Dictionnaire des lieux sebaldiens (17): Saint-Pétersbourg

23 février 2010

W.G. Sebald, D’Après Nature

«Cronstadt, Oranienbaum, Peterhof
et pour finir, dans le vide torricellien
un bâtard de trente-quatre ans,
déposé dans le delta marécageux de la Neva,
Saint-Pétersbourg sous la forteresse,
nouvelle capitale russe,
effroyable pour un étranger,
rien d’autre que l’éruption d’un chaos,
des bâtiments qui s’enfoncent
à peine édifiés, et nulle part une perspective droite.
Agencés selon le nombre d’or,
les quais et les ponts, les rues et les places,
les lignes de fuite, les façades et les rangées de fenêtres
n’émergent que lentement
du vide sonore de l’avenir
pour imposer un plan éternel à une ville née
de l’angoisse devant l’immensité de l’espace,
surpeuplée, grouillant d’Arméniens, de Turcs, de Tatars,
de Kalmouks, de Suédois immigrés,
d’Allemands, de Français et des corps
mutilés, torturés à mort,
des criminels pendus,
exhibés tout au long de l’avenue. »

(Traduction Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, p.39)

Alexandre Pouchkine, Le Cavalier de bronze, Prologue

«  Et il songeait
D’ici nous menacerons la Suède,
Ici, une ville s’élèvera
Pour narguer l’impudent Suédois,
Nous percerons, d’un seul élan
Une fenêtre vers l’Occident,
Sur la mer nous nous ancrerons.
Alors, portés par des vagues neuves,
Les pavillons du monde entier
Viendront avec nous festoyer. »

(traduction Léonid et Nata minor, Edition des Syrtes, p.129)

Le Cavalier de bronze, Première partie:

«  En cette année
Régnait encore sur la Russie,
Dans toute sa gloire, le tsar défunt.
Il se tenait sur son balcon,
Pensant que des projets divins
Les tsars ne peuvent avoir raison.
Et là, assis, l’air accablé,
Il contemplait l’inondation.
Les places devenaient des estuaires,
En elles dévalaient en rivières
Les rues en pente et le palais
Semblait une île désolée… »

(p.139)

A quelques années de distance, deux regards et deux trajectoires se croisent en ce lieu.

En fondant sa nouvelle capitale Pierre le Grand (1682-1725) ouvre à la Russie sa « fenêtre vers l’Occident » qu’il regarde avec des yeux de prédateur. Une vingtaine d’années plus tard, dans un mouvement inverse, Georg Wilhelm Steller, fraîchement débarqué d’Allemagne, ne voit dans Saint-Pétersbourg qu’une porte de l’Orient, un moyen de fuir la carrière promise à l’université, la vie bourgeoise au coin du feu, la certitude du professeur en chaire.

L’arrivée du naturaliste allemand dans le port est l’occasion pour Sebald d’écrire une nouvelle variation sur la catastrophe urbaine. A peine bâtis (la scène se déroule au début des années 1730) les immeubles et les quais menacent déjà de s’enfoncer sous terre et sous l’eau, frappés par un dieu courroucé et vengeur qui aurait vu s’élever là une nouvelle Babel, une autre Sodome, une autre Gomorrhe.

Quelle est la faute ici? Moins peut être la démesure de l’ambition que le froid calcul qui fit naître Saint-Pétersbourg des eaux marécageuses du delta, comme si ce dernier n’existait pas et qu’il s’agissait d’une plaine fertile à l’abri des tempêtes. C’est le triomphe de l’abstraction qu’a dénoncé plus tard toute une tradition hostile aux révolutions trop radicales (son grand théoricien: Burke et ses Reflections on the Revolution in France, 1790). L’idée que le monde est une table rase, une page blanche sur laquelle on peut tracer les figures les plus complexes et faire naître les symétries les plus audacieuses: le rêve des philosophes, des bureaucrates et des ingénieurs au service du despote éclairé.

Un plan radial, des rues au cordeau, des bâtiments comme à la parade, la pierre partout : une ville nouvelle sur le modèle de la ville nouvelle de l’époque, Versailles, dont l’imitation la plus aboutie se trouve en périphérie, à Peterhof; Pierre-le-Grand dans les pas de Louis XIV.

Au départ, ce ne sont pourtant que marais sablonneux traversés par les bras de la Neva, eux-mêmes séparés par des îles inondables couvertes de forêts, et puis le 16 mai 1703, après avoir pris le lieu aux Suédois lors de la seconde guerre du Nord (1700-1721), le tsar pose la première pierre de la forteresse Pierre-et-Paul; mais bientôt une autre s’avère nécessaire sur l’île de Cronstadt pour protéger l’entrée du delta, avant que les chantiers navals se mettent à construire la nouvelle flotte. Du bâtiment de l’Amirauté s’ouvrent alors deux « perspectives », comme un compas, et une ville garnison émerge, une Venise du Nord autour son arsenal qui enserre les courbes du fleuve, le prive de ses plaines inondables naturelles et le rend indomptable en cas de crue. Bien conscient de ces dangers, Pierre le Grand décide malgré tout, ou plutôt pour toutes ces raisons, dans un geste de défi à la nature et à la tradition, d’en faire sa capitale. Elle est baptisée en 1712, d’un nom qui enveloppe le tsar régnant d’une aura d’apôtre.  Mais Pierre a d’autres projets encore pour sa ville, qui dépassent de loin le renforcement de son propre pouvoir: en détrônant la trop archaïque et trop religieuse Moscou, elle doit ancrer son pays en Europe et devenir le coeur de la Russie moderne qui irriguera d’idées nouvelles et de réformes le reste de l’immense territoire. C’est donc la ville d’un pouvoir absolu, dont l’arbitraire s’est perpétué par la suite et se lit jusque dans les changements successifs de toponyme: Saint-Pétersbourg (1712-1914), Petrograd (1914-1924), Leningrad (1924-1991), Saint-Pétersbourg à nouveau depuis la disparition de l’URSS.

Dans l’oeuvre de Sebald elle n’est qu’un des exemples délirants de ces constructions modernes qui semblent porter dans leur plan-même l’idée de leur propre croissance infinie et de leur propre ruine. On trouvera dans les quarante première pages d’Austerlitz les développements les plus complets sur l’irrationalité qui présida à l’édification des places-fortes, gares, palais de justice et autres bibliothèques qui se sont multipliés depuis le dix-septième siècle sur le continent européen.

Austerlitz, p.23

« (…) il était possible de reconnaître que vers la fin du XVIIème siècle les différents systèmes avaient fini par se quintessencier pour donner naissance à un plan privilégié, une étoile à douze branches avec contrevallation, sorte de parangon déduit d’à partir de la section dorée, qui effectivement, ainsi qu’on s’en rendait compte aisément en voyant l’intrication extrême des ébauches et esquisses dressées dans le but de fortifier des sites tels que Coeverden, Neuf-Brisach ou Saarlouis, parlait à l’esprit du dernier des profanes, conquis par l’évidence de ce qui ne manquait pas d’apparaître à la fois comme l’emblème du pouvoir absolu et comme celui du génie des stratèges attachés à son service. Toutefois dans la pratique guerrière, les forteresses en étoile construites et sans cesse améliorées au cours du XVIIIème siècle n’avaient pas rempli leur fonction; car, enfermé comme on l’était dans ce schéma, on avait négligé que les places les plus fortes étaient par nature celles qui attirent aussi les armées ennemies les plus fortes (…) »

On imagine aussi ce qu’il aurait pu faire du chantier dantesque où périrent sans doute une centaine de milliers de semi-esclaves. Il se limite ici à l’évocation des souffrances infligées: les « corps mutilés, torturés à mort » des pauvres hères souvent déplacées de force et de loin pour construire et peupler la capitale. L’esquisse (une eau-forte) me fait penser à d’autres grands travaux de l’Europe moderne, dont Pierre Michon a fait récemment un brillant tableau en quelques touches :

« – depuis que le cardinal-duc avait fait lever, plus ou moins à coups de trique, plus ou moins à coup d’écus, des bataillons de Limousins pour construire au large de la Rochelle et autant dire alors en pleine mer de grands apparaux de guerre, des digues, des babels bien cimentées de ciment limousin, sang et boue, où lui, le cardinal-duc de Richelieu, debout sur les digues par-dessus les Limousins dans son habit de fer et de pourpre, pensait que tous les huguenots du monde viendraient se fracasser et mourir toujours, sortir de l’Histoire- »

(Les Onze, Verdier p. 35)

Le Cavalier de Bronze de Pouchkine raconte un autre malheur des temps, la grande inondation qui a frappé Saint-Pétersbourg en 1824. La catastrophe y apparaît comme une punition divine et une inévitable conséquence du despotisme hydraulique (1). La nature reprend ses droits pour un moment. Places, quais et rues redeviennent les estuaires, les îles, les rivières qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être. Seule la statue équestre de Pierre reste intacte, superbe, tandis que les victimes s’entassent, que les corps dérivent au long de la Neva une fois la tempête passée. Neuf ans après la catastrophe qu’il avait au départ sous-estimée, Pouchkine, dont le grand-père maternel était un prince africain au service du tsar, écrit un poème plein d’admiration amère, d’amour douloureux pour la ville et son bâtisseur.

Les deux textes font le procès de l’ordonnancement classique, d’une forme de rationalité instrumentale et de l’empire absolu qu’elle semble donner sur le monde. Le nombre d’or et l’obsession de symétrie ne peuvent que mener au chaos. La subversion de l’ordre apparent et le dévoilement des ombres de la raison pure imposent aux écrivains l’adoption d’un point de vue quelque peu halluciné, baroque, fantastique même, où le plan grandiose se renverse en tableau macabre, ce qu’illustre chez Sebald les pendus de la Perspective Nevski, chez Pouchkine le destin d’Eugène qui contemple le désastre juché sur la statue de Pierre-le-Grand, avant de sombrer dans la folie, poursuivi par le cavalier de bronze, et de rejoindre dans la mort sa bien-aimée Paracha.

Mais il ne faudrait pas lire uniquement ces textes comme des condamnations sans appel de la modernité occidentale. A la manière du poète russe dans son prologue, Sebald donne aussi à voir la face plus lumineuse de Saint-Pétersbourg. Comme en cette époque et en ces lieux-là le temps s’étirait d’une manière inconnue de nos jours, Steller y demeure en effet quatre années au cours desquelles il peut aussi échapper à l’agitation de la ville en attendant l’autorisation de rejoindre l’expédition de Béring. On le voit se promener dans les jardins botaniques de l’Hospice de la marine (p.40) où la contemplation de l’infinie diversité du vivant procure un apaisement précaire et précieux. Il obtient un poste à l’Académie des sciences, y fait la connaissance d’un savant aux nerfs malades, Messerschmidt, et, par son intermédiaire, de celle qui deviendra sa femme et demeurera sans nom, une fille de boulanger qui refuse finalement de le suivre dans sa quête angoissante.

Enfin il y a une autre rencontre, pleine d’augures, celle du patriarche Théophon. Peu avant de mourir, ce dernier lui livre le secret de la tendance frénétique à créer et accumuler que le naturaliste observe chaque jour chez les plantes, les animaux et les hommes, dans les jardins ou au bord de la Neva, et sous laquelle il devine qu’un vide se creuse sans fin.

D’Après Nature, p.41

« Mais tout, dit Théophon,
tout, mon fils, se mue en vieillesse,
la vie devient moindre,
tout diminue,
la prolifération
des espèces n’est qu’une
illusion, et personne
ne sait où cela mène. »

Puis, en 1736, a lieu le grand départ pour rejoindre Béring à Petropavlovsk, l’autre bout du monde, contrepoint dégradé, provincial et boueux de Saint-Pétersbourg.

Note:
(1) La thèse de Karl Wittfogel sur le despotisme oriental (1957) met en rapport la démesure des projets hydrauliques avec degré de tyrannie exercée par les régimes politiques qui ont dominé une bonne partie de l’Asie depuis des siècles. J’en ai trouvé la référence dans un beau livre étrange: Les ingénieurs de l’âme, de Paul Westermans, Christian Bourgois.
(Images: Projet de Jean-Baptiste Leblond (1679-1719) venu de France à la demande de Pierre 1er, 1717. Il ne fut pas exécuté mais Leblond put commencer les travaux du « Versailles russe », Peterhof; Pierre le Grand interroge le tsarévitch à Peterhof, Nicolas Gué, 1871; Carte du delta de la Neva, vers 1705. On distingue la Forteresse Pierre-et-Paul entre la petite île du Lièvre et l’ïle Pietrogradski; Plan de la forteresse Pierre-et-Paul; Plan de Saarlouis, dix-huitième siècle; La grande inondation de 1824, gravure anonyme d’époque; Le Jardin des plantes de Paris, gravure de Daubigny, 1842.)

PS: Un grand merci à ma haute(?)-commissaire spéciale déléguée à la littérature russe, qui se reconnaîtra.


Ecrire l’histoire (2): le détail (1)

8 décembre 2009

Avant-propos de la revue Ecrire l’histoire :

«Ecrire l’histoire, la raconter, la peindre, la filmer, la jouer, la chanter, ou encore la figurer, défigurer, reconfigurer – et ainsi toujours la penser, la repenser dans la manière dont elle s’écrit. S’écrivant, elle réengage à chaque fois la question de son sens, mais aussi de ses domaines. Soit ce qui est avéré, ce qui est « effectivement arrivé », comme disent avec Ranke les historiens positivistes, mais encore ce que les représentations du passé intègrent, reconnaissent comme des objets possibles, légitimes, découpant ainsi dans le champ infini de la réalité les frontières, à chaque moment réinterrogées, de ce qu’on nomme l’histoire »

Catherine Coquio, « Raul Hilberg et Saul Friedländer, Deux politiques du détail », Ecrire l’histoire, N°4 « Le détail (2), p.73 :

« Mais c’est l’Allemagne nazie et les Juifs, sa structure fuguée fortement signifiante, son écriture polyphonique et contrapuntique, qui me font ici parler d’écriture au sens fort. On peut le faire aussi sans abus lorsque on lit comme un diptyque La Destruction des Juifs d’Europe et Exécuteurs, victimes, témoins, livres que leur auteur a d’ailleurs référés à un modèle artistique, musical pour l’un (les composition de Beethoven, à l’opposé du brio mozartien), pictural pour l’autre : ses visites silencieuses dans les musées d’Europe auraient inspiré son désir d’écrire un jour une galerie de portraits (La Politique de la mémoire, chap. « Un art », « Le triptyque »). Et c’est dans les récits et les descriptions ramassées de son recueil de portraits, puis dans la dureté caustique de son autobiographie que l’écriture de Hilberg se révèle avec le plus d’éclat. »

Le premier numéro de la revue a été publié au printemps 2008, sous les bons auspices d’un comité d’honneur où apparaissent entre autres Stéphane Audoin-Rouzeau, Arlette Farge, Pascal Ory, Krzysztof Pomian, Anne-Marie Thiesse, Jay Winter.

« Ecrire l’histoire » parce que ne pouvant dire l’ensemble infini des faits passés (voyez déjà Joyce face à la journée de Bloom, Perec au carrefour Mabillon) l’histoire se compose, sélectionne, met en forme et qu’ainsi elle n’est jamais complètement innocente et toujours un peu poétique. Depuis 2008 donc à chaque année son thème en deux volets (printemps-automne), et après deux premiers numéros consacrés aux « émotions », les deux volumes de 2009 examinent l’usage des « détails ».

Du détail, nous dit Claude Millet dans son avant-propos, car il est toujours construit et signale les hiérarchies parfois inavouées. Ce faisant il dévoile une éthique (ou son absence quand tel fait devient « un détail de l’histoire »). Du détail aussi parce que son usage est un révélateur d’une forme de « détotalisation » du récit historien qui a en apparence renoncé depuis une vingtaine d’années aux grandes explications et aux vastes fresques indexées sur les fluctuations du temps long, pour s’attacher plus directement aux individus (mais ils étaient là autrement chez Braudel et consors), à leurs pratiques circonscrites dans un temps court et un espace restreint. La critique des sciences humaines, l’émiettement de l’histoire des années 70, sont passés par là. La microstoria aussi, même si, on va le voir, des approches nouvelles, ne renonçant ni à la petite ni à la grande échelle, ont donné naissance à des travaux qui fondent précisément leur ambition totalisante sur le souci du détail. Le réel n’est-il pas, si l’on en croit Michon, « un obus de petit calibre »?

Le troisième numéro de la revue, premier volet sur le sujet, est étrangement introuvable. Au cœur du numéro 4 paru en octobre, en une belle mise en pages (un petit format presque carré, deux colonnes par pages), il y a neuf articles: du refus des détails chez Voltaire historien, de son usage chez Dumas, dans la bande dessinée historique, dans les tableaux du peintre parodique Spitzweg etc… Une traduction d’une étude de Carlo Guinzburg (issue d’un livre à paraître en français) sur le style direct libre chez Stendhal et le défi qu’il lance à l’histoire et aux historiens.

Je retrouve aussi les deux compères Pierre Bergounioux et Pierre Michon. Un entretien avec Bergounioux, qui rattache son « tour d’esprit vétilleux » à des déterminations socio-géographique : le goût du détail, un trait des gens de peu, un tour des périphéries longtemps anhistorique, pour qui les « idées générales sont des idées de général ». Une brillante analyse des Onze de Michon par Paul Petitier (le détail comme effet de scène davantage que comme effet de réel, mise en question de toute histoire positiviste). D’autres lectures d’écrivains (Jean Rolin, Daniel Mendelssohn) complètent les incursions dans le domaine de la prose littéraire.

La dernière partie de la revue, « histoire de carte », propose trois contributions érudites sur l’histoire de la cartographie, l’histoire dans la cartographie.

Un article me retient particulièrement. Catherine Coquio compare deux politiques du détail à l’œuvre chez deux grands historiens, Raul Hilberg (mort il y a deux ans) et Saul Friedländer. Deux rescapés, deux orphelins de la Shoah.

Du premier la Destruction des Juifs d’Europe (1961) a été un de mes grands chocs de lecture et c’est à mon sens une des très grandes œuvres de l’esprit du siècle passé. Je me souviens des heures plongé dans l’univers dément et glacé de la machine d’extermination nazie, guidé par la prose d’Hilberg, d’une absolue sobriété et d’une absolue rigueur (comme un défi). Des organigrammes, des tableaux statistiques, des notes en bas de pages toujours plus fournies et plus scrupuleuses, fruits d’un travail monumental effectué dans les années 1950, par un jeune chercheur qui avait fui le nazisme, seul au milieu des montagnes d’archives allemandes.

J’ai découvert le second plus tard, et je n’ai lu pour l’instant que le premier des deux tomes de l’Allemagne nazie et les Juifs. J’ai vu et entendu Friedländer il y a deux ans à Paris, au cours d’une conférence à la Sorbonne, défendre sa méthode, expliquer comment son regard s’était déplacé des arcanes de l’Etat nazi à l’espace social tout entier dans lequel a eu lieu la catastrophe.

L’attention portée à la grande échelle (c’est-à-dire aux territoires les plus restreints, aux acteurs pris en tant qu’individus) autant qu’à la petite (l’Etat, les classes sociales) passe comme chez Hilberg, par la lecture des décrets, des discours, mais fait une part plus décisive encore aux témoignages, aux entretiens, aux journaux intimes. Elle s’appuie aussi sur l’analyse poussée (une herméneutique) des images et des gestes. L’ensemble, porté par une langue admirable, construit une phénoménologie de la persécution et de la destruction qui ne cède à aucun moment au pathos.

Catherine Coquio s’arrête en particulier sur l’usage d’une photographie par Friedländer : un étudiant hollandais, une étoile de David cousue à son costume, est fait docteur en médecine de l’université d’Amsterdam le 18 septembre 1942, une semaine avant l’exclusion prévue des juifs de l’université, et plusieurs semaines après le départ des premiers convois vers les camps d’extermination. Le détail photographique provoque l’incrédulité, l’interrogation, tout en signalant l’acte de résistance d’une partie du corps enseignant. La démarche permet de garder vive l’insurrection de l’esprit et de la morale au sein de l’œuvre de science.

Au prisme du détail, l’article fait finalement apparaître une forme de conversion de Hilberg, qui résume l’évolution de toute l’historiographie (et pas seulement celle de la Shoah) depuis les années 1950. Au seuil de ses recherches l’historien américain a d’abord fait porter ses efforts sur le choix des archives et l’analyse minutieuse des documents officiels, ce qui lui permet de montrer le caractère progressif (par paliers) du processus d’extermination, à bien des égards décentralisé et anarchique. Le souci du détail administratif et statistique était alors au service d’une histoire totale du projet nazi. Au cours des années 70-80 la lecture du Journal de Czerniakov, président du conseil juif de Varsovie, et la rencontre avec Claude Lanzmann le font basculer dans une autre politique du détail, qui donne son Exécuteurs, victimes, témoins (1994), série de portraits, de types, de « groupes » qui témoigne de sa volonté de retrouver les « gens ». Son attention se tourne vers les individus, vers leurs gestes quotidiens, impensés, révélateurs de l’ordinaire à l’œuvre dans l’extraordinaire de la Shoah. La Politique de la mémoire, l’ouvrage d’ego-histoire de Hilberg, dont l’article se nourrit largement, raconte ainsi le passage de l’histoire « d’en haut », dont aucun mécanisme ne nous est caché, à l’histoire « d’en-bas » dont aucun micro événement n’est plus jamais anecdotique. La trajectoire a pu paraître à certains comme un renoncement. Loin d’y voir un « petit livre » à côté de la magistrale Destruction, Catherine Coquio invite plutôt à les lire comme un diptyque monumental.

L’articulation du détail et de la vue d’ensemble, de la partie et du tout est en effet particulièrement lisible dans Exécuteurs, victimes, témoins. On y trouve une forme de simplicité: des catégories, des sous catégories, des personnages, des destins parfois décrits en quelques lignes, parfois en une page, parfois plus (Hitler). L’alternance rythmique (long-court, général-particulier) est soutenue par la régularité du plan (huit chapitres pour chacune des catégories, vingt-quatre en tout) et par la sobriété du style. Les transitions entre les cas, les échelles d’analyse, sont discrètes mais efficaces: les décisions et les destins personnels en apparence déconnectés prennent, une fois montés (on est pas si loin de l’art de Brecht), un sens historique, poétique et éthique. La prose de Hilberg dit une colère rentrée, pour laquelle les faits bruts valent en tant que jugement. La présentation des cas prend parfois une dimension parabolique (par où les exemples deviennent des exempla).

La première partie s’achève sur les exécuteurs non-allemands. On lit les dernières lignes :

«  Le 24 février, un incident se produisit au 19ème bataillon de Schutzmannschaft (letton). Une jeune recrue présenta une requête au commandant, le lieutenant Robert Osis, pour être mutée dans la Police de sécurité. En présence d’un des ses collègues, le lieutenant-colonel Karlis Lobe, Osis demanda au jeune homme pourquoi il préférait tuer des Juifs plutôt que de servir dans une unité régulière, au milieu de vrais guerriers. Lorsque le garçon répliqua qu’il voulait aller au front, Osis lui dit qu’aucun membre de la Police de sécurité ne se battait là-bas. Il ajouta qu’il était trop jeune pour tuer des Juifs. Si lui, Osis, accédait à sa requête, que ferait ce garçon dans dix ans, lorsqu’il rêverait de cadavres de Juifs? Sur quoi la recrue se plaignit par voie officielle, citant les commentaires méprisants que s’étaient autorisés Osis et Lobe sur la Police de sécurité. L’affaire fut portée devant les commandants allemands de la Police de sécurité et de la Police de l’ordre, responsables de la région de la Baltique-Biélorussie. Lobe fit valoir, pour sa défense, que le plaignant n’avait que dix-sept ou dix-huit ans, qu’il voulait abattre des Juifs et que lui, Lobe, lui avait dit qu’il n’était pas apte à faire ce travail. Lobe savait de quoi il parlait. Au cours de l’année précédente, il avait personnellement dirigé l’« action de nettoyage » du secteur de Ventspils et Kuldiga. » (p.164-165, traduction Marie-France de Paloméra)

Pas d’autre conclusion que le point final, et le lecteur est laissé seul face à cet imbroglio hiérarchique.

Et c’est ainsi, nous dit Catherine Coquio, qu’Hilberg rejoint ou plutôt « fraye le chemin » à Friedländer, en mettant au jour l’absurdité au cœur même du processus de destruction, ce « besoin d’habitude », cette indifférence morale, mais aussi les « incidents », les atermoiements que leur résolution bureaucratique rend encore plus effrayants et pathétiques, et que seule une analyse au ras du sol permet de voir.

On songe à d’autres catastrophes. Ce n’est pas un hasard si dans sa Révolution russe 1891-1922 (extraordinaire expérience de lecture qui fait parcourir en une vaste fresque les territoires, les classes sociales, le monde des idées, l’économie, la politique politicienne, les pratiques religieuses, culturelles, la violence toujours sous-estimée de ces années), Orlando Figes a choisi une démarche comparable à ses collègues spécialistes de la Shoah, qui mêle le désir d’embrasser l’ensemble d’un problème sur de vastes territoires et de larges périodes, tout en ménageant une place importante, décisive même, à la voix de ceux qui étaient jusque là restés sans voix.

Les Chuchoteurs, Vivre et survivre sous Staline,  son dernier travail dont la traduction française a paru cet automne, pousse encore plus loin le projet, qui semble vouloir faire sortir l’historiographie de ses gonds puisque c’est uniquement par des portraits issus des témoignages de personnes encore vivantes, recueillis par ses soins où ceux de ses assistants, que Figes rend compte de la mise au pas stalinienne de l’URSS dans les années 30.

A Hilberg et Friedländer on pourrait donc ajouter Figes. Lignée par où l’histoire se rattache, conclut l’article, à la littérature. Et Catherine Coquio de noter que l’ironie discrète et amère, la froideur apparente des description, la mise au jour des souffrances humaines oubliées – ou jusqu’alors inaudibles  – disent une désespérance immense qu’un autre historien et survivant, H. G. Adler, avait immédiatement repérée, et qu’un écrivain comme Bernhard a systématiquement cultivées. Quant à moi je comprends mieux l’admiration que j’ai portée à la Destruction des Juifs d’Europe.


Ecrire l’histoire: Pierre Bergounioux et Pierre Michon

5 juillet 2009

marat1

Les Onze, p.78

« (…) tapi dans ce grand froid et son coeur ayant froid Robespierre sortit le couteau pour raser de droite et de gauche, les modérantins et les exagérés, le beau couteau nommé Saint-Just; parce que le vent de ventôse sonne plus théâtralement que la neige qui gît doucement dans nivôse; parce qu’il n’y a pas de neige dans le tableau, mais comme un effet de grand vent, quoiqu’il n’y ait pas de vent non plus; parce que surtout vous le savez, dans un amalgame hardi, romanesque, certains ont dès l’Empire appelé ce tableau définitif Le Décret de ventôse. Non, c’était avant. Il fut commandé dans les deux mois précédant ventôse, en nivôse an II, le 15 ou le 16 nivôse, soit autour du 5 janvier 1794, vers la ci-devant Épiphanie, jour des Rois. »

Une chambre en Hollande, p.32-33:

« Descartes est tourangeau. Il a grandi sous d’aimables ombrages, auprès de murmurantes eaux, goûté la poésie. Pour lui, et non pour Kant à qui il suffisait de demeurer, la question s’est posée de savoir quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et d’abord en lui-même. Il ne s’en explique pas expressément. Comment le pourrait-il? Le sentiment de la nature n’a pas encore été thématisé. Il s’en faut d’un siècle et demi. »

A quelques semaines de distances deux récits français, chez Verdier. Ce n’est pas vraiment l’éditeur qui a imposé le rapprochement. Ni l’amitié qui unit les deux auteurs, ni leur origine (le Limousin: ce « far center » français), ni même leur exigence littéraire, leurs (bons) goûts communs (Flaubert, Faulkner, Simon) qui donnent un ton et une tenue à leurs écrits.

Surtout, ce sont deux récits nourris de la lecture de grands historiens, qui prennent pour sujet deux révolutions occidentales. Mais deux visions assez différentes, problématiques en tout cas, du cours de l’histoire.

Chambre Hollande

Un (fort) vent  braudélien souffle sur le récit que fait Bergounioux de la découverte du cogito par Descartes.

La longue durée se fait très longue:

« A l’approche de l’ère chrétienne, la Gaule chevelue dort toujours les yeux ouverts, dans la pénombre crépusculaire de ses bois. », p.8

Le déterminisme devient déterminant:

« Il n’est pas de repos, de calme persévérance en soi-même, de quant-à-soi dans les positions médianes. La situation du pays, entre le Nord et le Midi, les Alpes et l’Atlantique, l’a exposé, dès le commencement des temps historiques, en Europe, aux vues intéressées de tous ses voisinages. Il n’aura fait, depuis lors, que chercher à sauvegarder quelque chose de lui-même. C’est pour n’y avoir pas réussi qu’il s’est réfugié dans l’universalisme abstrait, cette fiction qu’il s’ingénie à donner au genre humain et à lui-même comme la réalité. », p.7-8

On croit entendre la voix du maître:

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La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II:

« Mais il est de plus grands spectacles, aux marges et au coeur de la Méditerranée. Une charnière essentielle du monde méditerranéen reste l’ancienne limite européenne de Rome, le Rhin et le Danube où la poussée catholique trouvera, au XVIème siècle, sa ligne forte: nouveau limes que les Jésuites réoccuperont avec leurs collègues et les coupoles de leurs églises à accolades. La rupture entre Rome et la Réforme s’est faite précisément au long de cette cicatrice ancienne. C’est ce qui confère, plus encore que les querelles d’États, son caractère « solennel » à la frontière du Rhin. La France du XVIème siècle, comprise entre cette ligne avancée de Rome et la ligne des Pyrénées que touche à l’extrême la poussée protestante, la France déchirée entre les deux partis aura, une fois de plus, subi le destin de sa position géographique. » (tome II, p.500 de l’édition de poche).

L’histoire de Bergounioux est un cours lent mais puissant, orienté, nécessaire, dans une longue tradition, à la fois marxiste et libérale (braudélienne en somme) qui fait marcher les hommes par-delà les catastrophes, sur les voies d’un certain progrès: l’empire romain et sa chute, la formation de l’État moderne, la civilisation des moeurs, Norbert Elias, Auguste Comte. Un régime d’historicité moderne, où le temps, pour reprendre les idées de Hartog et Koselleck (1), est en lui-même producteur de nouveauté et de progrès. On en avait déjà un aperçu saisissant dans Jusqu’à Faulkner ou dans son Bréviaire de littérature. On pourra selon l’humeur trouver ces grandes enjambées à travers les siècles d’une audace folle ou d’un ennui scolaire.

Les Onze

Chez Michon l’histoire prend une majuscule et une texture plus composite. Le récit lui-même est plus long, la construction plus habile et complexe que le travail chronologique de Bergounioux. Un peintre de petite extraction (François-Elie Corentin), un tableau mystérieux, des commanditaires aux mobiles flous et inquiétants, les Onze du Comité de salut public dirigé par Robespierre.
La flèche du temps suit un parcours plus heurté, moins lisible. Au siècle des Lumières, au moment même où le mot « révolution » perd son sens d’éternel recommencement pour ouvrir sur le jamais-vu, l' »Histoire » de Michon devient curieusement répétitive. Le « comble de l’Histoire » (p.93), c’est la Terreur, celle de 1794 bien sûr, mais avant, mais après, mais toujours: une violence anthropologique, qui vient l’homme et de ses peurs fondamentales. Sous certains aspects une histoire cyclique et sombre, aux antipodes de celle de Bergounioux, un ancien régime d’historicité dans lequel le temps n’est plus facteur de progrès mais simple contenant, cadre dans lequel se déroulent des événements (souvent des catastrophes) qui tendent à se rejouer indéfiniment.  Shakespeare (on croise Macbeth), Nietzsche.

Mais aussi et surtout Michelet: c’est l’autre face de l’Histoire selon Michon, dans une tradition plus moderne, qui va vers un accomplissement, une prise de conscience de soi. Tradition de la Geschichte, l’Histoire en soi, quasi mystique, hégélienne, qui ne distingue plus l’ensemble des faits passés de leur mise en récit, parce qu’elle se fait en se disant et inversement.

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De très grandes orgues ponctuent Les Onze :

«  C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires.
Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire. »

Point commun: Michon et Bergounioux sont à l’école de deux historiographies d’avant le tournant des années 70, d’avant la déconstruction, « l’histoire en miette », les « nouveaux objets », « les nouvelles approches ». Les historiens qui parlent dans leur écrits sont plus confiants dans leur savoir, leur langue peut-être plus exigeante (et l’on peut sans exagérer qualifier Michelet et Braudel d’historiens-écrivains, comme l’ont bien repéré Ricoeur et Hartog), mais moins soucieuse de remettre en question les grandes catégories historiques (l’Etat, la Terreur, la Raison, le Mal…) et les grandes catégories d’analyse de la profession. A cet égard la fiction de Michon est plus ambigüe, et son rapport à la réalité historique plus inquiet.

J’avoue pourtant une certaine déception. Ce qui me gêne le plus n’est pas d’ordre épistémologique, au contraire, mais nait du sentiment que les deux écrivains sont comme restés élèves, l’un parce qu’il est exagérément  fidèle, l’autre par sa volonté permanente de se détacher du récit historien pour « faire » littéraire. Les compositions sont brillantes comme deux élèves peuvent être brillants. La phrase a été travaillée, retravaillée, comme chez les plus grands, sauf qu’ici on le sent à chaque ligne, virgule, alinéa. L’un et l’autre se sont souvent comparés à des artisans, et l’on voit là des traces du burin, ailleurs la marque d’un polissage trop appuyé.  Deux récits courts, et pourtant lents, qui cherchent à durer sans y parvenir. Des tentatives pour donner sens au moindre détail, mais comme étouffées dans l’œuf,  se limitant toujours à l’allusion érudite mais finalement stérile, au traitement du sujet en somme. Michon s’en tire mieux, là aussi, même s’il laisse un goût d’inachevé.

Ainsi la construction de la forteresse de La Rochelle :

« – depuis que le cardinal-duc avait fait lever, plus ou moins à coups de trique, plus ou moins à coup d’écus, des bataillons de Limousins pour construire au large de la Rochelle et autant dire alors en pleine mer de grands apparaux de guerre, des digues, des babels bien cimentées de ciment limousin, sang et boue, où lui, le cardinal-duc de Richelieu, debout sur les digues par-dessus les Limousins dans son habit de fer et de pourpre, pensait que tous les huguenots du monde viendraient se fracasser et mourir toujours, sortir de l’Histoire- » Les Onze, p. 35

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L’évocation est puissante mais isolée. Ce n’est qu’une scène, un décor où prend place le peintre Corentin, là où la forteresse sebaldienne, au début d’Austerlitz, par la description de son expansion formidable et absurde, ouvre une nouvelle période narrative,  une autre dimension, une autre échelle de temps et d’espace.

Textes admirables sans aucun doute, mais comme le sont des meubles de belle facture. C’est beaucoup, mais pas assez.

Note:

(1) On lira de François Hartog, au Seuil: Régimes d’historicité et Evidences de l’histoire (avec un chapitre sur Michelet et un autre consacré à l’histoire récit, qui s’arrête notamment sur Braudel); de Reinhart Koselleck: Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques (édition de l’EHESS)