoble-Isère. Le chemin vers le centrifuge est donc particulièrement court, nonobstant l’abandon de l’automobile constaté dans l’épisode 3/4 (1/2).

P1010416C’est en toute logique que les télécommunications sont particulièrement développées, la densité des flux n’a rien à envier au médiascope intercommunal des Trois Vallées de Digne-les-Bains, pourtant préfecture des Alpes de Haute-Provence.

Initiatives privées ou volonté politique? Comment expliquer une telle excellence en matière de politiques publiques? En remontant le fil de l’histoire de Majastres, on comprend que rien ne doit être laissé au hasard. Passons sur les guerres de religion du XVIe siècle pour en venir au point crucial que fut la période révolutionnaire. Une société patriotique y voit le jour à la fin 1792, les bonnes relations incitent à une fusion avec celle du Poil en mai 1793. Soit quelques jours seulement avant le renversement des Girondins par les Montagnards à l’assemblée nationale (31 mai). Étrange coïncidence.

100px-Blason_Majastres.svgAussi la constance politique est tout à fait frappante depuis la fin du XVIIIe siècle. Les résultats électoraux les plus récents  s’avèrent sans concession ni équivoque : les voix de gauche (10) font le plein : 100 % en mai 2007. Gustave Pierrisnard (divers gauche) fut réélu dans les mêmes proportions aux municipales de 2008. En y regardant de plus près, le blason de Majastres présente une dominante rouge et jaune. On se contentera de noter les nombreuses similitudes avec les bannières de l’ex-URSS et de la Chine.

P1010412Comme en Union soviétique, l’électrification des Alpes de Haute-Provence fut une véritable épopée. Celle-ci est définitivement achevée en 1928, Majastres jouit aujourd’hui d’un système performant basé sur le refus du nucléaire (l’énergie nécessaire est fournie grâce aux ressources hydroélectriques voisines). On est ci-contre en présence du central électrique de l’axe principal. D’ici, les bas de Majastres, la partie la plus densément peuplée, sont alimentés. Un fonctionnement réticulaire particulièrement ingénieux permet d’atteindre l’ensemble des lieux-dits du bloc de Majastres, dont Le Poil ou encore Soleil-Bœuf.

Quant à l’accès aux différents services publics, les équipements sont nombreux pour une si petite commune. Les pouvoirs publics ont réagi avec vigueur en constatant les difficultés rencontrées par l’un des personnages des Naufragés de la D 17 pour joindre une société de dépannage dans la vallée.

P1010392La réplique ne s’est pas fait attendre ; un nouveau module téléphonique a été installé en 1992. Aucune fente, ni pour pièce, ni pour carte, les communications sont gratuites.

P1010410Quant à la boîte à lettre, elle est avantageusement placée et les malejactois jouissent d’une distribution et d’une levée quotidienne du courrier, du lundi au vendredi. Le facteur est sympa, aime son métier, mais pas au point de sacrifier son samedi.

Les débats entre toponymistes sont vifs. L’idée commune serait de traduire Majastres, à partir du provençal, par la « mauvaise terre ». Ce que réfute Charles Rostaing. Selon ce dernier, le terme serait formé de l’occitan « mager » (plus grand) et « astre » (destin). Majastres devient alors « le village au meilleur destin ». Si Luc Moullet avance masqué et avec prudence politiquement, une visite de Majastres ne trompe pas. Son terroir n’est pas celui de tous : paradis pour les uns, enfer pour les autres.

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Fin.

Arnau Thée


Géographie littéraire (3): mapping Sebald

18 septembre 2009

Litmap

Une forte de densité de points sur le Norfolk, des nuages plus ou moins compacts le long de l’espace rhénan, des flux (de conscience) vers l’Afrique de Conrad et Casement, l’Asie des derniers Qing, la Bretagne de Chateaubriand

Ce que j’ai tenté de faire de manière très artisanale et dilettante un jour, aux débuts de Google Earth, Barabara Hui l’a réussi magistralement dans le cadre d’un travail universitaire à UCLA. L’ensemble des lieux des Anneaux de Saturne sont enfin répertoriés. Nul doute que cette Litmap, comme elle la nomme, me deviendra très vite indispensable. En attendant la publication de sa thèse.

Comme souvent pour ce qui concerne les études et l’actualité sebaldiennes en anglais, c’est l’excellent blog Vertigo, entièrement consacré depuis bientôt trois ans à tout ce qui touche de près ou de loin à W. G. Sebald, qui m’a mis sur la voie.


Dans le terroir de Luc Moullet (3/4)

16 septembre 2009

L’aventure de Majastres (1/2)

1 – Le début et la fin

Majastres, 10 habitants, forme un vaste bloc intercommunal qui comptait 1000 habitants sous Napoléon, contre 100 de nos jours sous Nicolas Sarkozy.

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Au terme de la rude montée, on accueille le panneau de signalisation avec joie. Si la mention « bienvenue » n’apparait pas, elle est fortement ressentie grâce à une entrée de village particulièrement avenante, bien éloignée de l’uniformité des périphéries françaises.

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P1010409L’absence de mention des curiosités locales (comme : « Majastres : son église, son lavoir, ses parkings gardés, ses 3 épis au label des cités fleuries… ») entretient un mystère tout à fait excitant. Le visiteur est invité à une entreprise d’appropriation du lieu, à y trouver son propre cheminement. Et celui-ci peut très bien être intérieur, pour ne pas dire spirituel. Ainsi l’expression « vous êtes projet » place-t-elle d’abord dans l’expectative, sentiment vite remplacé par de stimulantes interrogations sur le sens à y donner.

P1010420La vastitude du bloc de Majastres  est particulièrement perceptible à la sortie de la localité : pas de panneau de signalisation pour en signifier le terme, le bitume s’arrête brusquement pour laisser place à une chaussée caillouteuse semblant ouvrir vers un monde à la fois finissant et infini. Une voie non carrossable qu’il est pourtant nécessaire d’emprunter pour qui veut rejoindre la gare de Majastres-Le Poil. Dans le préambule des Naufragés de la D 17, Luc Moullet  ne manque pas de faire remarquer qu’il s’agit de « la seule gare de France avec une faute d’orthographe » puisqu’avant le trait d’union, le « s » final manque.

P1010389Dans Majastres, on est hésitant, quelque peu bousculé. Serait-on en présence du cimetière de la modernité, une sorte de vanité grinçante de la civilisation des trente glorieuses ?

P1010387Marcheur, cycliste, féroce pourfendeur de l’automobile ; la pensée de Luc Moullet a-elle infusé à ce point les habitants du village, qui, à la vision de la fin apocalyptique des Naufragés de la D 17, auraient abandonné l’usage de la voiture, en les délaissant avec négligence sur le bord de la voirie ? Tout laisse à penser que c’est le cas, même s’il fut impossible de recueillir le moindre témoignage à ce sujet.

Il serait aisé de se laisser aller à un sentiment de décrépitude, mais Majastres fait bien figure de cité avant-gardiste à l’heure du péril écologique. On est ici non dans un passé révolu, mais les deux pieds joints sur le seuil d’un avenir radieux.

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Arnau Thée

(à suivre : l’Histoire en marche)


Loin du shtetl

13 septembre 2009

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Claudio Magris, Loin d’où?, p.15-16

«  L’extermination perpétrée par le nazisme marque l’acmé sanglante d’un processus de dissolution de l’Ostjudentum, dont l’assimilation ou la fuite vers l’Ouest constituent des moments presque aussi décisifs même si sur le plan humain ils ne sont pas comparables. La perfection concise et resserrée du récit immobile et intact est un souvenir d’hier, non seulement parce que les pressions récentes ont été les plus violentes de celles qui se sont exercées tout au long du chemin de l’exil, mais parce que n’existent plus la totale intégrité et la solidité du monde opposé à la fureur de l’exil, celui du petit shtetl transfiguré en microcosme organique et harmonieux en soi jusque dans sa misère objective, et donc en mesure d’assurer, bien qu’à une échelle réduite, la présence protectrice de valeurs universelles humaines, de points de référence valables pour tous les hommes d’une société, fût-elle restreinte. » (traduction Jean et Marie-Noëlle Pastureau)

La traduction du livre de Claudio Magris sur Joseph Roth et la tradition littéraire yiddish (Loin d’où?, Seuil) paraît près de trente ans après sa publication en Italie. Jeudi soir le divin Claudio, avec son air à la fois sérieux et espiègle, son français impeccable et son accent inimitable, ses phrases nerveuses comme des précipités de l’immense culture de la Mitteleuropa, en a fait la présentation, secondé par le traducteur Pierre-Emmanuel Dauzat, dans une salle en sous-sol du Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, juste au-dessous de celles où l’on peut encore visiter la belle exposition consacrée aux dernières années de Joseph Roth, mort à Paris en 1939. Purgatoire

Comme beaucoup d’autres j’étais venu sans avoir réservé, et, après avoir donné mon nom, j’ai dû attendre devant le guichet, comme dans un purgatoire un peu comique, qu’il soit prononcé. Je crois que tous nous fûmes finalement appelés.

Ce dialogue et ce livre permettent, s’il en était besoin, de mesurer la cohérence du parcours de Magris depuis sa thèse consacrée au Mythe et l’Empire dans la littérature austro-hongroise (1963) jusqu’à ses essais réunis sous le titre Utopie et Désenchantement (1999), en passant par son Anneau de Clarisse (1984) qui a nourri ses magnifiques cours donnés au Collège de France il y a quelques années, consacrés à la tension entre nihilisme et grand style dans la littérature européenne du début du vingtième siècle. Il faut lire tout Magris, qui a tout lu, et c’est un continent. On peut commencer par ses beaux récits géographiques (Danube, Microcosmes) ou historiques (Enquête sur un sabre) mais aussi, dans un genre plus austère, par ce texte sur Roth.

Dans cette étude serrée de près de quatre cents pages Magris rapproche les textes de l’écrivain autrichien né à Schwabendorf près de Brody (aujourd’hui en Ukraine), alors à la frontière de l’empire (du bon côté, aurait-il dit), de ceux qui constituent l’immense fond de la littérature yiddish (Aleichem, Singer, Bergelson…). Son analyse met déjà en évidence ce qui l’a toujours fasciné, lui Triestin dont le coeur et le cerveau n’ont cessé de balancer entre plusieurs cultures et plusieurs territoires, à savoir l’importance littéraire des lieux. A deux échelles opposées, le shtetl (le village juif d’Europe de l’est) et l’empire fonctionnent littérairement comme des allégories de la totalité, comme le microcosme et le macrocosme rassurants qui rassemblent la diversité des hommes autour de valeurs transcendantes. Le shtetl comme l’empire remplissait sa fonction de Heimat, cette unité accueillante et cohérente (intraduisible en français, il faudrait inventer le mot « matrie ») que Magris oppose au Vaterland chargé de valeurs plus viriles et belliqueuses.

Chez Roth comme chez Musil, mais d’une manière plus distante que chez Zweig, l’exil hors du shtetl et l’effondrement de l’empire austro-hongrois sont deux événements annonciateurs, qui se correspondent pleinement. Ils signalent la fin du « monde d’hier », l’entrée dans une modernité dissolvante, désenchantée, occidentale.

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L’oeuvre entière s’organise à partir de ces deux disparations. C’est avec ces deux motifs en arrière-plan que Roth met en scène des Juifs vaincus, errants, et qu’il a fait de certains de ses récits de véritables allégories de la destruction (Hotel Savoy, La fuite sans fin, Notre assassin) laissant parfois affleurer des tendances nihilistes. La disparition du shtetl et de l’empire a pu aussi devenir le prétexte (au sens fort et noble du terme) à des recherches plus mystiques (Légende du saint buveur), ou à des romans de formation dans lesquelles perce une forme de nostalgie de l’empire (La Marche de Radetzky).

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Ce sont les textes de la deuxième période, qui ont pu faire passer Joseph Roth pour réactionnaire.

roth-josL’homme était compliqué (c’était un mythomane achevé) et son œuvre est de toute manière ambigüe. Magris a rappelé lors de cette rencontre qu’il n’était pas, comme Musil, de ceux qui écrivaient « tout autant avec leur main qu’avec leur tête ». Roth écrivait d’abord avec sa main, au risque de l’incohérence idéologique. Le jeu de duettiste de jeudi a d’ailleurs parfaitement rendu compte de ces tiraillements. Les questions de Dauzat ont souvent tenté de tirer Roth du côté nihiliste et désenchanté de son oeuvre, mais Magris a toujours réussi à sauver ce qui relevait de l’utopie.

Pendant cette heure et demi passée à écouter Magris, et ces jours-ci tandis que je lisais Loin d’où?, j’ai pour ma part rêvé d’un texte de Magris sur un autre moderne déçu par la modernité, Sebald. Puisque l’inverse est impossible.


Dans le terroir de Luc Moullet (2/4)

11 septembre 2009

L’aventure de la D 17 (2/2)

2 – Le doute et l’espoir

P1010423Parcourir la D 17, c’est aussi la découverte de ces étranges formations géologiques que sont les roubines, à propos desquelles Luc Moullet confie : « Je suis en effet assez sensible à la beauté, à cette beauté en tous cas, celle des roubines, assez profondes, assez austères. Cette beauté dure, âpre, n’est évidemment pas la beauté de tout le monde. » Signalons que la roubine représentée n’est pas des plus spectaculaires, il s’agirait d’ailleurs ici plutôt d’une pré-roubine, puisque les roubines se signalent par une totale nudité en matière de végétation. On sera davantage subjugué par celles que l’on voit dans Une Aventures de Billy le Kid (1971).

P1010425En progressant sur la D 17, la qualité du revêtement se dégrade considérablement et le parcours devient souvent impressionnant, de profondes gorges recueillent bien souvent les véhicules trop pressés, ici entre les lieux-dits de Palus et de Gros-Jas.

P1010421Autre dégradation, celle de la rationalité et de la cohérence inaugurales. Il paraît hautement improbable qu’il puisse se trouver un kilomètre 27 de la D 17 qui n’en compte que 17. Et c’est avec un peu d’effroi, les mains moites sur le volant, que l’on traverse ensuite la minuscule localité de Saule-Mort.

P1010419Toujours dans le même ordre d’idée que précédemment, le kilomètre 24 de la D 17 qui n’en compte que 17 a bizarrement tendance à se répéter à plusieurs reprises. Et on ne peut considérer que ce panneau de signalisation très fourni inspire une grande confiance. Sur ce dernier, la découverte de la mention « voie en lacune » fut aussi intrigante que désarmante. Mais Majastres approche, d’une manière un peu bestiale, on guette les traces de sa présence.

Arnau Thée

(à suivre : L’aventure de Majastres)

Les citations sont issues du livre-entretien de Luc Moullet avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni, Notre alpin quotidien, Capricci, 2009.


Dans le terroir de Luc Moullet (1/4)

9 septembre 2009

Aujourd’hui je laisse le volant à Arnau Thée. Début d’une série pleine de lacets, de cailloux, d’épaves et autres panneaux sur les traces d’un cinéaste exceptionnel à plus d’un titre.

L’aventure de la D 17 (1/2)

1 – Tout va bien

La départementale 17, dans les Alpes de Haute Provence (04) surplombe la vallée de l’Asse et débute entre Mézel et Estoublon. En venant de cette dernière localité, il faut prendre sur sa droite après 6 km. Si vous avez raté l’embranchement et poussé jusqu’à Mézel : faites demi-tour et prenez  la première sur votre gauche.

moulletOn entre alors dans les terres de Luc Moullet, qui, tout en étant un homme de cinéma français ayant fait de cette rude contrée son terroir, se définit comme un cinéaste anglais d’origine arabe dont la véritable profession serait le trekking. Ce n’est pas la moindre de ses fantaisies, mais pas la seule.

Comme la route 66 aux Etats-Unis, la D 17 est devenue mythique. Cette renommée mondiale est due à son film Les Naufragés de la D 17 (2001), pour lequel, « la gageure était de faire tenir l’action dans un périmètre de 900 kilomètres carrés. »

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Et quelle action ! À son propos, il est bien difficile d’être exhaustif : un trio amoureux entre un astrophysicien, son équipière et un berger ; une équipe de cinéma en tournage qui doit faire face à de sévères conflits sociaux ; un champion de rallye dont la voiture est désespérément embourbée ; des militaires paranoïaques à la recherche de Saddam Hussein…

Équipé d’une voiture en bon état de marque ford (à noter que le cinéaste, John, avait Monument Valley pour terroir) et de type fiesta, bien que la batterie puisse s’avérer capricieuse, nous nous sommes lancés à l’assaut de cette D 17 qui mène à Majastres, avant de s’éteindre pour se muer en un vulgaire chemin caillouteux.

majastresCette route départementale est parfaitement cohérente et rationnelle, son chiffre correspond exactement au nombre de kilomètres nécessaires pour atteindre son but.

P1010431Alors que l’on distingue nettement dans le film de Luc Moullet une chaussée laissant à désirer, l’asphalte est ici d’excellente qualité, un véritable tapis de billard quasiment immaculé. Ceci est certainement lié aux nombreuses retombées économiques des Naufragés de la D 17.


P1010424Des indications précises et une voierie en bon état ; voilà qui est heureux car le parcours est très sinueux et accidenté, certains passages se révèlent particulièrement éprouvants pour le conducteur qui doit revêtir les habits de pilote chevronné, à l’image du personnage campé par Patrick Bouchitey dans ledit film.

Arnau Thée

(prochain épisode : Le doute et l’espoir 2/2 )

Les citations sont issues du livre-entretien de Luc Moullet avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni, Notre alpin quotidien, Capricci/Centre Pompidou, 2009.


Qu’as-tu donc dans ton panier (3) (pour la rentrée littéraire)?

5 septembre 2009

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Au moment de la rentrée littéraire on lit dans les journaux que cette année tant de centaines de romans sont sortis pour l’occasion, que tant d’entre eux sont de la plume de nouveaux écrivains, et qu’il y a aussi un bon nombre de romans étrangers, et puis les essais (mais il faut souvent attendre octobre). Pourtant, les simples et heureux mortels comme moi, qui ne reçoivent pas les livres par la poste et n’ont donc pas la lourde tâche de les lire pendant les vacances, n’entendront parler que d’une trentaine d’entre eux, toujours les mêmes, et devront par conséquent faire leur choix en sachant que cette pléthore était bien inutile car l’écrasante majorité a été sacrifiée (a-t-elle été lue??) au profit de la substantifique moelle. Encore que… la littérature est une industrie culturelle qui impose parfois ses canons pas tout à fait artistiques.

On ne peut par exemple qu’être surpris (ou l’inverse) cette année, du nombre d’articles consacrés, y compris dans les feuilles sérieuses, au Roman français de Frédéric Beigbeder, qui tous confirment plus ou moins poliment ce qu’on devine facilement, à savoir que le choix d’un sujet et d’un ton plus graves ne pouvait par magie faire passer l’auteur du statut d’écrivain distrayant (?) à celui de grand auteur. N’a-t-il pas pris la place de quelques autres, qui méritent tout autant que lui les deux étoiles, les « c’est pas désagréable mais… », les « il y a de bons moments… »? De biens meilleurs romans, qui sombreront dans l’oubli, auraient sans doute eu leur place au soleil. Pourquoi lui?

Peut-être parce qu’il est toujours difficile de parler de ce qui n’est ni totalement indigne ni totalement exaltant, c’est à dire de la majorité des livres de la rentrée, et que le journaliste littéraire, qui ne peut se limiter aux enthousiasmes, doit tout de même s’y coller. Il n’a pas l’assurance du grand écrivain capable, tel Nabokov raillant le poshlust, de balayer d’un revers aristocratique tout ce qui ne relève pas du chef-d’œuvre. Il n’a pas non plus l’insouciance du lecteur lambda qui, parce qu’il n’a de compte à rendre à personne et mieux à lire, peut prononcer des jugements tout aussi expéditifs, et laisser tomber un ouvrage sans scrupule au bout de quelques pages.

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Quitte à évoquer la production honnête mais sans plus, vaguement avant-gardiste, qui fleurit à la fin de l’été, le critique choisit par conséquent des représentants qui ont l’avantage d’être déjà célèbres, d’être rigolos ou, mieux, de promettre de beaux moments polémiques. L’année prochaine sans doute, faudra-t-il compter avec Christine Angot, celle d’après avec Amélie Nothomb (elle est déjà là cette année? Les noms me manquent… Marie Darrieusecq?). Michel Houellebecq fera peut-être scandale en 2011. Ces noms fonctionnent un peu comme des produits d’appel et des étalons, et il est vrai qu’avec eux on entre vite dans le domaine du concours agricole ou de la démonstration équestre dont Julien Gracq se moquait dans sa Littérature à l’estomac.

A mes yeux cela n’ôte pourtant pas son charme au marronnier de la rentrée car après tout il est normal, logique même, que l’édition ne soit pas réservée aux chefs d’œuvre patentés. S’il arrive qu’on ait affaire à des choses qu’on juge peu inspirées, la confrontation avec le tout-venant permet aussi de mieux savourer les textes d’exception: c’est un lieu commun auquel j’adhère (avec modération). Si au contraire on tombe sur un roman miraculeux, le plaisir de la lecture est rehaussé par celui de la découverte pionnière.

piscine_videLa rentrée littéraire est donc un moment à part de mon année de lecteur. Je délaisse quelques semaines l’océan de la grande bibliothèque universelle, qu’une vie entière ne suffit pourtant pas à explorer, pour barboter dans la petite piscine de la production la plus contemporaine avec ses bonnes et ses mauvaises surprises. Métaphores mal choisies en l’occurrence: la mer est en matière littéraire plus confortable, mieux balisée et plus sûre que la pataugeoire. Et puis certaines espèces d’écrivains nagent aussi bien dans l’une que dans l’autre. Passons…

J’ai quelques moyens éprouvés pour me débrouiller par moi-même dans cette jungle (va pour la jungle), au premier rang desquels l’élimination systématique d’un certain nombre d’éditeurs (procédé très arbitraire, mais après tout, s’il advenait par hasard qu’un roman des écuries Grasset, Stock, Julliard et quelques autres fût hors du commun, je l’apprendrais assez vite au cours des mois ou des années suivantes). Le test de la première page est parfois efficace. Certains noms d’auteurs, cela va sans dire, fonctionnent aussi comme de petites lumières rouges ou vertes. Les fameux « conseils  des libraires » ne font en revanche pas partie de ma panoplie. Je leur parle assez peu, sinon pour leur demander si l’ouvrage que je cherche est dans leurs rayons.

Tonnerre

On le voit, ce maigre arsenal de techniques très artisanales ne suffit pas, et c’est pour cela que j’ai malgré tout tendance à faire confiance aux critiques. J’y reviens toujours même si je sais que je ne manquerai pas, à l’occasion, d’être déçu. J’ai d’ailleurs encore d’anciens numéros qui ont pris rapidement un sacré coup de vieux, quand on voit que certains journalistes se sont trop vite excités sur tel ou tel phénomène étiqueté roman de l’année, dont on retrouve en masse chez Gibert les exemplaires achetés les yeux fermés, offerts gentiment, reçus gentiment, commencés puis revendus, quand on ne les a pas tout simplement oubliés. Vous voulez savoir quel écrivain a, selon un hebdomadaire qui n’a pas été toujours de mauvais conseil, révolutionné la langue française en 2005 ? Y. B., grâce à Allah superstar. Ce sont les risques du métier de critique et oui, il est facile de s’en moquer après coup, mais c’est une vengeance douce née du sentiment de s’être fait avoir par le compte-rendu trop bienveillant d’une lecture trop rapide.

2008 fut une année « sans » ou presque: j’étais allé d’un bon pas me procurer Zone de Matthias Enard, et la Reconstruction d’Eugène Green, pour m’apercevoir à chaque fois (mais pour des raisons symétriquement opposées) qu’il y avait assez loin du projet au résultat.

Je préfère me rappeler les bons souvenirs: le Contre-jour de Pynchon, par exemple qui, sans atteindre la perfection de Mason & Dixon, a sauvé mon automne dernier.

D’autres encore, que j’aurais sans doute laissé passer sans l’exposition de la rentrée et les conseils avisés de certains critiques :

Hédi Kaddour, Waltenberg (2005), merveille de roman total sur le vingtième siècle, mêlant avec finesse espionnage, géopolitique, réflexion littéraire (hommage à la Zauberberg de Mann), dans un style parfaitement élégant et drôle. Seul défaut, il a tendance à donner (injustement peut-être) aux autres tentatives du même genre une allure besogneuse.

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Pierre Bergounioux: Carnets 1990-2000 (2007): celui-ci ne doit rien aux suppléments littéraires puisque j’avais déjà lu son journal des années 80, celles de l’entrée en écriture. C’est à mon sens le grand oeuvre de Pierre Bergounioux, bien plus que ses romans ou ses essais. La langue impeccable, qui prend une forme d’exotisme à force de perfection. Une attention aux choses qui l’entourent que je n’ai guère retrouvé que dans un autre journal, celui du cinéaste Alain Cavalier (Le Filmeur). Et puis, tout au long de ces plus de mille cinq cents pages, la scansion implacable des travaux et des jours, qui disent le temps d’une manière inégalée.

Hélène Frappat: Sous réserve (2004), qui sous la forme du journal là aussi, parvient, sans quitter les rivages de l’essai philosophique et sans se départir de son style analytique, à faire entendre les accents d’une douce poésie endeuillée.

Alasdair Gray, Lanark (2000): texte foisonnant d’un artiste écossais, entre science-fiction et roman de formation. La première lecture fut exaltante, une seconde, je l’avoue, plus décevante. Particularité: on peut commencer le livre par la fin.

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Et puis Ricardo Piglia (2000), Dubravka Ugresic (2004), Thomas Clerc (2007), j’en oublie…

A partir de la fin du mois d’août, comme chaque année, j’ai donc lu attentivement les cahiers spéciaux, j’ai parcouru des portions étroites de la blogosphère, et j’ai noté quelques noms sur mon calepin.

Qu’ai-je donc dans mon panier en ce premier samedi de septembre où, fidèle à la tradition, toute la petite famille s’en est allée faire son « book day », comme dit Bergounioux?

Voici:

MauvignierBeyogluCendreyChauvier

Et puis Par effraction, d’Hélène Frappat, chez Allia

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A paraitre jeudi 10 septembre, un essai sur Joseph Roth

Loin d'où


Dictionnaire des lieux sebaldiens (8): l’Hôtel des Roches Noires

3 septembre 2009

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Les Emigrants, p.139-140

« Impossible également de pénétrer dans le Grand Hôtel des Roches Noires, monstrueux palais de briques où, au tournant du siècle, multimillionnaires américains, grands aristocrates anglais, empereurs français de la Bourse et gros industriels allemands avaient l’insigne honneur d’échanger des civilités. Les Roches Noires ont cessé toute activité, autant que j’aie pu le savoir, aux alentours des années cinquante et soixante, et ont été transformées en appartements dont, à vrai dire, seuls ceux qui donnaient sur la mer sont partis sans trop de difficultés. Aujourd’hui, ce qui a été autrefois l’hôtel le plus luxueux de la côte normande n’est rien qu’une monumentale monstruosité déjà à moitié enfouie dans le sable. La plupart des appartements sont depuis longtemps désertés et leurs propriétaires ne sont plus de ce monde. Seules quelques vieilles dames indestructibles reviennent été après été hanter la gigantesque bâtisse. » (traduction Patrick Charbonneau, édition Babel)

L’hôtel des Roches Noires est bien entouré dans cette partie des Emigrants consacrée au grand-oncle Ambros Adelwarth, valet du richissime Cosmo Solomon, sur lequel il veille « comme sur un enfant endormi » (p.109). Suivant les pérégrinations de ces deux déracinés qui n’ont que des hôtels pour chez-eux, le lecteur parcourt dans les quelques dizaines de pages du récit bon nombre des plus grand palaces du 20ème siècle débutant.

L’Europe d’abord: le Normandy, tout proche (p.141), visité par le narrateur en ce même mois de septembre 1991, avec ses hordes de touristes japonais; le Grand Hôtel Eden de Montreux (p.93) (on pense à Nabokov, même si ce dernier a vécu au Montreux-Palace). Les casinos français sont fréquentés avec assiduité : la salle Schmidt de Monte Carlo (p.108) le casino de Deauville (p.110). Le Savoy Hotel de Londres (p.94), apparait comme un choix codé de la part de Sebald car c’est celui-là même par la fenêtre duquel Monet, sur les traces de Turner (évoqué dans Austerlitz, p.133), s’imprégnait des vues de l’alignement des ponts de Londres. C’est aussi celui dont le nom a peut-être inspiré Joseph Roth, puisque ce dernier en a fait le titre d’un de ses récits, situé en revanche aux confins de l’Europe orientale et de la Russie.

Cosmo dépense aussi sans compter dans les hôtels de luxe américains du début du siècle: le Breakers et le Poinciana de Palm Beach, l’American Adelphi de Saratoga Springs (p.108).

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L’Orient est leur dernière destination de voyageurs, dans un itinéraire de Venise à Jérusalem: les salles de jeu égyptiennes (p.114) étaient déjà connues: le casino d’Heliopolis et le San Stefano de Ramleh. Le grand voyage les mène au Pera Palas de Constantinople (p.153), puis au Franks Hotel de Jaffa (p.161) et enfin à l’hôtel Kaminitz, dans la Jaffa Road de Jérusalem (p.162), dont la vue donne sur l’ancienne Porte des Juifs.

Vue du Kaminitz

Le Banff Spring Hotel (Canada, p.116) où Cosmo vient soigner sa neurasthénie, est de loin le plus imposant, qui rappelle l’étrange bâtisse du Shining de Kubrik. C’est la dernière étape avant que le jeune milliardaire ne soit transporté à Ithaca et ne sombre « définitivement ».

Banff


C’est pourtant à un tout autre hôtel qu’on songe en regardant la photographie des Roches Noires. A Sheveningen, où le narrateur des Anneaux de Saturne se rend (p.106), le Kurhaus semble en effet s’enfoncer lui aussi dans le sable en emportant avec lui ces années de « belle-époque » tout à la fois aristocratiques et bourgeoises, dissolues (c’est leur « côté Cosmo ») et rigides (leur « côté Ambros ») qui fascinent tant Sebald.

Kurhaus

Roches noires

Si les Roches Noires émergent de manière si particulière parmi de si prestigieux voisins, c’est d’abord que l’hôtel n’en est plus un, et que, comme l’ensemble de la station de Deauville-Trouville dans le récit, il semble abandonné. C’est aussi parce qu’un rêve le fait revivre, qui peuple à nouveau les couloirs et les salles de réception d’invités hauts en couleur, redonnant à toute la ville son activité des beaux jours. Le narrateur revit ainsi le formidable été de l’année 1913 au cours duquel Cosmo et Ambros vivent leurs plus belles heures, faisant « sauter » le tout nouveau casino (p.111), insouciants comme toute l’Europe des dangers qui guettent le monde dit civilisé. A l’instar de beaucoup d’autres bâtiments sebaldiens, l’hôtel des Roches Noires a donc un caractère double, prosaïque et onirique, utopique et annonciateur de catastrophe.

Les Emigrants, p.144

« Arrivé à Deauville, je prenais un cabriolet pour gagner l’hôtel des Roches Noires. Dans les rues régnait une animation débordante. Véhicules et attelages de toutes sortes automobiles, voitures à bras, bicyclettes, coursiers, livreurs, flâneurs s’entrecroisaient, apparemment désorientés, dans le plus grand désordre. On eût dit que le pandémonium était lâché sur terre. L’hôtel affichait désespérément complet. »

L’hôtel est un lieu à part, un « sanatorium des malade du temps » comme chez Mann, Buzatti, Gracq et Kobo Abé (1). C’est un espace clos sur lui-même, où rayonnent pourtant les derniers feux d’un cosmopolitisme européen au caractère ambigu. Il n’est protégé qu’en apparence du passage du temps et des catastrophes. A ceci près que Sebald est loin, comme ses illustres prédécesseurs, de hisser ses bâtiments et ses personnages « sur l’Aventin » (le mot est d’Eric Faye) pour leur donner une vision surplombante sur l’époque. Il leur aménage plutôt des paquebots à la coque percée, en plein naufrage, qui seront bientôt engloutis par les sables. Des accents nostalgiques et accusateurs (qu’on entend aussi chez Musil et chez Roth à propos de l’empire austro-hongrois (2)) évoquent la déliquescence de cette élite sans frontière d’avant 1914 qui n’a pas su, bien au contraire, empêcher par la suite les malheurs du temps.

La position d’observateur amusé et fasciné n’est pas non plus sans rappeler celle d’un autre narrateur, celui des Jeunes filles en fleurs qui scrute le ballet des pensionnaire du Grand Hôtel de Balbec, même si c’est avant, dans Jean Santeuil que Proust donne à son héros et à sa mère la chambre 110 des Roches Noires (3).

La photographie que Sebald utilise, peut-être réalisée, comme le veut la narration, au cours des jours qui suivent la fin du festival du film américain, a manifestement été prise à marée basse, renforçant l’impression de cathédrale dans le désert destinée à s’enfoncer inexorablement dans l’oubli.

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A l’autre extrémité de l’été, cette année, la plage était plus fréquentée et la mer haute m’a rendu de tels effets impossibles. Qu’on se rassure, le « monstrueux palais de briques » est encore là. Fragile et presque discret, il suit tranquillement la douce pente du déclassement.

Notes:

(1) Eric Faye, Le sanatorium des malades du temps, José Corti, 1996

(2) Sur les liens entre Joseph Roth et Sebald on pourra lire l’article paru dans le numéro spécial de la revue Recherches germaniques consacré à Sebald en 2005 (Hors série N°2). Il s’intitule « W.G. Sebald lecteur de Joseph Roth » et a été rédigé par Stéphane Pesnel.

(3) J’ai déjà évoqué cet article de Richard Bales, « L’édifice immense du souvenir », paru dans ce même numéro. Bales note que les demeures proustiennes et sebaldiennes sont censées représenter la stabilité. On voit qu’ici si l’hôtel peut être comparé à une maison, il offre un refuge très temporaire.