Christophe Barbier, directeur de la rédaction de l’Express, au sujet des nombreux suicides parmi les employés de France Télécom, dans une chronique sur LCI:
« C’est de la faute de l’Etat. L’Etat, socialement, a trop protégé ses troupes, ses fonctionnaires: pas de mutation ou d’avancement au mérite, le tranquille avancement de l’ancienneté, la sécurité de l’emploi, la culture de la fonction publique à la française (…) et il amène dans le privé des gens qui ne sont absolument pas préparés à la vie un peu plus rude, un peu plus violente. L’Etat, c’est un éleveur d’agneaux qui les lâcherait dans la forêt, sans leur avoir dit qu’il y a des loups. » (cité par Daniel Schneidermann dans Libération du 21 septembre 2009)
W. G. Sebald, Austerlitz, p.211
«Ces gens ont une façon d’écrire, il y a de quoi tourner de l’oeil. »
Il arrive qu’après un catastrophe on demande aux enfants de dessiner l’incendie, le massacre, l’accident qui les hante et qui, mis en image, pourra commencer d’être compris au sens fort du terme. Ainsi commence un travail de deuil.
Christophe Barbier n’a peut-être pas été traumatisé par les suicides à répétition à France Télécom, mais il a gardé un esprit (je ne dirais pas une âme) d’enfant.
Le monde qu’il dessine en ces mots vite écrits vite prononcés sur un des multiples « supports » où il intervient régulièrement est un espace simple, enfantin, à la géographie binaire. Une forêt, avec des loups. Un enclos, et des agneaux dedans. Du monde réel à celui de la fable ici dépossédée de la moindre charge subversive, c’est ainsi que la langue de Barbier opère un premier déplacement. On pourrait dire une première délocalisation, qui est aussi une forme de déréalisation.
Rien n’assure que tous ceux que ces morts ont touchés de près ou de loin seront apaisés par ce portrait des victimes en agneaux, mais ils sauront au moins à qui s’adresser pour demander des comptes. Car dans l’histoire le coupable n’est pas le loup mais l’éleveur d’agneau, qui n’a pas su adapter ses protégés à la sauvagerie, l’état de nature authentique qui règne dans le parc humain. Les coupables ne sont pas ceux qui précarisent le quotidien à coup de décisions managériales kafkaïennes. Ce sont au contraire ceux qui ont la faiblesse de penser qu’en lui donnant des cadres spatiaux et temporels un tant soit peu clairs et rassurants, l’être humain pourra mieux se projeter dans ce qui est en train de devenir un luxe, c’est à dire un avenir. Deuxième délocalisation: le lieu du crime n’est pas la forêt mais l’enclos.
Christophe Barbier n’a certes ni la plume ni le goût des tranchées du jeune Jünger, mais il y a dans sa « vision du monde » un air de famille, des accents qui rappellent celle de la révolution conservatrice du début du XXème siècle : un appel à la prise risque, un éloge du conflit, une promotion de l’incertitude, seuls capables de réveiller ce qu’il y a de véritablement grand en l’homme. Une condamnation du confort supposé qui gangrène une partie de la population et la rend dangereusement apathique. Dans son imaginaire infantile, Mr Barbier se voit peut-être en chef de meute et jette un regard tout à la fois désapprobateur et miséricordieux sur cette humanité inadaptée, quasiment handicapée, qui peuple encore notre pays, mais qu’une politique d’éducation bien pensée ainsi qu’un certain nombre de « réformes structurelles » pourrait enfin transformer en redoutable armée pour la guerre économique. En grand seigneur affligé de tant de gâchis, il épargne ceux qui ont flanché et réserve son courroux à l’Etat-providence qui les a si mal entraînés.
L’inquiétant dans l’histoire réside sans doute moins dans la position personnelle de Mr Barbier (insignifiante en soi) que dans la vulgate qu’elle représente. On la retrouve à peu de chose près chez ses « concurrents ». Elle avance à coup d’éditoriaux médiocres, de débats télévisés trop rapides, d’interventions d’experts improbables. Daniel Schneidermann cite dans le même article la prose vide de Jacques Attali, qualifiant d’«enjeu culturel» majeur la nécessaire transformation des Français en « nomades sédentaires ». L’inquiétant, c’est que Mr Barbier, tout comme Mr Attali, n’est pas ce qu’on pourrait appeler un extrémiste. Le journal qu’il dirige est souvent qualifié de modéré. L’inquiétant, c’est bien cette fausse modération capable d’asséner l’air docte et pénétré, sur le ton de l’analyse froide et détachée, sous le masque du bon sens, des propositions en apparence bienveillantes, en réalité de véritables défis à la décence commune et à l’intelligence. C’est la troisième délocalisation opérée par ce texte, qui déplace l’extrême au centre.
Surtout, c’est la novlangue qui sort de sa bouche de gendre idéal qui glace le sang. Cette manière de parler du monde de façon éthérée, délocalisée, cette fable à usage des puissants et à destination des autres, qui empêche toute vision claire des mécanismes qui font tourner la planète. Je lisais justement ce jour-là le petit texte qu’Eric Chauvier vient de publier, et les dernières lignes ont jeté une lumière crue sur la langue de Christophe Barbier. Il y parle de ce « langage hollywoodien » qui, à coup de gros concepts abstraits et insaisissables, nous confisque la compréhension de la réalité:
Eric Chauvier, La crise commence où commence le langage, éditions Allia, p.40
« Toutes ces phrases d’experts autoproclamés, que vous entendez dans les médias, ont pour point commun de ne spécifier aucun contexte. Je peux aussi bien remplacer le mot « crise » par le mot « dieu » ou par le mot « diable », une question demeure: avez-vous une quelconque prise sur la situation que désigne ce mot? Si je reprends la dernière phrase, soit « La crise du système est devenue une crise de confiance », pouvez-vous vous projeter distinctement dans ce « système », et comprendre les liens réels qui le relient à votre existence? Quant à cette « crise de confiance », elle n’est pas plus claire. Qu’est-ce que cet environnement glauque, sans localisation précise, où votre confiance serait en berne? (…) Ces mots ne font référence à aucun contexte. Ce sont des coquilles vides, qui planent très haut dans l’éther. »
« La langue ne ment pas », disait aussi Victor Klemperer.