Les Onze, p.78
« (…) tapi dans ce grand froid et son coeur ayant froid Robespierre sortit le couteau pour raser de droite et de gauche, les modérantins et les exagérés, le beau couteau nommé Saint-Just; parce que le vent de ventôse sonne plus théâtralement que la neige qui gît doucement dans nivôse; parce qu’il n’y a pas de neige dans le tableau, mais comme un effet de grand vent, quoiqu’il n’y ait pas de vent non plus; parce que surtout vous le savez, dans un amalgame hardi, romanesque, certains ont dès l’Empire appelé ce tableau définitif Le Décret de ventôse. Non, c’était avant. Il fut commandé dans les deux mois précédant ventôse, en nivôse an II, le 15 ou le 16 nivôse, soit autour du 5 janvier 1794, vers la ci-devant Épiphanie, jour des Rois. »
Une chambre en Hollande, p.32-33:
« Descartes est tourangeau. Il a grandi sous d’aimables ombrages, auprès de murmurantes eaux, goûté la poésie. Pour lui, et non pour Kant à qui il suffisait de demeurer, la question s’est posée de savoir quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et d’abord en lui-même. Il ne s’en explique pas expressément. Comment le pourrait-il? Le sentiment de la nature n’a pas encore été thématisé. Il s’en faut d’un siècle et demi. »
A quelques semaines de distances deux récits français, chez Verdier. Ce n’est pas vraiment l’éditeur qui a imposé le rapprochement. Ni l’amitié qui unit les deux auteurs, ni leur origine (le Limousin: ce « far center » français), ni même leur exigence littéraire, leurs (bons) goûts communs (Flaubert, Faulkner, Simon) qui donnent un ton et une tenue à leurs écrits.
Surtout, ce sont deux récits nourris de la lecture de grands historiens, qui prennent pour sujet deux révolutions occidentales. Mais deux visions assez différentes, problématiques en tout cas, du cours de l’histoire.
Un (fort) vent braudélien souffle sur le récit que fait Bergounioux de la découverte du cogito par Descartes.
La longue durée se fait très longue:
« A l’approche de l’ère chrétienne, la Gaule chevelue dort toujours les yeux ouverts, dans la pénombre crépusculaire de ses bois. », p.8
Le déterminisme devient déterminant:
« Il n’est pas de repos, de calme persévérance en soi-même, de quant-à-soi dans les positions médianes. La situation du pays, entre le Nord et le Midi, les Alpes et l’Atlantique, l’a exposé, dès le commencement des temps historiques, en Europe, aux vues intéressées de tous ses voisinages. Il n’aura fait, depuis lors, que chercher à sauvegarder quelque chose de lui-même. C’est pour n’y avoir pas réussi qu’il s’est réfugié dans l’universalisme abstrait, cette fiction qu’il s’ingénie à donner au genre humain et à lui-même comme la réalité. », p.7-8
On croit entendre la voix du maître:
La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II:
« Mais il est de plus grands spectacles, aux marges et au coeur de la Méditerranée. Une charnière essentielle du monde méditerranéen reste l’ancienne limite européenne de Rome, le Rhin et le Danube où la poussée catholique trouvera, au XVIème siècle, sa ligne forte: nouveau limes que les Jésuites réoccuperont avec leurs collègues et les coupoles de leurs églises à accolades. La rupture entre Rome et la Réforme s’est faite précisément au long de cette cicatrice ancienne. C’est ce qui confère, plus encore que les querelles d’États, son caractère « solennel » à la frontière du Rhin. La France du XVIème siècle, comprise entre cette ligne avancée de Rome et la ligne des Pyrénées que touche à l’extrême la poussée protestante, la France déchirée entre les deux partis aura, une fois de plus, subi le destin de sa position géographique. » (tome II, p.500 de l’édition de poche).
L’histoire de Bergounioux est un cours lent mais puissant, orienté, nécessaire, dans une longue tradition, à la fois marxiste et libérale (braudélienne en somme) qui fait marcher les hommes par-delà les catastrophes, sur les voies d’un certain progrès: l’empire romain et sa chute, la formation de l’État moderne, la civilisation des moeurs, Norbert Elias, Auguste Comte. Un régime d’historicité moderne, où le temps, pour reprendre les idées de Hartog et Koselleck (1), est en lui-même producteur de nouveauté et de progrès. On en avait déjà un aperçu saisissant dans Jusqu’à Faulkner ou dans son Bréviaire de littérature. On pourra selon l’humeur trouver ces grandes enjambées à travers les siècles d’une audace folle ou d’un ennui scolaire.
Chez Michon l’histoire prend une majuscule et une texture plus composite. Le récit lui-même est plus long, la construction plus habile et complexe que le travail chronologique de Bergounioux. Un peintre de petite extraction (François-Elie Corentin), un tableau mystérieux, des commanditaires aux mobiles flous et inquiétants, les Onze du Comité de salut public dirigé par Robespierre.
La flèche du temps suit un parcours plus heurté, moins lisible. Au siècle des Lumières, au moment même où le mot « révolution » perd son sens d’éternel recommencement pour ouvrir sur le jamais-vu, l' »Histoire » de Michon devient curieusement répétitive. Le « comble de l’Histoire » (p.93), c’est la Terreur, celle de 1794 bien sûr, mais avant, mais après, mais toujours: une violence anthropologique, qui vient l’homme et de ses peurs fondamentales. Sous certains aspects une histoire cyclique et sombre, aux antipodes de celle de Bergounioux, un ancien régime d’historicité dans lequel le temps n’est plus facteur de progrès mais simple contenant, cadre dans lequel se déroulent des événements (souvent des catastrophes) qui tendent à se rejouer indéfiniment. Shakespeare (on croise Macbeth), Nietzsche.
Mais aussi et surtout Michelet: c’est l’autre face de l’Histoire selon Michon, dans une tradition plus moderne, qui va vers un accomplissement, une prise de conscience de soi. Tradition de la Geschichte, l’Histoire en soi, quasi mystique, hégélienne, qui ne distingue plus l’ensemble des faits passés de leur mise en récit, parce qu’elle se fait en se disant et inversement.
De très grandes orgues ponctuent Les Onze :
« C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires.
Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire. »
Point commun: Michon et Bergounioux sont à l’école de deux historiographies d’avant le tournant des années 70, d’avant la déconstruction, « l’histoire en miette », les « nouveaux objets », « les nouvelles approches ». Les historiens qui parlent dans leur écrits sont plus confiants dans leur savoir, leur langue peut-être plus exigeante (et l’on peut sans exagérer qualifier Michelet et Braudel d’historiens-écrivains, comme l’ont bien repéré Ricoeur et Hartog), mais moins soucieuse de remettre en question les grandes catégories historiques (l’Etat, la Terreur, la Raison, le Mal…) et les grandes catégories d’analyse de la profession. A cet égard la fiction de Michon est plus ambigüe, et son rapport à la réalité historique plus inquiet.
J’avoue pourtant une certaine déception. Ce qui me gêne le plus n’est pas d’ordre épistémologique, au contraire, mais nait du sentiment que les deux écrivains sont comme restés élèves, l’un parce qu’il est exagérément fidèle, l’autre par sa volonté permanente de se détacher du récit historien pour « faire » littéraire. Les compositions sont brillantes comme deux élèves peuvent être brillants. La phrase a été travaillée, retravaillée, comme chez les plus grands, sauf qu’ici on le sent à chaque ligne, virgule, alinéa. L’un et l’autre se sont souvent comparés à des artisans, et l’on voit là des traces du burin, ailleurs la marque d’un polissage trop appuyé. Deux récits courts, et pourtant lents, qui cherchent à durer sans y parvenir. Des tentatives pour donner sens au moindre détail, mais comme étouffées dans l’œuf, se limitant toujours à l’allusion érudite mais finalement stérile, au traitement du sujet en somme. Michon s’en tire mieux, là aussi, même s’il laisse un goût d’inachevé.
Ainsi la construction de la forteresse de La Rochelle :
« – depuis que le cardinal-duc avait fait lever, plus ou moins à coups de trique, plus ou moins à coup d’écus, des bataillons de Limousins pour construire au large de la Rochelle et autant dire alors en pleine mer de grands apparaux de guerre, des digues, des babels bien cimentées de ciment limousin, sang et boue, où lui, le cardinal-duc de Richelieu, debout sur les digues par-dessus les Limousins dans son habit de fer et de pourpre, pensait que tous les huguenots du monde viendraient se fracasser et mourir toujours, sortir de l’Histoire- » Les Onze, p. 35
L’évocation est puissante mais isolée. Ce n’est qu’une scène, un décor où prend place le peintre Corentin, là où la forteresse sebaldienne, au début d’Austerlitz, par la description de son expansion formidable et absurde, ouvre une nouvelle période narrative, une autre dimension, une autre échelle de temps et d’espace.
Textes admirables sans aucun doute, mais comme le sont des meubles de belle facture. C’est beaucoup, mais pas assez.
Note:
(1) On lira de François Hartog, au Seuil: Régimes d’historicité et Evidences de l’histoire (avec un chapitre sur Michelet et un autre consacré à l’histoire récit, qui s’arrête notamment sur Braudel); de Reinhart Koselleck: Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques (édition de l’EHESS)